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Jours tranquilles à Paris
30 juillet 2017

Virginie Despentes, anatomie d’un phénomène

Par Laurent Telo

Le tome III de sa trilogie « Vernon Subutex » est déjà un gros succès. Quatorze ans après « Baise-Moi », la romancière est membre de l’académie Goncourt, pacsée… Rangée ? Moins tourmentée disent ses proches. Mais toujours enragée.

Vu la densité tokyoïte de son carnet de bal de promo, le « Phénomène » aurait pu faire le job comme à Hollywood ; boucler l’affaire en deux jours dans une suite surclimatisée entre une maquilleuse tendue comme son string et une corbeille de fruits rares, endiguer proprement la procession des fourmis-journalistes, dix minutes chrono par tête de pipe et l’attachée de presse qui vous monte à cru si vous faites semblant de zapper le gong.

Sauf que là, pas du tout, ça se passe chez elle, dans une barre d’immeubles tristoune au-dessus du Bricorama de Belleville-Buttes-Chaumont. Avec Tania, sa compagne en bermuda, et Philomène, son chien qui galope après la ba-balle sur le faux parquet du séjour. Et qu’on est le dixième intervieweur au long cours qui se radine avec LA question qui tue – « Devenir lesbienne vous a-t-il rendue meilleure écrivaine ? » qui n’est en fait que la énième question qui saoule gentiment –, reste deux bonnes heures vautré dans le canap’et se fait même rouler ses clopes.

« En fin de promo, t’en as marre de toi-même »

Ce n’est plus de la promotion, c’est un sacerdoce. Malgré un cerveau assiégé, le Phénomène littéraire français des années 2010 ne fait pas non plus sa danse du ventre avec un fusil à pompe sur les reins. Le Phénomène est dispo et malin, il a réussi à dégainer plus de couvertures de magazines que Brigitte Macron, avouez que c’était pas gagné.

Mais en fait, exposer le Phénomène en vitrine, c’est comme chevaucher une fusée de compétition, même pas besoin d’aller se ramasser des coups de boule chez Ruquier pour faire décoller le bazar. 700 000 exemplaires de la trilogie déjà écoulés en France, traduction dans onze pays et un projet de série télé dans les tuyaux. Le Phénomène dit : « En fin de promo, t’en as marre de toi-même. »

Ben, c’est-à-dire que depuis deux mois, il a répondu à tout, depuis la toxicité sociétale des enterrements de vie de jeune fille jusqu’aux bienfaits nutritifs du vote Hamon, son chouchou à la présidentielle. Manquait la marque de la pâtée de Philomène (« Elle mange du Royal Canin. Pour estomac sensible »), l’identité de son cadeau de pacs récent (« Une petite boule blanche marrante qui fait de la lumière ») et les résultats de son dernier check-up (« Je sors de chez le médecin. Là, ça va super-bien »). Le Phénomène dit : « Tous ces articles, c’est surtout pour le lecteur que ce doit être chiant, non ? »

Ben, c’est-à-dire que, depuis la sortie de Vernon Subutex 3, un an et demi d’attente messianique, les critiques déversent leur cargaison de guimauve standardisée dans la même usine à bravos. Inrocks 100 % Phénomène, quatre émissions made in France Inter, Canal +, toute la presse intello-bobo qui fait la queue… Normal.

Mais, là, même les Rouletabille du Figaro se pâment. On vous résume : quand des écrivains super mainstream accouchent péniblement de 200 pages de « touche-pipi sur mon nombril », Virginie Phénomène Despentes paraphe au lance-flammes 1 200 pages d’une puissance évocatrice fichée dans le filon atomique d’une série américaine branchée sur le courant continu de la réalité contemporaine.

« Oui, mais “Valeurs actuelles” m’a descendue »

Rougon-Macquart trash, héros givrés à visiter de l’autre côté du mouroir, besoin d’une utopie collective contre tous les consortiums, les algorithmes et les gouvernements de la Terre, en recherche d’une spécialiste du retraitement des déchets d’une société qui s’effrite sévère ; Vernon va nous refiler le plan de la grande évasion. La saga Subutex débitée en saisons 1, 2, 3. Titre et couverture fichus comme une pochette de disque, classe et mystérieuse, qu’on tourne, retourne et tripote, qu’on n’arrête plus de mater avant de s’envoyer en l’air avec. Et puis le lecteur sait qu’elle revient de mille voyages interdits, street credibility optimale.

« IL Y A DU PANURGISME CHEZ LES JOURNALISTES. SUR LE VOLUME III, ON AURAIT PU S’ATTENDRE À DES CRITIQUES. (…) LÀ, RIEN : “SUBUTEX” SERA LA BIBLE DE NOTRE MILLÉNAIRE, JÉSUS-VERNON A TROUVÉ SES PROPHÈTES ! » OLIVIER NORA, SON ÉDITEUR

Le Phénomène a muté. C’est devenu le grand fanatisme. Enseveli sous cette unanimité dégoulinante, il y en a un qui flippe pas mal : c’est son éditeur chez Grasset. Le consensus dévitalise le scandale qui est lui-même le marketing gratos de l’édition. Il est en rogne. « Il y a du panurgisme chez les journalistes. Sur le volume III, on aurait pu s’attendre à des critiques sur la fin (Qu’est-ce que c’est que cette cucuterie millénariste ?) ou sur l’idéologie (Au diable la radicalité politique !)… Que sais-je encore ? Là, rien : Subutex sera la bible de notre millénaire, Jésus-Vernon a trouvé ses prophètes ! »

Despentes, elle, rigole : « Oui, mais Valeurs actuelles m’a descendue. » Ouf ! Qui d’autre ? Une fois qu’elle eut fini une seconde de balancer la ba-balle à Philomène, ça file la nausée à force, elle aurait dû s’appeler Maradona, on a fini par lui demander vite fait sa liste d’ennemis parce qu’on était fatigué de chercher et qu’on n’était pas payé plus si on trouvait. « Ben… Il y en a un qui est mort. Maurice Dantec. Il était jaloux. Et puis, il y a Alain Soral, côté extrême droite. » Un auteur de polar futuriste franco-canadien refroidi + le Dark Vador de la fachosphère + tous ceux qui ne le diront pas publiquement. « Mais je peux chercher. »

C’est gentil mais de toute façon, égratigner publiquement un juré de l’académie Goncourt… Autant danser sur une mine. Despentes canonisée de son vivant en l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés. On a pris rencard avec les apôtres, pas tous des enfants de chœur, et on a fait passer le cierge.

Laurent Chalumeau…

… ne veut surtout pas donner l’impression d’être président du fan-club de la Despentes, mais c’est compliqué parce qu’il ne peut pas s’empêcher de penser qu’avant de rafler le Nobel d’ici à dix-vingt ans, elle est déjà devenue une rockstar, genre la Dylan de Belleville. « Elle peut plus aller prendre un godet tranquille. » Et c’est précisément ce qui lui fout les jetons. Laurent Chalumeau, journaliste-écrivain rock, qui vient de sortir VIP (Grasset) – aucune raison de ne faire de la pub qu’à Despentes – et qui a changé la face de Canal+ quand il écrivait pour Antoine de Caunes, crache des punchlines comme ses noyaux d’olives sauf qu’il est trop bête, il devrait s’enregistrer, et comme ça, à la fin de chaque journée, il pourrait écrire un bouquin.

« TOUTE CETTE SANCTIFICATION VA FATALEMENT, DE FAÇON ASSEZ INJUSTE, DÈS LORS QU’ELLE L’AURA PAS RÉCLAMÉE, LUI RETOMBER SUR LA GUEULE. » LAURENT CHALUMEAU

En attendant, Chalumeau fait de l’huile pour sa copine. Peur de la récupération : « Elle a changé de fuseau horaire. Tout le monde veut rallier le cirque Pinder-Despentes. La douairière du Figmag qui veut s’encanailler, ma belle-sœur, des vieilles dames indignes, des célibattantes… C’est devenu cool de faire un selfie avec la goudoue tatouée. » Peur du passage au point culminant avant la descente sur le toboggan de l’indifférence, avant que la machine ne décide que « Allez, ça suffit, ma grande, tu remballes » : « Dans les boyaux et les intestins de l’industrie de l’édition, trop d’unanimité cache immanquablement un malentendu ou au moins des grimaces, soupire Chalumeau. Du coup, toute cette sanctification va fatalement, de façon assez injuste, dès lors qu’elle l’aura pas réclamée, lui retomber sur la gueule. »

Peur de ce qu’il ne veut même pas s’avouer : la célébrité qui conduirait à trahir son talent, les recettes faciles… « T’inquiète. Elle a pas tiré sa dernière cartouche. » C’est lui qui a lancé Despentes. Elle était groupie de ses papiers et de ceux de Patrick Eudeline dans Rock & Folk, elle leur avait envoyé son premier bouquin. C’était en 1993 : « Il était 18 heures, j’étais dans mon petit bureau à Canal, j’avais fini mon texte du jour et puis il y avait ce titre, Baise-moi ; ce prénom féminin. Tu regardes, tu lis d’une traite. Et tu files à la programmation. “Arrêtez tout les gars !” » Première interview sur le plateau de Gildas et de Caunes. Rien ne sera plus jamais pareil.

Chalumeau avait délaissé Despentes, moins de jus, avant de la retrouver dix ans plus tard, avec King Kong Théorie (2006), la déclaration féministe la plus vitriolée depuis Respect d’Aretha Franklin (1967). « Là, j’ai été tellement scotché que je fais quatre tours dans mon calbute sans toucher l’élastoque. Les premières phrases de KKT, c’est terrassant de beauté. Rien que d’en parler, je chevrote. Ça me fait penser à la première page des Mémoires de guerre du général de Gaulle. » Il en pense quoi, le fan-club du Général ?

Patrick Eudeline…

… critique-écrivain rock et zombie de profession, un petit air d’aspirateur à substances prohibées, ferait un bon second rôle dans Subutex : l’aime pas le soleil, part pas en vacances, publie un bouquin à la rentrée, Les Panthères grises, sur les vieux qui n’aiment pas ces crétins de jeunes, est vinaigre de pas avoir de news de la Despentes depuis un an. « Elle pourrait m’appeler. » Il est publié chez Grasset. Un peu grâce à la Despentes « qui a dû s’agiter en sous-main ».

« Si je veux vraiment être désagréable avec elle, mais ce serait pour rire, je dirais qu’en fait, elle est tout à fait politiquement correct. Les positions qu’elle prend sur le féminisme, contre le capitalisme… Que des causes devenues nobles. Tout le monde sait que c’est le règne des banquiers, qu’on va dans le mur, même le Fig’ne peut plus dire : “Mais de quoi parlez-vous ?” Après, elle est sincère, je ne l’ai jamais vue prendre une pose. La gauche alternative, Nuit debout, OK, mais elle est trop intelligente pour être dupe. »

Ça lui rappelle une histoire très différente. C’est un Noël, dans les années 2000. Despentes ouvre la porte et Eudeline ne peut pas s’empêcher, il éclate de rire devant l’anomalie domestique. « Virginie était en petite robe ! Qui jouait à la maîtresse de maison ! Elle qui se surnommait la femme des bois ! » A l’époque, Despentes est en couple avec Philippe Manœuvre, le king de Rock & Folk et bientôt de la Nouvelle Star. Il dort avec ses Ray-Ban Aviator sur le pif mais quand même, elle peut pas dire qu’elle était super-heureuse. Elle voulait des enfants avec lui. Il n’a pas voulu.

Et puis, elle est devenue lesbienne. Elle s’est mise avec Beatriz Preciado, une philosophe diplômée de Princeton, elle a écrit King Kong Théorie et elle est redevenue un Phénomène. Chalumeau fait toujours – des tours – dans son slip : « On avait passé trois jours délicieux à Barcelone tous les trois. Virginie, je l’avais trouvée intacte et transfigurée. Tout ce qu’il y avait de sympa, de frais dans le personnage était là mais en plus, elle s’était affinée, elle était plus heureuse. Elle buvait plus, elle avait plus de b… dans la bouche, c’était un régime qui lui réussissait. Ça a fait sauter les digues, ça a tout fait exploser. »

Beatriz Preciado…

… s’appelle Paul B. Preciado depuis qu’elle est devenue un homme, et vit à Athènes depuis qu’elles se sont quittées avec Despentes, qui voulait rester lesbienne. No stress, même Manœuvre aurait du mal à piger le truc. En revanche, Preciado est toujours philosophe, une sorte de Galilée de la sexualité qui a théorisé l’abolition du genre. Mâle, femelle, trans, tout ça sera bientôt dépassé. Plus prosaïquement, elle-il a aussi donné à Despentes l’idée d’avoir un bureau pour écrire et de planifier ses journées de travail.

« L’ÉCRITURE DE VIRGINIE EST DEVENUE PLUS COMPLEXE, COMME SA SEXUALITÉ. LES FRANÇAIS ONT DES PRÉJUGÉS SUR VIRGINIE PARCE QU’ELLE N’EST PAS NORMALIENNE. MAIS C’EST LA LECTRICE LA PLUS VORACE ET LA PLUS INTÉRESSANTE QUE JE CONNAISSE. » PAUL B. PRECIADO

« J’ai une discipline quasi autiste. Virginie, elle se levait et elle mettait Motörhead à fond. Et puis, elle s’est mise à travailler à mon rythme. Tous les jours. Comme ça, avec ce rythme, elle arrivait à mieux maîtriser son angoisse. Qu’est-ce qu’elle était angoissée… C’est absurde de dire qu’elle est meilleure écrivaine depuis qu’elle est lesbienne. L’identité sexuelle, c’est une fiction politique. Virginie n’était pas lesbienne avant, ni après. Il n’y a pas de vérité. L’écriture de Virginie est devenue plus complexe, comme sa sexualité.

Les Français ont des préjugés sur Virginie parce qu’elle n’est pas normalienne. Mais c’est la lectrice la plus vorace et la plus intéressante que je connaisse. On tient beaucoup à la bibliothèque qu’on s’est constituée toutes les deux à Paris. C’est notre œuvre. Je lui ai fait lire des livres très académiques, des philosophes queer américaines, elle m’a fait lire Bukowski, Burroughs, Hugo. Nos livres ne se seraient jamais rencontrés ailleurs.

J’ai connu une première Virginie en 1999. Elle était très hétéro, entourée de rappeurs. Mais j’ai été tout de suite fascinée par sa manière de parler, par son écriture. On s’est revues quand elle a réalisé un film sur les féministes américaines. Elle m’a dit qu’elle était avec une fille. Dommage pour sa copine mais c’était inévitable : elle était la culture post-punk underground, j’étais la culture queer-trans, les deux sont tombées amoureuses. Elle m’a beaucoup accompagnée dans mon processus de changement de sexe qui a duré cinq ans. Je n’étais plus ni un homme ni une femme, j’étais entre les deux. Ma voix, ma peau, mes poils… Virginie reste ma famille la plus proche. On se parle tous les jours.

Elle hésite à acheter l’appartement dans lequel on a vécu. Il y a cette critique absurde : elle se serait embourgeoisée. Elle n’habite pas dans un palais et ce n’est pas parce qu’elle va devenir propriétaire qu’elle va changer. Mais fonce ! Achète-le, ton appartement ! Et aussi une maison en Grèce pour l’hiver et pour venir me voir. Pendant longtemps, elle a beaucoup souffert de sa précarité. Marquée aussi par la différence de classe. J’aimerais qu’elle soit moins angoissée par la dimension naturelle de la vie. »

Olivier Nora…

… Ci-assis, dans un fauteuil club moulé à la louche, est le genre de zigue censé débecter Despentes un maximum. Mais tout va bien, c’est son éditeur, un monsieur de Saint-Germain-des-Prés, de haute extraction littéraire. « On peut difficilement imaginer plus bourgeois, héritier, patricien que moi. Elle devrait absolument vomir tout ce que je suis. Je ne crois pas que ce soit le cas. » Dans les années 1990 et 2000, l’âge des cavernes, les choses étaient simples : Despentes était une bête de foire. Droguée-cintrée, à Nancy puis à Lyon. Pas d’études, culture picole/ambiance zone/esthétique skin des Bérus. Violée puis pute. Tout le monde sait ça, sa vie a longtemps été un sujet en soi.

Et puis elle a débarqué à Saint-Germain, qui est bourré d’éditeurs et de psys, ils sont interchangeables, ils ont fréquenté les mêmes bahuts. Et Nora parle bien : « Virginie est un oxymore ambulant. Une “barbare” partout. Il y a évidemment une tension très forte entre son milieu d’origine et celui dans lequel elle est censée évoluer. Bourgeois, assis, blanc, friqué. Personne ne dira assez la souffrance que l’on peut ressentir à refuser les codes d’un milieu d’accueil pour rester en phase avec un milieu d’origine dont on redoute qu’il vous considère comme une renégate. Pour donner des gages à son passé, elle doit entretenir sa rage. Alors oui, il y a parfois des “retours de flamme” dans les rapports quotidiens avec elle. C’est la personne la plus adorable, sensible et délicate qui puisse se trouver, et puis elle peut soudain partir en toupie et vous arracher la tête sur une broutille. »

Despentes répond qu’elle a vingt-cinq ans d’écriture au compteur et qu’elle « a appris à doser les problèmes que je pose ». Despentes assagie jusqu’à l’endormissement ? Tsstsstss, Nora est contraint d’aller traquer le démon jusque dans la gueule de la consécration. OK, le sulfureux, ça fait tourner le bizness, mais surtout, il n’y a rien de plus vrai. Bien sûr qu’elle scandalise encore, « Relisez ses interviews ! » Elle serait aussi difficile à museler qu’une escouade de Hells Angels, elle entre en collision avec le petit personnel de Grasset… à base d’e-mails assassins qu’elle regrette dans la minute ou de lettres d’injures à des traducteurs étrangers.

« Quand elle a le sentiment qu’on aliène sa liberté, elle se cabre. Elle veut demeurer le seul maître des contraintes pour la sortie d’un livre et refuse tout ce qui peut être perçu comme un acte d’autorité (“Non, ça, je ne fais pas !”). »

Florent Massot…

… aime monter des maisons d’édition underground, faire faillite, remonter les pentes… 1992. Il reçoit une cassette de trip-hop signée Virginie Daget. Mou du genou, poubelle. Six mois plus tard, Daget devient Despentes et poste Baise-moi. Deux nanas, une pulsion de mort. Despentes crache le feu par les naseaux. Un style bousculé à la Philippe Djian, mais tout y est beaucoup plus vrai.

« ELLE AVAIT RÉUSSI À FAIRE CE QU’ON ESSAYAIT TOUS DE FAIRE. L’ÉCRITURE DE SON ÉPOQUE. ET PUIS, SOUDAIN, LA FILLE DU PEUPLE QUI DEVIENT ÉCRIVAIN. » FLORENT MASSOT

La plume de Djian était bleue comme l’enfer, le verbe de Despentes sera rouge comme ses tripes. Le Phénomène Despentes, acte I, scène 10. Massot raconte son petit conte de fées littéraire :

« Notre première rencontre : elle était gauche, mal à l’aise. Un mélange violence-douceur. Au fond d’elle, quelque chose de tendre et de bienveillant. Baise-moi a été refusé par neuf éditeurs. Christian Bourgois avait décelé un talent, les autres pensaient que c’était de la merde. Des ventes cadenassées pendant un an et on se prend des volées par les critiques. Violent, vulgaire. Du genre “Une femme ne devrait pas dire ça”. Au début, je me suis dit que ça allait intéresser 1 000 personnes, des étudiants attardés et révoltés, mais que ces mille-là allaient être super-contents. Elle avait réussi à faire ce qu’on essayait tous de faire. L’écriture de son époque. Et puis, soudain, la fille du peuple qui devient écrivain. Il fallait la cataloguer. Droguée, prostituée… En promo, elle joue de son parcours, elle y va à fond et elle sait qu’elle les nique. Mais elle était fragile. Il y avait une part d’autodestruction. Et moi, je ne pouvais pas m’occuper d’elle à temps plein. En 1998, je favorise son transfert chez Grasset. C’était son rêve : entrer dans une grande maison, pour se dire : “Je suis vraiment un auteur.” »

Claire Gallois…

… nous a donné rendez-vous en face de chez « les clowns », comme elle dit des députés de l’Assemblée nationale. Ce n’est pas parce qu’on habite dans le 7e arrondissement qu’on ne peut pas être drôle et pote avec Despentes. Gallois, écrivaine très respectable, juré du prix Femina, a le Subutex 3 sous le bras, pour qu’on la reconnaisse et pour nous montrer la dédicace dont elle est très fière. Bon… Une dédicace d’une sobriété somme toute très gaullienne, mais elle est quand même très fière. Elle met les choses au point, elle aussi s’est fait violer. Un viol mondain. Un voisin, un type connu, elle était jeune. Mais c’est pas pour ça qu’elle adore Despentes.

« C’est la grande sociologue de notre temps. Cette écriture. Je suis triste qu’elle soit partie, c’était une recrue épatante. Mais tout le monde n’aime pas un grand talent. Ça dérange, le talent. »

Despentes a logé une saison au jury Femina. Bizutage accablant, attention pléonasme. L’une des jurés, Solange Fasquelle, avait dit : « On ne va pas élire une femme qui a écrit un livre titré Baise-moi ! » Une autre avait à peine desserré les dents : « Qu’est-ce que c’est que ce charpentier ? » Après la deuxième réunion au Femina, le charpentier en question a estimé que tout cela ne tenait pas debout. Passablement épouvantée par cette drôle de tribu qui préfère s’écharper plutôt que discuter bouquin. Elle a appelé Nora au secours, qui l’a joué ironie feutrée : « Mais il n’y a que des femmes, tu devrais être ravie. »

Dans le même temps, l’académie Goncourt cherchait une femme, une vraie. Encore fallait-il diligenter une enquête pour être certain 1) que la dépravée serait d’accord pour fricoter avec le gratin des VRP littéraires, 2) que l’envapée n’irait pas dégobiller sous la table, bref, qu’elle ferait une convive convenable chez Drouant. Oui, on en était encore un peu là. A table, Pierre Assouline est assis à sa gauche : « Elle a une image officielle… Disons… Assez radicale. Pas mal de jurés étaient pour son intronisation, d’autres avaient un peu d’appréhension. J’ai passé des coups de fil pour me renseigner. »

« ELLE PARLE TRÈS, TRÈS DOUCEMENT. C’EST TRÈS DIFFICILE D’ENTENDRE CE QU’ELLE DIT. CE QUI EST SURPRENANT AUSSI, C’EST SON SÉRIEUX. ELLE A SON PETIT CAHIER CLAIREFONTAINE À CARREAUX. » PIERRE ASSOULINE, MEMBRE DE L’ACADÉMIE GONCOURT

Exfiltrée au Goncourt, Despentes est admise le même jour qu’Eric-Emmanuel Schmitt. Mais c’est le pape du théâtre de gare qui provoque le plus de ramdam. Décidément, tout se perd. Il faut dire que Despentes, chez Drouant, ne met pas souvent les coudes sur la table. Le jour de son incorporation, elle n’a même pas osé dire bonjour à tout le monde. « Et puis, elle parle très, très doucement, ajoute Assouline. C’est très difficile d’entendre ce qu’elle dit. Ce qui est surprenant aussi, c’est son sérieux. Elle a son petit cahier Clairefontaine à carreaux. Elle note plein de choses. » Ils sont ravis. En fait, après une contre-enquête souterraine, alors chut, la vraie virago de la bande, c’est Françoise Chandernagor.

Donc, Despentes rattrapée par la rédemption, définitivement, burp, digérée par le système ? Philippe Claudel, assis à sa droite : « On entre au Goncourt ni pour soi ni pour la gloriole mais pour les autres, pour défendre les livres qu’on aime. Ce qui m’intéresse chez elle, c’est ce noyau dur d’insoumission, de révolte permanente. Mais il n’y a pas toujours besoin de foutre le bordel pour le dire. »

Ce que veut dire Claudel, c’est que Despentes fait de l’entrisme punk et que la subversion culturelle et subtile peut saper les institutions plus sûrement qu’un meeting à Charlety. Il y a dix ans, Arnaud Viviant, ex-journaliste aux Inrocks, avait écrit : « Despentes trempe dans le milieu sans se mouiller. » Despente ricoche : « C’est joli, mais je ne suis pas sûr que ce soit possible. De toute façon, je ne suis pas un héros ni une obsédée de la pureté. »

Béatrice Dalle…

… nous a décrété au téléphone qu’elle était la « meuf la plus cool de la Terre ». De visu, rien d’absurde, elle se promène dans le Marais avec un sac rempli de travers de porc et une classe de Fée Clochette décadente à se flinguer. On a tout de suite senti qu’avec l’actrice, ça allait partir un peu dans tous les sens, mais comme la Betty de 37,2 le matin (1986) est l’idole de jeunesse de la Despentes et qu’elles sont devenues super-copines depuis que la Despentes a dirigé la Dalle dans Bye Bye Blondie (2012), tout était bon à prendre.

« Ouais, copain, c’est vrai, on est devenues cultes dès notre première apparition mais on n’en parle jamais. Entre nous, c’est plutôt le festival de la chambrette, on s’envoie des SMS tout le temps. Elle pourrait écrire des films comme Audiard. Oui !!!! On devrait faire ça ensemble : dialoguistes. On a dit aussi qu’en 2020, on jouera en concert au Stade de France avec les Guns en première partie. »

Justement, Dalle voudrait aller au concert des Guns N’Roses avec Virginie, mais elle a mal potassé son agenda, elle doit assurer une lecture de textes de Pasolini dans un club parisien, toujours avec Virginie. Et puis, il paraît que Despentes est devenue un bonnet de nuit avec Tania et Philomène. Qu’à leur fête de pacs, il y avait vingt potes, pas une star. « Pfff, fait Dalle du bout des lèvres qu’elle n’a pas fines. Moi, je veux vivre plus fort tous les jours. Pour rire plus, pour respirer plus. Virginie est comme ça. Comment être autrement, copain ? » Dalle, elle nous enterrera tous

Cara Zina…

… c’est l’endroit où le Phénomène conserve sa jeunesse. Cara Zina est aujourd’hui une enseignante de Nancy qui parle comme Despentes et qui écrit aussi des livres (le dernier, Handi-Gang, est sorti en 2017 chez Libertaria). Despentes est la marraine de son fils handicapé, elle le gave de cadeaux, elle avait aussi organisé une soirée pour financer l’achat d’un fauteuil électrique.

« ON ÉVITE D’EN REPARLER, MAIS LE VIOL EST COMPLÈTEMENT CONSTITUTIF DE CE QU’ELLE EST. VIRGINIE, JE NE L’AI JAMAIS PRISE EN FLAGRANT DÉLIT DE MELON. » CARA ZINA

« Virginie a toujours eu cette générosité. Avec ses premiers sous, tout le monde prenait le train gratos pour venir traîner à Paris. On a passé le bac en même temps. Elle m’aidait pas mal pour la philo, elle était super-bonne. C’est marrant qu’elle n’ait pas fait d’études parce qu’elle était brillante. L’année du bac, on a suivi les Bérus à travers la France. On faisait des conneries. On a graffé des monuments historiques. “France, le pays des droits de l’homme… blanc”.

J’ai toujours eu du bol avec la police. Virginie jouait moins le jeu et à chaque fois, c’était elle qui prenait. Quand elle se faisait embarquer, je balançais des cailloux sur la bagnole pour pas rester toute seule. En 1986, on était parties en Angleterre. Encore un coup fumeux. Au retour, on s’est retrouvées à faire du stop au milieu de la nuit. Ils étaient trois. Ils nous ont violées. Moi, j’ai réussi à me persuader que c’était comme un mauvais plan cul avec un mec avec qui on n’a pas trop envie. Virginie, elle, a plus ramassé. Comme avec les flics.

On évite d’en reparler, mais le viol est complètement constitutif de ce qu’elle est. Virginie, je ne l’ai jamais prise en flagrant délit de melon, mais elle a beaucoup plus d’estime d’elle qu’avant. C’est drôle parce que le mec qui la fascinait quand on avait 20 ans, devant qui elle se sentait petite fille parce qu’il était supercalé en cinéma et superdrôle, il la fascine toujours autant. Jean-Paul Brély. Il est gardien de musée et musicien. »

François Samuelson…

… ancien Mao et agent littéraire, déclare faire gagner beaucoup d’argent à ses clients comme Michel Houellebecq et Frédéric Beigbeder. Tiens, à propos, il y a cette histoire de dentier, celui de Houellebecq, oublié sur le lit de Beigbeder après une soirée arrosée. Du coup, Houellebecq a fait tout le Festival de Berlin sans ses dents. A son retour, la femme de Beigbeder lui a restitué son râtelier dans un joli Tupperware. Comme quoi, Saint-Germain peut être aussi obscène qu’un porno alternatif nancéien.

Avec Samuelson donc, l’agent de Despentes, on a parlé rapports de production et déterminisme social. « L’autre fois, je déjeunais avec Virginie et elle me disait à quel point elle était heureuse de pouvoir s’acheter son appartement. » Sérieux ? Celui de Bricorama ? « Quand on a vécu dans le besoin, jusqu’à aller dans la prostitution, les grandes sommes deviennent une abstraction. Avec un artiste, je peux négocier des contrats faramineux et me retrouver avec des questions sur les défraiements des petits déjeuners. »

« POUR LA PREMIÈRE FOIS, JE PEUX ALLER VOIR LA BANQUE ET DISCUTER AVEC ELLE, ELLE PEUT PLUS ME REFUSER UN PRÊT. MAIS ÇA M’IMPRESSIONNE VACHEMENT, LA PROPRIÉTÉ. ÇA VAUDRAIT QUASI LE COUP D’ALLER VOIR UN PSY. » VIRGINIE DESPENTES

Ça n’a pas exactement à voir avec une loi commune et assez médiocre – gagner du fric –, c’est juste que s’il s’agit du montant de sa rémunération, Despentes n’est plus punk, elle est juste prolétaire, aussi inflexible qu’un piquet de grève de la CGT. Ses parents bossaient à La Poste, elle bosse chez Grasset. Elle peut piquer une colère plein pot quand l’éditeur décide de faire voyager ses auteurs en seconde. « C’était un déplacement à Bruxelles. Treize ou quatorze rendez-vous dans la journée sans être payée. Tu rentres le soir même pour éviter une chambre d’hôtel, OK. Mais je voyage pas en seconde. »

On la réclame à un Salon du livre ? A une signature ? Tout le monde se fait du pognon sur son dos, pourquoi pas elle. Ferme sur les prix, parce que l’air du temps, ça paye plus trop. « J’ai une visibilité financière à deux ans. Je ne suis pas salariée et ça peut aller très vite. Ni chômage ni assurance-maladie. Et même s’ils sont très gentils chez Grasset, ils vont pas me faire un à-valoir si j’ai une maladie grave. »

Pour le prochain bouquin, sans doute une réflexion sur l’alcool, Olivier Nora a déjà du souci à se faire sur le SAV. Despentes : « La promotion, qui est une partie vachement importante du boulot, ça ne figure dans aucun des contrats que tu signes. C’est une non-activité et en même temps quand ça se passe mal, tu le sens passer. Je ne veux pas être rémunérée, mais ça devrait figurer dans le contrat. » Bon courage, Grasset.

Et l’appart, alors ? « Pour la première fois, je peux aller voir la banque et discuter avec elle, elle peut plus me refuser un prêt. Mais ça m’impressionne vachement, la propriété. Ça vaudrait quasi le coup d’aller voir un psy. » En attendant la dissolution hypothétique de l’idée même d’un droit de propriété, et surtout la date de sa pendaison de crémaillère, Despentes va descendre ses cinq étages – avec ascenseur, tu parles d’un luxe – pour faire pisser Philomène.

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