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Jours tranquilles à Paris
31 mai 2017

Le monde idéal de Fernand Léger

Par Philippe Dagen

Le Centre Pompidou-Metz propose, en une soixantaine de toiles, une initiation exemplaire à l’œuvre du peintre.

A intervalles réguliers, les musées français commémorent Fernand Léger (1881-1955). En 1997, une large rétrospective était montrée, à Paris, au Centre Pompidou et, en 2004, une autre, plus brève, au Musée des beaux-arts de Lyon.

Cette année, c’est au Centre Pompidou-Metz, où une soixantaine de toiles, régulièrement réparties du cubisme aux dernières années – de manière à donner une vision complète et condensée à la fois – ont été rassemblées. Cet assemblage, qui doit beaucoup à la collection du Musée national d’art moderne et à quelques musées américains et européens, propose ainsi une initiation exemplaire à Léger, à sa beauté rationnelle et à son idéalisme.

A chacune de ces expositions, les mêmes conclusions reviennent en effet. Léger est d’une stabilité, d’une logique et d’une clarté impeccables. Il inscrit dans des formes définies par la géométrie des lignes et l’intensité des couleurs ses équations picturales. Toutes sont des formules algébriques du moderne, qui peuvent s’énoncer ainsi : des figures humaines tubulaires + des rectangles ou des cercles de couleur pure + des signes simplifiés de machines + (éventuellement) des lettres ou des chiffres = le XXe siècle.

A l’intérieur de ce code, de nombreuses variations se proposent. Les figures humaines peuvent indiquer des activités diverses : pilotage d’un remorqueur, imprimerie, mécanique de précision, construction métallique. Ce sont des activités que Léger, conformément aux habitudes de son époque, tient pour nécessairement masculines, les figures féminines étant baigneuses, cyclistes ou amoureuses.

Une cohérence inattaquable

Quels que soient leur sexe et leur emploi, ces êtres humains se schématisent en courbes et ovales traités en grisaille ou dans des nuances pâles, presque blanches. Les visages, quand ils sont indiqués, ne suggèrent aucun sentiment particulier : femmes et hommes se définissent par leurs fonctions sociales et professionnelles.

Autres variations fréquentes : celles qui alternent entre la géométrie stricte de plans de couleur uniforme délimités au compas ou à l’équerre et la géométrisation d’objets qui s’y prêtent particulièrement – rouages, chaînes, pignons, disques, tubes, bouées, pylônes, etc.

La première, abstraite, relève d’un exposé des principes : à la base de toute technologie, il y a les mathématiques, leurs schémas et leurs calculs, que cercles et angles droits symbolisent efficacement. La seconde, semi-figurative et allégorique, énumère les applications techniques les plus récentes des sciences exactes.

Tout cela est d’une cohérence inattaquable. Léger compose sa toile avec méthode et précision, comme un ingénieur concevant un nouveau modèle d’hélice. Autrement dit, son style est intrinsèquement moderne, bien plus que les expériences visuelles de Matisse, sensibles et subjectives, et bien plus que les inventions déchirantes de Picasso.

Allégories de l’époque et de son esprit

Dans l’entre-deux-guerres et jusqu’à sa mort, Léger s’affirme comme le peintre de la modernité du monde occidental par excellence, titre que ne pourraient lui disputer, en France, que Robert Delaunay et, aux Etats-Unis, Stuart Davis.

Chacune de ses toiles est une allégorie de l’époque et de son esprit, du format réduit de la nature morte à de plus amples, qui tiennent du paysage, et jusqu’au très vaste Transport des forces, de près de 9 mètres de long – commande réalisée pour l’Exposition universelle de 1937 afin d’exalter le progrès, la production hydraulique de l’électricité et son transport.

Pour la même occasion, Delaunay fait en peintures et décors monumentaux l’éloge de l’aviation et des chemins de fer. C’est aussi à cette Exposition universelle que Picasso accroche Guernica dans le pavillon de la République espagnole en guerre.

Rétrospectivement, on pourrait s’étonner que Léger n’ait pas alors compris que les industries modernes servent aussi à anéantir des villes et leurs habitants et ait persisté à célébrer le progrès, sans en apercevoir les usages désastreux. De la part d’un ancien combattant de Verdun, horrifié alors par ce qu’il a vu, ce silence crée un peu de malaise. Léger n’a-t-il pas compris ce qui était en cause, ou a-t-il préféré le dogme à la réalité ?

Harmonie chromatique

Autant que la cohérence obstinée de sa conception de la modernité, sa continuité stylistique est nette. Accrochée dans un ordre principalement chronologique, la rétrospective messine peut se visiter en boucle en raison de son parcours. Après avoir descendu le temps, il faut le remonter et passer de La Partie de campagne de 1953 à La Noce de 1911. Celle-ci est un peu moins limpide, les formes y étant fracturées par le cubisme de ces années expérimentales. Mais l’équilibre des formes est aussi calé dans l’une et l’autre, réparties par bandes parallèles, verticales en 1911, horizontales en 1953. Pas question de déranger les lignes.

L’harmonie chromatique est aussi garantie : blanc, bleu sombre, rouge sombre et gris pour La Noce, et les mêmes pour La Partie de campagne, avec un ocre clair pour le ciel et le sol et le noir des troncs et des contours. Les trois primaires donc, dans des tonalités souvent étouffées, le noir et le blanc : Léger évite les dissonances et les intensités trop aigres. Il y a quarante-deux ans d’écart entre ces deux œuvres et une unité de ton flagrante.

Unité d’exécution aussi. Même dans les Contrastes de formes les plus expérimentaux de ses débuts, Léger manifeste son souci de l’accomplissement. Le modelé des volumes courbes est obtenu par l’alternance de touches de rouge et de blanc ou de bleu et de blanc, sans exceptions ni débordements. Les lignes noires continues tombent exactement où il faut. Des décennies plus tard, nul changement : la méthode commande encore et toujours, comme dans un bureau d’études ou une usine d’aviation.

Dialogue avec Le Corbusier

Et comme dans l’atelier d’un architecte, celui de Le Corbusier par exemple. A la visite de la rétrospective, on ne saurait trop conseiller de joindre, à moins d’une heure de Metz, celle de la Cité radieuse, édifiée par Le Corbusier à Briey (Meurthe-et-Moselle) dans les années 1950 et inaugurée en 1961.

Après des déboires qui ont failli aboutir à sa destruction, l’unité d’habitation a été sauvée et restaurée, à l’initiative d’une association, qui a réalisé un travail patrimonial exemplaire. Léger ayant convaincu Le Corbusier d’introduire la couleur dans son architecture blanche, Briey est éclairé d’aplats rouges, jaunes ou verts.

On y retrouve aussi les principes énoncés et appliqués par Le Corbusier au long de sa vie : géométrie orthogonale, proportions calculées au plus juste, fonctionnalité dans l’emploi de l’espace… Autant de notions qui valent pour le peintre autant que pour l’architecte, dont les relations font ici l’objet d’une exposition documentaire détaillée.

Des familles ont vécu dans ces appartements. Elles ont cherché comment aménager cet idéal et le rendre un peu plus humain. Plus encore que les détails d’exécution de la théorie corbuséenne enluminée par Léger, ce sont les traces de ces aménagements empiriques qui rendent la visite instructive.

« Fernand Léger. Le beau est partout », Centre Pompidou-Metz, 1, parvis des Droits-de-l’Homme, Metz. Du mercredi au lundi de 10 heures à 18 heures, 19 heures vendredi, samedi et dimanche. Entrée : de 7 € à 12 €. Jusqu’au 30 octobre.

« Le Corbusier et Léger. Visions polychromes », Cité radieuse, 131, résidence Le Corbusier, Briey-en-Forêt (Meurthe-et-Moselle). Tél. : 03-82-20-28-55. Du lundi au jeudi de 9 heures à 12 h 30 et de 14 heures à 17 h 30, dimanche de 14 heures à 18 heures. Entrée libre. Jusqu’au 24 septembre.

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