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Jours tranquilles à Paris
27 juillet 2017

« En France, la conversation est un art »

Vues sur la France. Des correspondants de la presse étrangère à Paris racontent leur pays d’adoption. Aujourd’hui, l’Américaine Lara Marlowe, journaliste au quotidien de Dublin « The Irish Times ».

La France et moi, c’est une histoire d’amour qui a commencé lorsque j’avais 5 ans. Ma famille habitait en Californie. Peu après la mort de mon père, ma mère s’est embarquée pour une visite guidée de l’Europe et du Proche-Orient avec un groupe de son église, confiant ses filles à d’autres membres de cette congrégation.

De son périple, elle a rapporté un sac en vinyle Air France, bourré de souvenirs. Je n’avais d’yeux que pour la petite tour Eiffel en bronze et le foulard frappé des monuments de Paris. Dès mon plus jeune âge, la France a été pour moi synonyme de beauté, d’élégance et de grandeur.

A 19 ans, j’ai pris un vol charter à Los Angeles pour Le Bourget. Lorsque je suis sortie du métro, Place de la Concorde, ça a été un émerveillement. Un émerveillement toujours recommencé.

J’ai trouvé une chambre de bonne dans le beau 7e arrondissement, en échange de cours d’anglais. Mon employeur-logeur, un médecin, s’était abonné à L’Humanité pour faire peur au vicomte qui logeait au 2e étage. Au dernier étage, je regardais la télé avec une femme de ménage espagnole et son compagnon antillais. Ainsi a commencé mon apprentissage de la société française.

J’ai découvert récemment une citation de Montaigne, gravée sur le socle de sa statue face à la Sorbonne. « Paris a mon cœur dès mon enfance, a écrit le philosophe. Je ne suis Français que par cette grande cité. Grande surtout, et incomparable en variété. La gloire de la France, et l’un des plus nobles ornements du monde. »

Cinq fois, je me suis installée à Paris. La première fois pour m’inscrire aux cours de civilisation française pour les étrangers à la Sorbonne, la plus récente, en 2013, au retour des Etats-Unis.

Perfectionnisme intransigeant

Chaque fois que j’ai quitté Paris, j’ai été malheureuse. Chaque fois, je me suis battue pour revenir. C’est à Paris que j’ai vécu la plupart de mes amours et chagrins, de mes victoires et défaites. Ma vie a suivi l’évolution de la France, depuis les premiers élans du socialisme mitterrandien jusqu’à la déprime des dernières années et la cure de jouvence de l’élection d’Emmanuel Macron. Entre-temps, j’ai souvent regretté que la gauche ne soit pas plus efficace et la droite plus généreuse.

Si je me sens chez moi en France, c’est sans doute que je partage certaines qualités, des défauts aussi, de mon pays d’adoption. Je citerai en premier un perfectionnisme intransigeant, qui nous voue à l’insatisfaction.

LA FRANCE A REFUSÉ DE SUIVRE LES PARTISANS DU BREXIT ET LES ÉLECTEURS DE DONALD TRUMP. C’EST MA FRANCE QUE J’AIME ET DONT JE SUIS FIÈRE.

Le monde entier vous envie votre art de vivre, imite votre culture, votre haute couture et votre cuisine. Nulle part ailleurs on ne vit aussi bien. Et pourtant, les Français sont souvent grincheux, voire malheureux. L’écrivain Sylvain Tesson a raison de dire que « la France est un paradis peuplé de gens qui se croient en enfer ».

Un sens très développé de l’esthétique est partie prenante de ce perfectionnisme. En France, on ne supporte pas la laideur. Un exemple idiot mais parlant : les toilettes pour femmes de l’aéroport de Roissy sont ornées de ballerines de Degas. Les toilettes publiques sont plus nombreuses et plus propres dans mon Amérique natale, mais on ne les verrait jamais décorées de fresques impressionnistes !

Les enjeux du plan de table

Quand elle est maniée par vos grands écrivains, la langue française est sublime. Mais elle se prête singulièrement à la langue de bois. Vos responsables politiques excellent dans l’art de parler pour ne rien dire. J’en ai souffert comme journaliste. C’est pour cela que j’ai été ravie quand j’ai entendu Emmanuel Macron tancer vertement Vladimir Poutine à deux reprises lors de leur conférence de presse commune, le 29 mai, à Versailles. Fini la langue de bois !

En France, la conversation est un art. Elle se déguste en compagnie, comme les mets et le vin. J’ai passé des soirées délicieuses à discuter avec des amis de droite et de gauche, fortunés et sans le sou. En tant qu’étrangère, j’échappe à leur besoin de classer politiquement. Mais j’ai appris à mêler des convives de bords politiques différents avec la plus grande précaution.

J’admire profondément les écrivains et artistes étrangers qui ont choisi la France : Apollinaire, Modigliani, Edith Wharton, Picasso, Beckett… J’ai la chance de vivre dans les quartiers où ils vivaient. Ils m’accompagnent.

Malgré quelques « hics » bureaucratiques, les Français m’ont toujours accueillie chaleureusement. Ils me demandent souvent comment ils sont perçus en Amérique. Je trouve attachant ce signe de curiosité, peut-être d’insécurité. Les Américains ne se posent jamais la question de comment les autres les voient.

Une forme de séduction

L’intérêt porté aux autres est une forme de séduction, qui en France dépasse de loin le désir sexuel. L’expression « être dans la séduction » n’a pas son équivalent en anglais. Les rapports de séduction n’existent quasiment pas en Amérique.

Qu’ils sont enrichissants, ces petits sourires, regards et actes de galanterie qui émaillent les échanges humains ! J’ai peur que cela se perde, parce que nos caractères aussi se mondialisent, parce qu’on est tous pressés, le nez sur nos smartphones…

En France, l’histoire est prenante et poignante, « noble et tragique comme le masque d’un tyran », a écrit Apollinaire. A Washington, j’ai été étonnée par la rareté des commémorations historiques. Les présidents français passent énormément de temps à inaugurer les chrysanthèmes. A Paris, où le passé est tellement présent, un correspondant étranger se doit d’apprendre l’histoire.

Deux époques en particulier passent mal : l’Occupation et la guerre d’Algérie. Il a fallu qu’un professeur américain, Robert Paxton, déterre l’histoire de Vichy pour que la vérité de la Collaboration soit établie. Il m’arrive encore d’entendre un Français traiter un autre de « collabo ». Quand il a démissionné de son poste de ministre de la justice, le 21 juin, François Bayrou a évoqué « la France [qui] a été, à d’autres époques, le pays des lettres anonymes ».

Le poids de l’histoire

J’ai été personnellement blessée par cette incapacité française à se réconcilier avec son histoire. En 2015, j’ai publié dans l’Irish Times une critique du livre L’Intifada française : la longue guerre entre la France et ses Arabes, de l’universitaire britannique Andrew Hussey.

Ce livre excellent raconte en détail ce qu’Emmanuel Macron a qualifié de crimes contre l’humanité en Algérie. Un ami proche, un écrivain français, âgé et de droite, s’est offusqué de mon article. Une brouille douloureuse s’en est suivie, qui n’a été que partiellement réparée avant sa mort.

Je comprends donc l’émotion suscitée par la remarque d’Emmanuel Macron pendant la campagne. Marine Le Pen nous a fourni un autre exemple, quand elle a exonéré la France de toute responsabilité pour la rafle du Vél’ d’Hiv.

Ma génération est celle des enfants et petits-enfants de ceux qui ont fait la deuxième guerre mondiale et la guerre d’Algérie. Bien que nous n’ayons pas vécu ces conflits, ces derniers restent présents dans nos mémoires. L’attitude appropriée serait, je crois, « ni dans la repentance ni dans le déni », comme l’a dit Emmanuel Macron lors du débat télévisé du 3 mai.

Comme un boomerang

De longs séjours dans le monde arabe m’ont donné une perspective inhabituelle sur les relations tourmentées entre la France et ses anciens colonisés. J’ai aimé surtout Beyrouth et Alger, sans doute à cause de l’empreinte que la France y a laissée.

Ayant connu beaucoup de musulmanes voilées, j’ai eu du mal à comprendre l’aversion viscérale des Français pour ce morceau de tissu sur la tête. Toutes les questions touchant à la coexistence des communautés – le port du voile et du burkini, la nourriture halal – sont devenues tellement sensibles que j’évite d’en parler.

LA LAÏCITÉ À TOUT-VA N’A PAS FONCTIONNÉ MIEUX QUE LE MULTICULTURALISME.

Pendant des années, j’ai entendu des critiques acerbes du multiculturalisme tel qu’il est pratiqué aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Les Français s’entêtaient à aspirer à l’égalité dans une République laïque et unie. Puisqu’on le disait, cela devait être vrai.

L’embrasement du Proche-Orient et ses retombées tragiques en France ont ébranlé bien des certitudes. La laïcité à tout-va n’a pas fonctionné mieux que le multiculturalisme. La France vivait dans le déni, qui revient la hanter tel un boomerang.

A l’époque où je couvrais les conflits armés, Paris et Dublin ont été mes villes refuges. Je me souviens d’avoir cherché mentalement les trous d’obus sur la façade des immeubles parisiens, quand je venais ici pour me reposer de la guerre du Liban.

Leçon d’optimisme

En janvier et novembre 2015 à Paris, en juillet 2016 à Nice, le Proche-Orient nous a rattrapés. Les chocs provoqués par ces massacres restent intacts, même si on s’y attendait. Il n’y a plus d’endroit sûr, plus de refuge. La terreur aussi est mondialisée. Chaque fois, on espère que c’est le dernier attentat, tout en sachant qu’il y en aura sans doute d’autres.

2015 et 2016 ont été des années sombres. J’ai été sonnée par les attentats à répétition en France et en Tunisie, par le crash de la Germanwings et l’incendie d’un bus transportant des retraités en Gironde. Plus rien de positif ne semblait arriver.

La conférence sur le climat au Bourget a commencé à peine deux semaines après les attentats du 13 novembre 2015. Cela relevait de la gageure, et c’était en même temps l’expression d’une foi en la possibilité d’un monde meilleur.

J’ai demandé à une étudiante irlandaise qui faisait du volontariat à la COP21 si ce n’était pas trop dur d’atteindre l’âge adulte dans un monde tétanisé par le djihadisme et le changement climatique. « Non, m’a-t-elle répondu avec un grand sourire. Je veux changer le monde. » Depuis, je garde cette leçon d’optimisme en tête. J’en ai eu besoin pendant la campagne présidentielle, affligeante par sa longueur et les failles du système politique qu’elle a révélées.

Mais le meilleur a gagné. Le soir du 7 mai, un vers de Seamus Heaney, prix Nobel irlandais de littérature (1995), m’a traversé la tête : « Une fois dans la vie… espoir rime avec histoire. »

La France s’est dotée d’un président jeune, beau, dynamique et décidé à « changer le monde ». Même si, par moments, son manque d’égards pour la presse m’inquiète, je reste confiante. A l’issue d’une période difficile, la France a refusé de suivre les partisans du Brexit et les électeurs de Donald Trump. C’est ma France que j’aime et dont je suis fière. J’ose croire qu’elle peut enfin changer pour le meilleur.

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Lara Marlowe

Née en Californie en 1957, l’Américaine Lara Marlowe a été correspondante du « Financial Times » et de « Time Magazine » à Beyrouth, avant d’être nommée, en 1996, chef du bureau parisien de l’« Irish Times », le quotidien de référence en Irlande. Cette spécialiste de la politique française a également couvert une douzaine de conflits armés. Elle est revenue à Paris en 2013 après avoir couvert le premier mandat de Barack Obama à Washington.

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