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Jours tranquilles à Paris
17 mai 2017

Les Fantômes d’Ismaël, ou la mythologie de Desplechin en « version française »

Par Isabelle Regnier

Le film du cinéaste devenu figure de l’auteurisme à la française ouvre le festival de Cannes, mercredi, dans une version écourtée par rapport à l’originale.

Pour ouvrir la soixante-dixième édition du festival de Cannes, mercredi 17 mai, Thierry Frémaux a choisi de montrer Les Fantômes d’Ismaël dans une version que son auteur, Arnaud Desplechin, qualifie de « française ».

D’une durée d’une heure cinquante, c’est celle que le distributeur du film, Le Pacte, présente dans la grande majorité des salles de l’Hexagone. Une autre version existe, plus longue de vingt minutes, que Desplechin nomme « version originale », ou « director’s cut ».

Moins rentable a priori puisque sa durée réduit mécaniquement le nombre de séances possibles dans une journée, elle est visible dès aujourd’hui à Paris, au cinéma du Panthéon, et ailleurs en France dans les salles qui en ont fait spécifiquement la demande. C’est celle-là, en outre, qui sortira aux Etats-Unis.

Le cinéaste a beau revendiquer les deux versions comme siennes, les termes qu’il emploie pour les qualifier l’une et l’autre sont éloquents. Comme est éloquent le choix opéré par le directeur du festival. Cette situation inédite, emblématique de l’évolution des rapports de forces entre l’art et le commerce à Cannes et partout ailleurs, confirme Arnaud Desplechin, chef de file du jeune cinéma des années 1990 devenu figure tutélaire de l’auteurisme à la française, dans sa position de perturbateur endocrinien du système.

Deux ans après la fronde qu’il avait initiée en choisissant de montrer Trois Souvenirs de ma jeunesse à la Quinzaine des réalisateurs où l’avaient suivi Miguel Gomes et Philippe Garrel, plutôt qu’en sélection officielle, dans la section Un Certain regard, il continue de jouer les trouble-fête – aux dépens des programmateurs de salles, des critiques et des spectateurs qui se retrouvent, eux, dans une drôle de confusion.

Deux versions, deux films

Car en dépit du fait qu’elles portent le même titre, la « v.o. » et la « v.f. » sont bel et bien deux films différents. A partir d’un même tronc commun long d’une bonne heure, tous deux racontent les tourments d’Ismaël, double de l’auteur que vient hanter, alors qu’il travaille au scénario d’un nouveau film, le spectre de son premier amour.

Mais alors que le premier a la forme aboutie, complexe, sophistiquée d’un autoportrait du cinéaste en miettes, le second, resserré sur le trio de stars formé par Mathieu Amalric, Charlotte Gainsbourg et Marion Cotillard, laisse l’impression d’une œuvre déséquilibrée, dont la nécessité ne semble pas aussi évidente.

Quand bien même elle ne sera vue que par une minorité de spectateurs, nous nous appuierons donc, pour évoquer ce onzième long-métrage d’Arnaud Desplechin, sur sa « version originale » dont les ramifications nous paraissent bien plus fertiles.

Les fantômes d’Ismaël commence comme un film d’espionnage. Des diplomates français parlent d’un certain Paul Dedalus, dont personne ne semble savoir ce qu’il est devenu. Jeune homme brillant, surgi de nulle part un beau jour, il a enchaîné les postes diplomatiques dans les régions les plus troubles de la planète, disparaissant et réapparaissant régulièrement, sans crier gare. Serait-il un espion ?

De même qu’Antoine Doinel fusionnait à l’écran les personnalités de Jean-Pierre Léaud et de François Truffaut, Paul Dedalus est ce personnage récurrent de l’œuvre de Desplechin qu’a longtemps incarné son acteur fétiche, Mathieu Amalric.

Dispositif en forme de poupées russes

Dans Trois Souvenirs de ma jeunesse, le jeune Quentin Dolmaire en proposait un nouvel avatar, le souvenir que Dedalus, arrivé au seuil de la cinquantaine et toujours interprété par Amalric, gardait de lui-même adolescent. Il revient ici doté d’un nouveau statut, celui de double fictionnel d’Ismaël, un réalisateur qui a les traits de Mathieu Amalric et dont le nouveau scénario s’inspire de la vie de son frère Ivan, un personnage joué par Louis Garrel.

A partir de ce dispositif en forme de poupées russes, Arnaud Desplechin réactive sa mythologie – ses personnages, son dialogue avec la Bible, Homère, Joyce, Shakespeare, avec l’histoire de l’art, du cinéma, de la psychanalyse, des religions… – en la réagençant sous forme nouvelle, plus réflexive que jamais.

Ismaël est veuf. Carlotta, sa femme, a disparu il y a vingt ans sans laisser de traces. Il a fini par la déclarer morte. Désormais amoureux de Sylvia (Charlotte Gainsbourg) et en proie à des cauchemars violents, il se bourre d’alcool et de médicaments pour échapper au sommeil.

La nuit il écrit, quand il ne répond pas aux appels de détresse de Bloom (Laszlo Szabo), le père de Carlotta, grand cinéaste juif rongé par la perte de sa fille, hanté par la mémoire de la Shoah. Alors qu’il passe quelques jours avec Sylvia dans sa maison de la côte Atlantique, Carlotta (Marion Cotillard) refait surface et son frêle équilibre vacille.

Désertant le tournage de son film, Ismaël se terre dans la maison de son enfance, à Roubaix, tandis que le récit explose et voit se dédoubler, comme dans Vertigo, les reflets de ses personnages. Ceux-ci apparaissent pour ce qu’ils sont : des virtualités requalifiables à l’infini. Tout est affaire de perspective, comme le clame Ismaël en pleine crise maniaque, qui n’hésite pas à qualifier Jackson Pollock de peintre figuratif, et à considérer son tableau Lavender Mist comme une réinterprétation des Demoiselles d’Avignon.

Comme dans la tête d’un fou

Si Carlotta renvoie à cette femme au destin tragique qui hantait Madeleine, le premier des deux personnages que jouait Kim Novak dans le film d’Hitchcock, elle s’est aussi fait appeler Esther à une période de sa vie, reprenant à son compte le nom de l’amoureuse de Dedalus dans Comment je me suis disputé ma vie sexuelle et Trois souvenirs de ma jeunesse. Le nom d’Ismaël, lui, renvoie au fils d’Abraham et de sa servante Agar, dont l’Ancien testament et le Coran proposent des interprétations toutes différentes.

Autour de Bloom, Carlotta, Ivan, Ismaël, Sylvia et de leurs avatars, autour de Swy, producteur flamboyant (Hippolyte Girardot, génialement survolté), et d’Arielle (Alba Rochwacher), l’actrice qui couche avec Ismaël et joue la femme de Dedalus, les segments narratifs se télescopent comme dans la tête d’un fou.

Dans cet état de confusion, de trop-plein narratif qui flirte parfois avec le grotesque, s’esquisse un commentaire du processus créatif d’Arnaud Desplechin, cinéaste vampirique dont la vision se coule dans des formes empruntées à la vie de ses proches.

A défaut de provoquer le vertige, l’obstination qu’il met, tel une Pénélope, à remettre inlassablement ce même petit monde sur le métier, sidère autant qu’elle impressionne. Comment assumer plus crânement ce geste, de fait, qu’en fournissant comme il l’a fait deux versions d’un même film ?

« Les Fantômes d’Ismaël », film français d’Arnaud Desplechin. Avec Mathieu Amalric, Charlotte Gainsbourg, Marion Cotillard. (1 h 50 ou 2 h 10)

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