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Jours tranquilles à Paris
23 avril 2017

Les Français en mode commando

Par Nicolas Santolaria

Face au sentiment d’impuissance que génère la menace terroriste, de plus en plus de civils sont conquis par l’esprit paramilitaire. Cross-fit, close-combat et stages d’entraînement connaissent un succès grandissant.

Pour des raisons évidentes de sécurité, j’ai choisi de réaliser mon premier reportage de guerre en zone de paix. J’ai donc rendez-vous en ce radieux dimanche de mars à l’embarcadère de Courseulles-sur-Mer (Calvados), pour participer à la D-Day Race, une course à obstacles organisée en partenariat avec l’armée qui propose de faire revivre le Débarquement de Normandie aux citadins en panne de sensations fortes.

Embarqués dans des Zodiac, les participants sont conduits au large pour ensuite se jeter dans l’eau froide et partir à l’assaut de Juno Beach, une plage mythique où 359 soldats canadiens sont tombés, le 6 juin 1944.

Mixant course à pied et parcours commando, la D-Day Race réunit quelque 4 000 néoguerriers survoltés et s’inscrit dans un climat de remilitarisation, où l’esprit de corps, les plongeons dans la boue et l’imprimé camouflage font leur grand retour.

« Engagez-vous », était-il écrit sur le site Internet de l’événement. La veille, j’ai récupéré mon dossard et un « uniforme » que décore la célèbre maxime de Winston Churchill : « We shall never surrender » (« nous ne nous rendrons jamais »)

De la guerre sans la guerre

Un peu inquiet de ce qui m’attend, j’arrive en trottinant devant une grande estrade où a lieu l’échauffement. Mes camarades et moi ayant rendez-vous à 12 h 18 précises, nous formons désormais une compagnie dénommée « la 12:18 ».

« Allez, les warriors de la “12:18”, on est fiers de ce que vous faites. C’est le moment d’être hargneux, un vrai soldat ! En position gainage », hurle l’animateur pour galvaniser les troupes. Les gars et les filles de ma compagnie n’ont rien à voir avec des « fana mili ». Citadins en majorité trentenaires, ils viennent là tromper l’ennui chronique d’une existence moderne saturée d’interdits.

Dans un monde où plus aucune aventure ne semble possible, la guerre figure désormais ce rituel ordalique où l’instant présent pourrait être rendu à son intensité par la possibilité immédiate de la mort.

Tout cela est bien entendu théâtralisé, puisque aucun Allemand n’est là pour nous cueillir à la mitrailleuse lourde. De la guerre sans guerre, un peu comme le café sans caféine. « On vient là pour voir ce qu’ont vécu ceux qui ont débarqué ici. C’est une façon de leur rendre hommage et aussi de s’évader », m’explique Lucas Hottin, un cariste de 25 ans qui arbore un pantalon de combat.

« La tête décide, les jambes obéissent ! »

Comme il y a une forte houle, j’apprends que la « 12:18 » ne pourra finalement pas monter dans les Zodiac. Trop dangereux. Nous nous contentons d’un simulacre de débarquement en nous jetant en hurlant dans l’eau du port.

Les épreuves s’enchaînent alors, produisant une immédiate émulsion chimique qui fait apparaître l’esprit de corps. Après nous être donné la main pour traverser un tunnel enfumé, avoir tiré en binôme des sacs de sable, sauté du haut d’un bunker, escaladé des murs de béton, nous sommes invités par deux soldats à faire cinq « burpees » (pompes + sauts) devant une immense croix de Lorraine.

Le visage plein de terre, je dois maintenant affronter les terribles « hérissons tchèques » qui se dressent sur la plage centrale, croisillons en métal au milieu desquels il faut se frayer un passage. Vient ensuite un interminable filet blanc de 95 mètres de long figurant des barbelés, sous lequel je progresse péniblement à quatre pattes. Ce long tunnel tissé de filaments soyeux fait penser à une chrysalide qui aurait le pouvoir de transformer des larves civiles en ébauches de combattants.

« Allez, la tête décide, les jambes obéissent ! Bravo, vous êtes un exemple pour la jeunesse », encourage une réserviste de la marine, pendant qu’un autre soldat joue d’un clairon de fortune. Juste après, tout ce joli monde est invité à traverser une rivière marronnasse qui sent fort le lisier.

Nouvelle communion entre l’armée et la nation

Incapable d’avancer, une demoiselle s’attire les railleries de son équipe : « On ne va pas y arriver ! Abattez-la ! » Après avoir passé un dernier mur en bois, un réserviste arrache aux participants un consentement terminal : « Vous êtes en forme ? Alors, faites-moi dix pompes ! » Tout le monde obtempère en riant, avant d’aller recevoir sa médaille. « Félicitations, bonne récup’! », martèle un officier en serrant la pogne de tous ceux qui passent à sa portée.

« ON EST UNE GÉNÉRATION QUI N’A PAS CONNU LA VIE DE CHAMBRÉE, DU COUP ÇA CRÉE UNE ENVIE. » JEAN-CHARLES PAGNOUD, FONDATEUR DE LA D-DAY RACE

Comme la D-Day Race, les courses au succès mondialisé de type Spartan Race (créée par des marines américains) ou The Mud Day instillent dans le corps social cet esprit commando, sorte de nouvelle communion entre l’armée et la nation sur fond de dépassement de soi. Sur la ligne d’arrivée, l’animateur invite d’ailleurs les participants à aller faire un tour au stand de la marine nationale, signe de la porosité croissante entre les univers civil et militaire.

Je m’y arrête un instant et récupère quelques prospectus. « Ce qui attire les jeunes aujourd’hui, ce sont surtout les forces spéciales. Comme il y a de plus en plus de reportages là-dessus à la télé, les gens sont influencés par ce qu’ils voient », m’explique le conseiller en recrutement.

Ce n’est donc pas un hasard si la réintroduction du service militaire s’est retrouvée dans le programme de campagne de plusieurs candidats. « On est une génération qui n’a pas connu la vie de chambrée, du coup ça crée une envie, ajoute Jean-Charles Pagnoud, 35 ans, fondateur de la D-Day Race. Mais il n’y a pas que ça : on a tous été percutés par le terrorisme. Les ­attentats nous ont soudain rendus vulnérables, “murderable”, pour reprendre l’expression d’un journaliste anglo-saxon. »

Il convient désormais d’être prêt

Selon une étude de l’institut britannique Demos datant de 2016, plus de 80 % des Français pensaient qu’un nouvel attentat était probable dans les six prochains mois. L’attaque du 20 avril sur les Champs-Elysées leur aura donné raison.

Pas vraiment en guerre, mais pas vraiment en paix non plus, le corps social réagit à sa manière à cet état d’urgence par une forme de mobilisation accrue de ses capacités opérationnelles.

Le film Les Combattants, de Thomas Cailley (2014), restitue parfaitement ce climat où domine l’idée que, face à une menace diffuse (crise environnementale, effondrement du système financier, attaque kamikaze), il convient désormais d’être prêt.

Depuis l’attaque du Bataclan, le 13 novembre 2015, les demandes de formation aux premiers secours ont ainsi augmenté de 40 % en Ile-de-France. La Croix-Rouge a décidé de réintroduire la technique du garrot, absente de ses enseignements depuis plus de dix ans. Et même s’il était déjà en progression auparavant, le nombre de licenciés en krav-maga, ­méthode d’autodéfense de l’armée israélienne, a fait un bond spectaculaire, passant de plus de 12 000 licenciés en 2013 à environ 17 000 en 2017.

« La sueur épargne le sang », peut-on lire sur le site de la Fédération nationale de close-combat, qui met en avant, dans son argumentaire, l’attaque dans le Thalys en août 2015 pour justifier l’apprentissage du corps-à-corps.

Le succès du « cross fit » (une gymnastique spartiate) et plus marginalement du « tac fit » (un entraînement à base de mouvements fonctionnels pour le champ de bataille) participent également de cet esprit général d’aguerrissement. « Les gens ont compris qu’ils devaient être capables de sortir de la sidération. Le monde évolue, il faut évoluer avec lui », résume Marius (Alain Alivon, de son vrai nom) ancien instructeur des commandos marine.

« Gestion du stress »

Alors que les clubs de tir font le plein, les « boot camps » sont devenus le nouvel outil à la mode pour consolider l’esprit d’entreprise. Très en vogue dans les écoles de commerce, ces stages de renforcement inspirés de l’armée américaine ont même fait l’objet d’un récent partenariat entre le Medef et le ministère de la défense.

En ­tenue de combat, de grands patrons ont été conviés à suivre un authentique stage commando pour parfaire leur « gestion du stress », leur « résilience face à l’épreuve », leur « esprit d’équipe » et leur « capacité à exprimer leur leadership dans un univers méconnu ».

Plus de 4 000 personnes ont participé à la D-Day Race organisé dans le Calvados fin mars. | JULIEN POUPART / HUGO EVENTS

Dans un contexte économique et social chaotique, l’armée figure désormais cette structure où l’on apprend à conserver ses capacités d’action intactes malgré le stress.

C’est à ce savoir-faire que Fabien Gardanne, PDG de la société de traitement du bois ACEH, a voulu faire ­appel pour motiver ses commerciaux : « Dans le travail, on finit souvent par s’installer dans un confort dont on a du mal à sortir. Pour pousser mes gars à se dépasser, je les ai inscrits à un stage organisé par des anciens des forces spéciales. On a toujours l’image du militaire bourrin, or ils savent très précisément activer les ressorts qu’il faut pour amener les gens à trouver de nouvelles ressources. Pendant trois jours, on a couru, rampé, fait des pompes, on s’est battus à mains nues… A la fin du stage, quand ils ont reçu leurs médailles, beaucoup avaient les larmes aux yeux. Le mois qui a suivi, le chiffre d’affaires a ­augmenté de 20 %, et le soufflé n’est toujours pas retombé. »

« CHEZ NOUS, LES FILLES PORTENT TOUTES LA MÊME CHASUBLE NOIRE. DU COUP, ELLES NE SE REGARDENT PAS, NE SE COMPARENT PAS. C’EST COMME À L’ARMÉE. » MATTHIEU NOUDELBERG, FONDATEUR DE BOOT CAMP GIRLS

L’armée a même fini par représenter le sanctuaire de valeurs humaines bafouées. Dans un monde structurellement individualiste, le commando serait ce groupe humain forgé dans les épreuves où la solidarité ne se dément jamais.

« Esthétisation de la guerre »

Fondateur de Boot Camp Girls, un club de « cross training » parisien où les filles s’endurcissent et ­apprennent à se défendre, Matthieu Noudelberg voit dans ces valeurs militaires une réponse aux excès égotistes des individus : « Chez nous, les filles portent toutes la même chasuble noire. Du coup, elles ne se regardent pas, ne se comparent pas. On travaille en binôme, avec un esprit d’entraide. Si l’une manque de souffle, l’autre essaiera de l’épauler. C’est comme à l’armée. Si ton binôme se prend une balle, tu ne vas pas le laisser mourir sur le champ de bataille. »

Quant au bivouac, il matérialise désormais un idéal d’existence frugale, ascétique, presque un repos de l’esprit en ces temps d’hyperchoix. « Vos repas sont même servis sous forme de rations ! », peut-on lire sur le site qui fait la promotion d’un week-end boot camp.

« Il y a aujourd’hui une ludicisation de la chose guerrière. D’un côté, la population est coupée des réalités militaires en raison de la professionnalisation des armées, et de l’autre, on lui présente les forces spéciales et leur matériel high-tech comme quelque chose de sexy, de désirable. C’est une façon de fabriquer un mouvement d’esthétisation de la guerre qui contribue à en faire oublier la réalité », explique le sociologue Laurent Trémel.

Tous ces éléments mis bout à bout dessinent les contours d’un climat paramilitaire aux allures de « wargame » géant, des jeux de guerre qui ont pour particularité d’être aussi futiles que sérieux. Mais, comme le fait remarquer justement un de mes camarades de la « 12:18 » pendant que nous patientons pour prendre notre douche : « On n’est quand même pas en Syrie… »

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