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Jours tranquilles à Paris
21 mai 2017

« 120 battements par minute » bouleverse le Festival de Cannes

Par Isabelle Regnier

La tragédie de Robin Campillo chronique magistralement la lutte spectaculaire d’Act Up-Paris, au début des années 1990, pour rendre visibles les ravages du sida.

SÉLECTION OFFICIELLE – EN COMPÉTITION

Une heure déjà qu’on est sorti de la projection, et nos cœurs sont encore contractés du choc qu’ils ont reçu. Des rivières de larmes ont inondé, samedi 20 mai au matin, le Grand Théâtre Lumière à Cannes. De loin en loin, on entendait des sanglots. Attendu comme un des moments forts de ce Festival, 120 battements par minute, de Robin Campillo, cette chronique de l’aventure d’Act Up-Paris au début des années 1990 remporte magistralement son pari périlleux.

En fusionnant chimiquement l’intime et le politique, elle chante la tragédie de cette jeunesse terrassée qui retrouva l’espoir dans la chaleur du groupe et la découverte de sa puissance de feu, et dont la joie nouvelle, intense, se heurtait de plein fouet à la machine de mort de l’épidémie et aux forces réactionnaires complices de la société dans laquelle elle explosait.

Anciens militants d’Act Up, Robin Campillo et son co-scénariste Philippe Mangeot s’inspirent de leur expérience de ces années noires où l’AZT et les autres traitements existants permettaient de freiner le développement du virus sans lever la menace de mort qui pesait sur les séropositifs.

Créée en 1989 sur le modèle de l’association américaine Act Up, née deux ans plus tôt, Act Up-Paris se donnait pour mission de rendre visible, par des actions spectaculaires et des slogans ravageurs, le sida, le combat des malades, l’existence des minorités les plus massivement touchées – gays, lesbiennes, trans, prostitué(e)s, toxicomanes, prisonniers…

« Des molécules pour qu’on s’encule ! »

Siège politique de la guerre, le corps est à la fois la cible de la maladie et l’arme pour la combattre. Et c’est toute la justesse du film que de s’aimanter à ceux de ses acteurs, refusant les séductions que l’esthétique d’Act Up auraient pu lui inspirer. Au long de ses deux heures vingt qui passent à une vitesse folle, ce biopic d’un corps collectif sauvage luttant contre un monstre mortel déploie une trame mélodramatique d’autant plus explosive qu’elle est minimaliste : hésitante et fragmentée comme ne peut qu’être la naissance d’un amour métastasé par le sida, et fondue par ailleurs dans le combat de l’association.

L’histoire de Nathan (Arnaud Valois), nouveau venu aux réunions hebdomadaires, séronégatif, et Sean (Nahuel Perez Biscayart), militant de la première heure confronté aux premiers signes de la maladie, est indissociable, de fait, de celle du mouvement dans laquelle elle éclot, des prises de parole, de la tension et de la joie qui s’y nouent.

Jeter des sacs de faux sang au visage de l’ennemi, qu’ils soient représentants de l’inerte Association française de lutte contre le sida, émanation du pouvoir étatique, ou d’un laboratoire pharmaceutique qui fait primer ses intérêts commerciaux sur la vie des malades, tétaniser au passage les flics qui n’osent pas vous toucher de peur que c’en soit du vrai, se rouler des pelles dans la cour d’un lycée où le proviseur refuse d’installer des distributeurs de préservatifs, brandir des pancartes où est écrit le slogan « Des molécules pour qu’on s’encule ! » : toutes ces actions vont dans le même sens d’une politisation de l’intime, que prolonge fièrement la mise en scène.

Rarement scène de sexe aura tant exprimé d’amour que celle qui se déploie, longuement, sensuellement, tendrement entre Nathan et Sean, dont les corps continuent de se pénétrer tandis que leur conversation sur l’oreiller commence à les recouvrir en « off ».

« La communauté sida »

Dans le petit amphi éclairé au néon où se soude une communauté transcendant les classes sociales, les nationalités, les genres et les statuts sérologiques (« la communauté sida », comme l’appelait Didier Lestrade, figure de proue du mouvement), la parole s’investit d’une puissance politique inédite et joyeuse.

Symptôme d’une vitalité exacerbée par la menace de la mort, cette joie infuse toute la première partie du film qui, l’hymne Smalltown Boy de Bronski Beat en bandoulière, rend justice à l’inventivité de cette association flamboyante dont les actions subversives restent encore dans les mémoires, et au savoir que fabriquaient collectivement en son sein tous ces « ignorants », pour reprendre une terminologie de Jacques Rancière.

Là encore, c’est par les corps que tout passe, corps jeunes, débordant de vie, qui se cabrent dans la rue sous les assauts des policiers, qui pénètrent en trombe dans des institutions pour en saccager l’ordre, qui exultent la nuit sur le dancefloor au son d’une B.O. forgée dans la house du début des années 1990.

Inscrivant l’histoire d’Act Up-Paris dans ses interactions avec les autres grands acteurs de la lutte contre le sida en France, le film n’occulte rien des ratés, des tensions internes, des conflits que la maladie et l’angoisse rendaient d’autant plus cruels. La mort frappe évidemment, et à son approche, la joie finit, rappelant ces jeunes gens hier encore si fougueux à leur solitude scandaleuse face au crime odieux qui avance face à eux.

Mais c’est moins son travail qui arrache toutes ces larmes que le requiem qu’entonnent les vivants autour des défunts, en faisant de leur dépouille, parce qu’ils n’ont pas le choix, l’instrument déchirant d’une nouvelle action politique. L’image d’Adèle Haenel, le poing levé, le visage cramoisi, les yeux remplis de larme, qui n’arrive plus, tant elle suffoque, à scander ses slogans, est la plus bouleversante icône de ce début de Festival.

Film français de Robin Campillo avec Nahuel Perez Biscayart, Arnaud Valois, Adèle Haenel (2 h 20). Sortie en salles le 23 août. Sur le Web : distribution.memento-films.com/film/infos/80

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