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Jours tranquilles à Paris
19 septembre 2017

Religions « de paix » et « de guerre » en Birmanie

Par Jean-Pierre Filiu, Professeur des universités à Sciences Po

La tragédie des Rohingya de Birmanie rappelle, s’il en était besoin, que le bouddhisme n’est pas plus une religion « de paix » que l’islam ne serait une religion « de guerre ».

Imaginons un pays fictif d’Asie dont la culture ancestrale et l’art de vivre nourriraient à l’étranger une fascination durable. Peuplé à plus de 90 % de musulmans, il aurait longtemps été dirigé par une junte militaire, inspirée des dictatures en place au Pakistan et au Soudan. Ce pays serait resté longtemps fermé au monde extérieur jusqu’à ce qu’une ouverture démocratique, très contrôlée par les généraux, s’opère progressivement. L’icône de cette transition aurait été surnommée la Sayyida, la Dame, tant cette fille d’un père de l’indépendance aurait su préserver une inébranlable résistance durant les années les plus sombres de la répression.

Honorée du prix Nobel de la Paix, la Sayyida aurait aussi été célébrée dans une production hollywoodienne, réalisée par un cinéaste français, où son rôle aurait été tenu par une star de Bombay. Son immense prestige n’aurait cependant pas fait taire les critiques croissantes de son autoritarisme, et surtout de sa soumission aux diktats des militaires. Ceux-ci ne lui auraient concédé que le titre de « conseillère spéciale de l’Etat » et la direction de fait, et non en droit, du gouvernement. La Sayyida en serait venue à cautionner l’acharnement de la soldatesque locale contre la minorité bouddhiste, d’abord privée de ses droits à la nationalité, puis victime d’une politique systématique d’épuration ethnique. Le monde entier se serait naturellement dressé contre une telle infamie.

Deux poids deux mesures

Ce pays mythique restera une fiction, alors que la tragédie birmane est bien réelle. Mais imaginons un instant le tonnerre de protestations qui aurait accompagné les persécutions aujourd’hui infligées en Birmanie, si celles-ci avaient été menées par des musulmans, toujours soupçonnés de violence, à l’encontre de bouddhistes, spontanément crédités de pacifisme. La Sayyida n’existe pas, c’est Luc Besson qui a mis en scène la « Lady » sous les traits de Michelle Yeoh. Mais Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la Paix en 1991, assume aujourd’hui à la face du monde la responsabilité des massacres perpétrés à l’encontre des musulmans de Birmanie. Elle ne couvre pas tacitement les crimes des militaires birmans, elle dénonce la « désinformation » de ceux qui les dénoncent, au point d’annuler un déplacement prévu à l’ONU.

Notre monde s’est habitué, depuis Sarajevo et Grozny, à ce que les massacres de musulmans laissent de marbre des consciences qui s’émeuvent légitimement face à d’autres violations massives des droits de l’homme. La lutte contre le « terrorisme islamiste » est bien commode pour justifier des indignations aussi sélectives. Oui, l’Armée du Salut des Rohingya du Arakan (ARSA) a ouvert cette crise, le 25 août, en menant des attaques coordonnées contre les forces birmanes de sécurité. Non, la Birmanie, confrontée pourtant depuis des décennies à différentes guérillas ethniques, n’a jamais vu un tel acharnement contre une population civile assimilée aux « terroristes » et traitée comme telle. Oui, l’ARSA a proclamé un cessez-le-feu dès le 30 août, que l’armée birmane a balayé pour mieux expulser en masse les Rohingya vers le Bangladesh. Non, la « désinformation » n’est pas à sens unique, elle est largement pratiquée par les uns comme les autres.

Une tragédie terriblement prévisible

L’engrenage menant à la crise actuelle remonte au moins à 2012, quand une vague de troubles a frappé la province birmane d’Arakan/Rakhine, frontalière du Bangladesh. Les Rohingya, qui représenteraient le tiers de la population de cette province, ont dès lors été la cible d’une politique discriminatoire en Birmanie même, tandis que les civils réfugiés au Bangladesh se voyaient interdire le retour dans leur pays natal. Une attaque menée par un obscur groupe Yakin, en octobre 2016, a entraîné une nouvelle vague de répression et d’expulsions. C’est ce groupe Yakin, devenu depuis l’ARSA, qui a déclenché, nous l’avons vu, la tragédie en cours.

J’avais, en février dernier, mis en garde contre l’abcès de fixation djihadiste que pourrait rapidement constituer la Birmanie si rien n’était fait pour traiter au niveau local et politique ce qui est fondamentalement un problème politique et local. L’ARSA continue d’avoir la Birmanie, et la Birmanie seule, pour horizon, tandis que la propagande djihadiste tente de se saisir de la tragédie des Rohingya au profit, entre autres, d’une implantation plus solide de Daech en Asie du Sud-Est. Il est certain que la zone frontalière entre le Bangladesh et la Birmanie fournirait des possibilités infinies à des réseaux transnationaux, que personne n’a encore signalés sur ce théâtre.

Le dalaï-lama et Kofi Annan

Barbet Schroeder, dans son récent documentaire Le Vénérable W, a jeté une lumière crue sur le courant extrémiste qui, au sein du bouddhisme birman, prône une haine féroce à l’encontre des musulmans. Le Dalaï-Lama a jugé de tels débordements assez dangereux pour proclamer récemment que « Bouddha aurait aidé ces pauvres musulmans ». Une confrontation religieuse est donc tout sauf inévitable. D’autant que le Bangladesh, troisième pays musulman le plus peuplé du monde, est loin d’épouser la cause des Rohingya, qu’il voudrait surtout détourner de son territoire. Le Bangladesh, qui a atrocement souffert lors de sa guerre d’indépendance de 1971 contre le Pakistan, ne nourrit aucune illusion sur les limites de la solidarité « islamique ».

Il n’est peut-être pas trop tard pour éviter une nouvelle escalade dont ne pourraient profiter que les réseaux djihadistes. Le rapport remis à Aung San Suu Kyi, le 23 août, par Kofi Annan, ancien secrétaire général de l’ONU, et lui aussi prix Nobel de la Paix, fournit toutes les recommandations nécessaires en vue d’une solution durable de la crise dans la province birmane de Rakhine/Arakan. Mais la majorité bouddhiste de Birmanie doit enfin accepter que les musulmans de ce pays ne sont pas des citoyens de seconde zone, voire des étrangers à pousser à l’exode. Cette crise, politique et non religieuse, a donc des enjeux qui dépassent de loin la Birmanie et le sort des Rohingya. Il serait temps d’en tirer toutes les conséquences.

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