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Jours tranquilles à Paris
31 octobre 2017

Stella McCartney : « Le cancer, ce n’est pas joli, mais on peut en extraire de la beauté »

Par Elvire von Bardeleben

La styliste anglaise lance un ensemble de lingerie pour les femmes ayant subi une mastectomie et n’hésite pas à montrer, sur son site, la réalité des corps opérés. Une démarche singulière dans le monde soyeux du luxe. Entretien.

Les photos sont dures à regarder. Un torse sans poitrine, dont on ne sait s’il appartient à un homme ou à une femme, barré par une longue cicatrice. Un autre, asymétrique, un sein généreux à gauche, son fantôme à droite. Il y a aussi cette poitrine presque banale, si ce n’é­tait le téton manquant. Ces images violentes, quoique belles, sont hébergées sur le site de Stella McCartney, sous la bannière « No Less a Woman » (« Pas moins fem­me »), où sont rassemblés des témoignages de patientes ayant subi une ou plusieurs mastectomies.

L’implication de la designer dans la lutte contre le cancer du sein n’est pas nouvelle et elle n’est pas la première à s’engager pour une bonne cause. Mais il est rare de voir la maladie évoquée aussi crûment dans la mode, à plus forte raison dans le luxe. Autre singularité de sa démarche : elle aborde une question sensible, d’ordre politique. L’Anglaise, qui vend aussi un ensemble de lingerie classique dont les profits iront au Centre d’examen du cancer du sein de Harlem ainsi qu’au Centre Linda McCartney de Liverpool, précise que, d’après les statistiques, le risque de mourir d’un cancer du sein pour une Afro-Américaine est supérieur de 42 % à l’ensemble des femmes du pays – un taux de survie plus bas, en partie lié à un diagnostic plus tardif que chez tous les autres groupes ethniques aux Etats-Unis.

Des faits et des images que Stella McCartney ne commente pas sur son site. « J’ai eu la chance de naître sur cette planète, Dieu sait pourquoi, dans un environnement incroyable avec des parents [Paul et Linda McCartney] qui n’ont jamais eu peur d’avoir une opinion ou qu’on les juge. Il n’empêche que je suis plus à l’aise quand il faut parler de musique, d’architecture ou d’art que de politique », admet-elle.

Pourquoi lancer un bel ensemble de lingerie pour femmes ayant subi une mastectomie ?

Les raisons sont multiples et s’entremêlent… Je suis une femme dans l’industrie de la mode, dont le métier consiste à créer des vêtements pour les femmes, qui sont une source d’inspiration totale pour moi. Par ailleurs, je fais de la lingerie depuis des années, avec passion. J’ai aussi été témoin de la maladie de ma mère [Linda McCartney est décédée d’un cancer du sein en 1998], qui a dû subir beaucoup d’opérations et de traitements. J’étais sa fille, maintenant je suis mère… J’ai des amies qui ont subi des doubles mastectomies et qui m’ont montré la lingerie qu’elles devaient porter. J’ai constaté qu’il n’y avait rien pour aider les femmes à se sentir moins vulnérables et plus belles dans ces moments si douloureux. J’ai senti que c’était une petite chose que je pouvais faire et à laquelle je crois profondément : leur redonner une petite part d’elles-mêmes alors qu’elles ont l’impression de tout perdre.

Pourquoi, d’après vous, la mode se désintéresse-t-elle du corps malade ?

La réalité est qu’on vit dans un monde d’offre et de demande, de rentabilité. C’est évidemment important pour moi aussi : je veux gérer une maison de mode de luxe responsable et respectueuse de l’environnement, qui crée de l’emploi, peut se comparer sans rougir aux autres griffes et soit synonyme de longévité [l’entreprise de Stella McCartney fait partie du groupe de luxe Kering]. Mais d’un autre côté, j’ai envie d’utiliser cet outil et la chance incroyable que j’ai pour redonner quelque chose qui ne m’apportera ni célébrité ni argent – parce que ce n’est pas le but. Par ailleurs, les gens n’ont pas envie de parler de maladie. Ce n’est pas joli, c’est douloureux, mais on peut essayer d’en extraire un peu de beauté.

Les photos prises pour la ­campagne « No Less ­a Woman » montrent très crûment le corps opéré. Etait-ce volontaire ?

Quand j’ai travaillé avec mon équipe sur la façon de communiquer sur ce soutien-gorge post-mastectomie, elle m’a proposé des idées qui dégageaient une image douce et chic. Et cela m’a mise mal à l’aise. Ça n’aurait pas été juste de montrer de la jolie lingerie et de cacher son vrai but. Je voulais des photos plus dures, plus honnêtes, qui aient un ­impact, qui montrent la réalité de la mastectomie. C’est-à-dire une opération destinée à guérir et à survivre au cancer du sein.

La mode préfère souvent ­enjoliver les corps plutôt que de montrer les cicatrices…

Oui, mais il y a de la place pour tout le monde. Ce n’est pas mon intention de faire peur ou de choquer les gens. Ça serait contre-productif. J’essaie plutôt de délicatement lancer un sujet important. Cela ne me met pas à l’aise de parler de ça non plus, je ne me dis pas : « Chouette, je vais faire une interview sur le cancer du sein. » Mais c’est le rôle d’une femme dans ma position d’en parler et de dire aux femmes qui ont subi une mastectomie qu’elles ont le droit de se sentir à la mode, féminines et belles malgré les cicatrices.

Ce besoin d’en parler est-il ­nouveau pour vous ?

Cela fait des années que je travaille avec des associations de lutte contre le cancer du sein. La vente d’un ensemble de lingerie, dont l’image est incarnée par des personnes en vue comme Kate Moss ou Cara Delevingne, a commencé en 2014. Pour ne pas représenter un seul type de femmes, on a choisi de travailler cette année avec Alicia Keys, qui est afro-américaine.

Avez-vous l’impression que l’industrie de la mode manque de considération pour le corps des femmes ?

C’est un sujet glissant. J’ai toujours choisi des mannequins en bonne santé pour mes shows, parce que je n’ai pas envie de travailler avec des filles mal dans leur peau. Je les considère un peu comme mes enfants, elles font partie de la famille. On est une entreprise qui emploie beaucoup de femmes, et quand on prépare les défilés, il n’y a que des femmes dans la pièce. On est très protectrices. Mais mon approche n’excuse pas ce qui se passe dans l’industrie.

Faites-vous attention ­à la diversité des mannequins lors des défilés ?

Le critère déterminant pour moi, c’est de sentir une connexion avec la personne, quelle qu’elle soit. Quitte à risquer d’être un peu incohérente, d’ailleurs.

Quelle est votre position ­concernant les retouches des photos ?

Dans la mode, tout le monde retouche, je le fais aussi, mais je n’aime pas ça. Et quand ça devient excessif, je dis stop. Surtout, je ne dirai jamais : « Elle est trop grosse, il faut l’amincir » ni « Sa peau est ridée, il faut la lisser ». Quand on fait une photo, je sais ce que je veux : j’ai envie de travailler avec telle personne parce que j’aime son regard ou ses taches de rousseur et ce n’est pas dans mon intérêt de les gommer. J’ai été influencée par le travail de Cindy Sherman et de ma mère, je suis plus excitée par les imperfections. La mode ne doit pas culpabiliser les femmes, mais les faire se sentir bien.

Comment prenez-vous ­en considération le corps ?

L’intérêt d’être une femme qui conçoit des vêtements pour d’au­tres femmes est de dessiner des choses qui leur facilitent la vie – d’un point de vue psychique et physique.

Quand vous dessinez ­des vêtements, pensez-vous plutôt à l’allure ou au confort ?

Les deux ne sont pas incompatibles. Si tu es bien dans ta peau, même l’inconfort peut te donner de l’allure. Porter des bas ou un porte-jarretelles qui ne se voient pas te fait te sentir sexy. Tout comme des sous-vêtements d’homme, si c’est délibéré et que ça te correspond. Même le corset, si ça t’est agréable et que c’est un choix, pas une obligation. Mon objet d’études, c’est l’effet psychologique des vêtements.

Adaptez-vous beaucoup ­les vêtements entre le défilé, où l’image et le stylisme sont très importants, et ce que vous vendez en boutique ?

Non, pas vraiment. Ce qu’on voit au défilé sera en magasin, mais il y aura un choix plus large, différentes interprétations des vêtements du show.

Vous habillez-vous de la même manière à la maison ­et au travail ?

Je ne porte que mes vêtements, souvent le même pull et le même pantalon, qui me donnent de l’assurance. J’ai deux uniformes, un au travail, où j’ai besoin d’envoyer du bois, où je ne cherche pas à être glamour, mais efficace. Et un autre quand je veux me faire remarquer ou sortir. Dans ces cas-là, j’adore m’amuser et essayer d’être quelqu’un d’autre. Et vous, ça m’intéresse, vous portez quoi ?

Plus d’informations sur la campagne « No Less a Woman » sur Stellamccartney.com

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