Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Jours tranquilles à Paris
10 mars 2017

La révolution russe en plan large

Par André Loez, Historien et collaborateur du "Monde des livres"

Le 8 mars 1917 débutait la révolution russe. Cent ans après l’événement, une floraison d’ouvrages le replace dans une temporalité plus large.

Il y a cent ans et un jour débutait la révolution russe. C’était le 8 mars, le 23 février dans le calendrier julien utilisé alors en Russie. Par milliers, des manifestantes venues célébrer la Journée internationale des droits des femmes, mais aussi dénoncer un pouvoir incapable de garantir du pain et de mener à son terme une guerre interminable, convergeaient vers le centre de la capitale, Petrograd. Signe du discrédit frappant le régime tsariste, les escadrons de cosaques qui auraient dû les disperser restaient passifs.

Renouvelés, accrus, accompagnés de grèves, les cortèges des jours suivants précipitaient la chute de Nicolas II. Le renversement saisissant d’une dynastie tricentenaire serait redoublé neuf mois plus tard par la prise du pouvoir des plus radicaux, et initialement les plus isolés des révolutionnaires, les bolcheviks. Février suivi d’octobre changeait la face de la guerre, de l’Europe et du XXe siècle.

Décloisonnements bienvenus

Si l’on doit faire un bilan historiographique de cette séquence stupéfiante, notons qu’elle n’a pas reçu, dans les deux dernières décennies, le même degré d’attention de la part des chercheurs que la période stalinienne, revisitée grâce à des archives nouvellement disponibles. Toutefois, l’étude des révolutions russes a fait l’objet de décloisonnements bienvenus.

Dans l’espace d’abord : quittant la scène centrale de Petrograd et du palais de Tauride, siège agité des institutions révolutionnaires, de nombreux travaux – hélas non traduits – ont interrogé l’événement à l’échelle de l’empire russe et de ses marges, à Moscou, Smolensk ou Bakou ; en Sibérie et le long de la Volga. Décloisonnement dans le temps, ensuite, de plus en plus d’historiens se montrant soucieux de situer « 17 » au cœur d’un cycle de troubles bien plus large, allant de la révolution de 1905 et de la Grande Guerre, longtemps négligée, aux derniers soubresauts de la guerre civile, au début des années 1920.

C’est dans cette temporalité élargie que s’inscrivent trois ouvrages publiés à l’occasion du centenaire, un très riche témoignage contemporain parcourant la Russie et l’Ukraine, et deux travaux de recherche plus classiquement centrés sur Lénine. Celui de l’historienne britannique Catherine Merridale entame son étude du chef bolchevik au temps de son exil à Zurich, en 1916. Il propose un récit détaillé de ses pérégrinations vers la Russie révolutionnaire, non dans un « wagon plombé » comme on l’a souvent dit, mais dans un train spécialement affrété et surveillé par l’Allemagne, convaincue de pouvoir affaiblir son ennemi russe en rapatriant ce pacifiste exalté.

L’auteure souligne l’étrangeté de ces accointances, entre le très autoritaire et aristocratique gouvernement impérial allemand et le militant révolutionnaire. Ses pages les plus riches restituent des aspects concrets et méconnus de la période, la difficulté de voyager dans l’Europe en guerre, le paysage interlope des pays neutres grouillant d’espions, les trafics et stratagèmes des révolutionnaires pour faire passer les frontières à leurs journaux ronéotypés : « Il y avait aussi un cordonnier à Haparanda [à la frontière suédo-finlandaise] qui pouvait coudre les précieux feuillets dans les semelles de ses chaussures de cuir. »

Austère compagnonnage

Documenté, le livre mêle toutefois témoignages d’époque et souvenirs reconstruits ; surtout, son propos, brouillon, cède quelquefois à des raccourcis interprétatifs peu nuancés : « Lénine appelait à un bain de sang », écrit l’historienne en commentant ses positions de 1915-1916. Le contraste est net avec l’étude que Dominique Colas consacre à Lénine politique. Il est en effet difficile de trouver, sur le même sujet, deux livres plus dissemblables : fourre-tout anecdotique dans le premier, épure analytique dans le second ; ici, un trop-plein de couleur locale et de seconds rôles, là, l’austère compagnonnage du verbe de Lénine comme seul protagoniste.

Il s’agit moins d’une biographie, en effet, que d’une exégèse des écrits et de la pensée du chef bolchevik, comme clé d’interprétation de la période qui vit naître le régime soviétique. Le travail vient de loin : professeur émérite à Sciences Po, Dominique Colas avait consacré sa thèse, soutenue en 1980, au léninisme. Il en prolonge les analyses à travers un plan mêlant récit chronologique et chapitres thématiques (sur le culte du chef, l’Internationale communiste ou encore l’antisémitisme). De longs passages sont consacrés aux « ennemis » de Lénine, parmi lesquels les « parasites » trop nantis, et surtout les paysans vus comme obstacles et pris pour cibles : « la répression de masse ne fut pas un accident », démontre l’auteur, soucieux de souligner la cohérence de sa pensée, le caractère performatif de ses innombrables écrits.

Cette focalisation sur l’idéologie – sa construction, son martèlement – a un coût : elle évacue la trajectoire de Lénine, ainsi que sa psychologie. L’auteur ne cherche pas à explorer les contradictions de ce dirigeant « fanatique » qui aimait pourtant les fleurs et la musique. C’est heureux, en un sens : l’homme Lénine est insaisissable autant qu’ascétique, et l’effort biographique vers lui reste souvent artificiel.

Mais, malgré la finesse des analyses, on perd quelque peu en texture à n’envisager que les écrits. Les autres acteurs de la révolution et les débats historiographiques (sur la prise du pouvoir d’octobre et sa nature de « coup d’Etat révolutionnaire », par exemple) ne figurent ici qu’en filigrane.

Chronique d’une désillusion

Pour saisir l’épaisseur du temps révolutionnaire et les effets pratiques des directives répétées de Lénine sur la « terreur de masse », on lira avec profit le beau témoignage de l’anarchiste Alexandre Berkman. D’origine russe, émigré outre-Atlantique, son activisme l’a conduit, la moitié de sa vie durant, dans des geôles américaines. Libéré et expulsé avec d’autres figures de l’anarchisme, comme Emma Goldman, fin 1919, il parvient en Russie, émerveillé à l’idée de « donner [sa] vie un million de fois au service de la révolution sociale », mais sceptique sur la façon bolchevique de construire l’avenir. Venu de l’étranger, il obtient une relative liberté de circulation qui l’amène au contact de Russes de toutes conditions et même de Lénine, qu’il juge lui aussi « fanatique ».

Le captivant Journal, qu’il tient à partir de 1920, est ainsi la chronique précise d’une désillusion, fourmillant de détails sur les souffrances des populations en ces années de famine et de pogroms, sur les exactions de la Tchéka, mais aussi sur les débats passionnés parmi les militants, ou les expérimentations artistiques et éducatives d’un Lounatcharski. Cette part lumineuse du livre permet de ne pas réduire la période à sa violence, l’élan révolutionnaire à sa trahison. Cette dernière conduira Berkman à un nouvel exil, après l’écrasement de l’insurrection de Kronstadt. A la veille de la naissance de l’URSS, « la révolution est morte, son esprit hurle dans le vide ».

Lénine, 1917. Le train de la révolution (Lenin on the Train), de Catherine Merridale, traduit de l’anglais par Françoise Bouillot, Payot, « Histoire », 400 p., 24 €.

Lénine politique, de Dominique Colas, Fayard, 524 p., 25 € (en librairie le 15 mars).

Le Mythe bolchevik. Journal 1920-1922 (The Bolshevik Myth), d’Alexandre Berkman, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pascale Haas, Klincksieck, « Critique de la politique », 450 p., 23,90 €.

Publicité
Commentaires
Publicité