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Jours tranquilles à Paris
16 avril 2017

Can Dündar : « France, pourquoi n’entendons-nous pas ta voix ? »

Par Can Dündar, journaliste, ancien rédacteur en chef du quotidien turc Cumhuriyet (La République)

Dans une tribune au « Monde », l’ancien éditorialiste du quotidien turc « Cumhuriyet » appelle la France à sortir de son silence contre l’autoritarisme du président Erdogan.

Il y a peu, un collègue journaliste français m’a appelé pour me faire une des propositions les plus intéressantes de ces dernières années : « Continuons à enquêter ensemble sur l’information que vous avez publiée et qui vous a valu la prison. » J’ai été ému et je me suis senti fébrile au téléphone car, à cause de l’information que j’avais publiée il y a deux ans, tous les ennuis du monde s’étaient abattus sur moi.

Le jour même de sa publication, notre site Internet a été censuré. Tout de suite après, Erdogan a publiquement déclaré « je le lui ferai payer lourdement », et aussitôt une instruction judiciaire fut engagée contre moi. J’étais accusé d’être « un agent », d’aider une organisation terroriste, de trahir un secret d’Etat et même d’avoir tenté de renverser le gouvernement.

Une peine de perpétuité redoublée était requise contre moi. J’ai été emprisonné trois mois, et lors de l’audience de jugement du tribunal, j’ai échappé de justesse aux balles d’un agresseur avant d’être finalement obligé de vivre en exil.

La résistance solidaire

L’information si lourdement payée révélait un délit international commis par le gouvernement turc. Elle concernait la livraison par le service de renseignement turc d’armes aux groupes d’islamistes radicaux en Syrie par les voies illégales. Nous avions publié les images de cette livraison. Le gouvernement n’avait pas pu démentir cette information, et avait déclaré qu’elle aurait dû rester secrète. Au lieu de sanctionner les véritables coupables, c’est nous qui avons été inculpés.

Le coup de téléphone venu de Paris montrait la solidarité professionnelle qu’il nous était possible d’établir à l’échelle mondiale. Avec un groupe de journalistes français, nous allions ensemble continuer à enquêter sur les implications de cette information et dévoiler l’origine et la destination de ces armes. Nous allions partager les résultats de cette investigation avec les plus importants organes de presse du monde.

Nous allions également élargir cette collaboration à d’autres informations, elles aussi censurées. Ainsi les journalistes emprisonnés allaient réaliser qu’ils n’étaient pas seuls en même temps que les régimes qui les emprisonnaient allaient se rendre compte que pour un journaliste jeté en prison, partout des centaines d’autres se dressaient pour défendre le droit à l’information, que toute tentative d’étouffer l’information entraînait, au contraire, sa plus large diffusion dans le monde entier.

Contre la coopération des pouvoirs oppressifs, la solidarité internationale des victimes de l’oppression… La résistance solidaire comme remède aux tornades populistes qui balayent notre monde…

Silence des gouvernements occidentaux

Pourtant, ces dernières années, nous avons dû nous résoudre à constater le silence des gouvernements occidentaux et surtout celui de la France, et à en tirer les leçons, tandis que le gouvernement Erdogan piétinait la démocratie, la liberté de la presse, l’Etat de droit, la laïcité, l’égalité des femmes et des hommes. Comme si la peur des réfugiés rendait muette l’Europe…

ALLONS-NOUS ASSISTER EN SPECTATEURS À LA TRANSFORMATION DÉFINITIVE EN DICTATURE RELIGIEUSE DU SEUL EXEMPLE DE LAÏCITÉ ET DE DÉMOCRATIE DANS LE MONDE MUSULMAN OU BIEN ALLONS-NOUS SOUTENIR TOUS CEUX QUI LUTTENT POUR LA LIBERTÉ EN TURQUIE ?

L’Occident, au nom de calculs à court terme, refusait de voir le piétinement de ses propres valeurs, opéré dans ses territoires les plus à l’Est et préférait ne pas entendre la lutte de ceux qui défendaient ces valeurs communes. Erdogan s’est, en partie, trouvé renforcé par ce consentement voilé de l’Europe pour, finalement, porter la Turquie au point de rupture totale de tous les liens qui la rattachent à l’Europe.

Désormais, pour nous tous, l’heure est à la nécessité de prendre une décision claire. Allons-nous assister en spectateurs à la transformation définitive en dictature religieuse du seul exemple de laïcité et de démocratie dans le monde musulman ou bien allons-nous soutenir tous ceux qui luttent pour la liberté en Turquie ?

Il y a des centaines de réponses à la question « que peut-on faire ? ». L’exemple que j’ai mentionné plus haut nous montre ce qu’ensemble, les journalistes pourraient faire.

Et les universitaires ? Erdogan a profité de la tentative de coup d’Etat de juillet 2016 et pris pour frapper l’université, qu’il considère comme le foyer d’idées oppositionnelles, en révoquant plus de mille universitaires. Pourquoi les universités françaises ne leur ouvriraient-elles pas leurs portes ?

Envoyer une délégation

Les deux coprésidents du troisième plus important parti et dix de ses députés sont en prison. Pourquoi le Parlement français ne pourrait-il pas envoyer une délégation leur rendre visite en prison ? Pourquoi cette délégation ne pourrait-elle pas rencontrer leurs familles pour leur transmettre un message de solidarité ? Pourquoi les villes dont les députés sont les élus, ne pourraient-elles pas être jumelées avec des villes françaises pour tisser ainsi un lien de solidarité entre les peuples ?

Les artistes et créateurs de Turquie sont soumis à une lourde oppression. Leurs statues sont détruites, leurs théâtres agressés, leurs films censurés, n’y a-t-il rien que les artistes et créateurs français ne puissent faire pour leur manifester un soutien solidaire ?

Les avocats, les juges, les procureurs sont en prison… Leurs collègues de France ne peuvent-ils venir suivre leurs procès et ainsi se solidariser avec eux ?

EN TURQUIE, LA DÉMOCRATIE LAÏQUE S’OPPOSE À L’ISLAM POLITIQUE ET LE PEUPLE ÉPRIS DE LIBERTÉ RÉSISTE AU DESPOTISME

Les journalistes qui se dressent contre le cercueil en béton dans lequel Istanbul risque d’être enfermée, les organisations féministes qui luttent contre l’exclusion des femmes de la vie publique et sociale, les étudiants qui luttent contre l’exclusion des professeurs de leurs universités, les syndicalistes qui s’obstinent à manifester malgré toutes les interdictions, tous, ils ont besoin de soutien.

Le monde occidental, au lieu de croire que la Turquie se résume à Erdogan, devrait exprimer toute sa solidarité avec l’opposition sociale qui, chaque jour, résiste courageusement. L’exemple de la Syrie nous le rappelle : dans ce monde globalisé, quand le feu prend quelque part, il peut rapidement se transformer en incendie généralisé. En Turquie, la démocratie laïque s’oppose à l’islam politique et le peuple épris de liberté résiste au despotisme. Il est temps pour les peuples d’Europe de se réapproprier les valeurs qu’ils ont oubliées et de soutenir tous ceux qui se battent pour ces mêmes valeurs. La victoire sera notre victoire à tous et la défaite notre commune défaite…

Traduit du turc par Faruk Günaltay

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