Soyons plus inventifs que le porno !
Par Maïa Mazaurette - Le Monde
L’industrie du « X » nous impose des désirs qui nous affligent ? Qu’à cela ne tienne, répond la chroniqueuse de « La Matinale », Maïa Mazaurette, qui propose de s’approprier les outils du porno pour mieux les déconstruire ou les enrichir.
La pornographie est-elle paresseuse ? Certains avancent que sa banalisation tue notre imagination, d’autres vantent son potentiel émancipatoire. Entre autoroutes et chemins de traverse, opium du peuple et addiction, comment s’y retrouver ?
Rappelons tout d’abord quelques chiffres : 99 % des Français et 82 % des Françaises ont déjà visionné ce genre de contenus (IFOP 2012). Parmi eux, 63 % des adolescents et 39 % des adolescentes (IFOP, mars 2017), avec une augmentation de 10 % en à peine quatre ans. L’Hexagone occupe le 6e rang de la consommation sur Pornhub (mai 2016) : un trafic masculin à 80 %, majoritairement occupé par la tranche 18-34 ans.
92 milliards de vidéos ont été regardées dans le monde l’an dernier. La pornographie est-elle obligatoire, un rite de passage, une simple curiosité ? Ses conséquences sont-elles toujours négatives ? Si les jeunes sont les premiers à dire qu’ils ne prennent pas pour argent comptant ces représentations, ils sont aussi ceux qui subissent de plein fouet les normes du genre : 45 % des jeunes femmes sont épilées intégralement, et comme le notait l’Ifop en avril 2014, « 34 % des jeunes de moins de 25 ans admettent avoir déjà été complexés par la taille de leur pénis en regardant un film porno ». Cela dit, dans les pratiques, la jeune génération n’est pas plus débauchée que les autres.
Alternatives gratuites
Pour expliquer la toute-puissance des grosses plates-formes X, on évoque souvent leur facilité d’accès. Il existe pourtant d’autres formes de pornographie gratuite sur Internet ! Les adeptes de lectures érotiques pourront se tourner vers des podcasts (CtrlX, Le Verrou) ou créeront leur propre matériel (confessions, fanfictions). Les classiques sont dans le domaine public (e-books gratuits, Projet Gutenberg). Quant aux adeptes d’arts plastiques, ils peuvent consulter les catalogues d’art… ou compter sur la modération très aléatoire d’Instagram.
On replacera plutôt le succès du X dans le cadre d’une popularité incontestable de la vidéo – séries télé, cinéma, mini-séquences animées sur les réseaux sociaux. Notre cerveau est sensible au voyeurisme visuel. Au-delà de ses vertus purement masturbatoires, le X entretient la libido : selon une étude d’avril 2015 (universités de Los Angeles et de Montréal), les adeptes mâles rapportent une augmentation de leur désir envers leur partenaire. Utiliser une technique qui marche, est-ce du pragmatisme ou de la paresse ?
Disposer d’un imaginaire sexuel collectif possède d’autres avantages. Ces fantasmes mondialisés, ces hashtags globish ne nous offrent rien de moins qu’un langage générique à partir duquel broder notre propre expérience. Qu’on aime ou qu’on méprise l’expérience pornographique, elle constitue une tour de Babel sexuelle contemporaine : s’en moquer n’est-il pas un de nos passe-temps favoris ? Pester contre ses codes absurdes, n’est-ce pas une excellente manière de réaffirmer à quoi ressemble « notre » réalité sexuelle ?
Evidemment, piocher dans le pot commun ne demande aucun effort. Mais ferions-nous cet effort par nous-mêmes ? On consomme ces fantasmes comme on commande une pizza à emporter : pourquoi s’embêter à cuisiner ? Par ailleurs, le collectif n’exclut pas le personnel, personne ne nous demande de choisir entre le X et l’imagination. Notre désinvestissement intellectuel pourrait bien être la cause de l’émergence du porno, plutôt que sa conséquence. Et de manière plus pernicieuse : cette situation nous arrange-t-elle ? Le recours aux images conçues par d’autres permet en effet de mettre à distance sa culpabilité : « Ceci n’est pas mon fantasme, je ne suis qu’une pauvre petite chose ballottée par les méandres d’Internet – les réalisateurs de porno sont des pervers, pas moi. »
Hypocrisie
Cette hypocrisie nous pousse à considérer la pornographie comme une décharge : nous y abandonnons non seulement le soulagement des pulsions, mais aussi la responsabilité de notre imaginaire. Une approche moins victimisante consisterait non pas à rejeter ce genre mais à changer de paradigme : le X serait un point de départ, une suggestion, une piste, nous permettant de développer nos propres scénarios, de nous approprier des outils fantasmatiques, de nous enrichir plutôt que de nous appauvrir. Nous pourrions envisager la pornographie comme moyen (d’explorer notre intériorité) plutôt que comme fin (générique, la messe est dite).
Est-il seulement possible de consommer de manière non passive ? Où se trouvent les espaces d’émancipation pour les spectateurs ? Car parmi les accusations souvent portées à son encontre, la pornographie des tubes donnerait tout à voir : le son (quitte à pousser le volume), l’image (en extra-gros plan), des plans internes du corps (si vous cherchez bien). La réalité virtuelle permet même à ses utilisateurs de rester dans la scène quand ils détournent la tête.
Cependant, l’ambivalence existe. La pornographie laisse hors-champ ses techniciens et petits arrangements avec le réel, certes, mais aussi et surtout la vie intérieure de ses performeurs : au contraire de la littérature érotique, même la plus inconsistante, on ne sait jamais ce que ressentent les protagonistes. L’hyperbole des jouissances devient une forme de pudeur (elle s’ennuie, là, non ?) tandis que l’absence de scénario, tant décriée, autorise ses tricotages personnels (comment ces deux personnages improbables se sont-ils retrouvés à l’arrière de cette voiture ?).
La couche superficielle du porno
Par ailleurs, la pornographie n’est uniforme que quand nous laissons la page d’accueil nous guider. Les vidéos les plus populaires apparaissant en premier, il suffirait de fouiner dans les profondeurs. Ou de changer de mots-clefs. Notre impression d’une production de masse est une pure illusion : le choix par défaut, nous nous l’imposons à nous-mêmes. Et si nous nous sentons « obligés » de désirer des corps interchangeables, pratiquant toujours les mêmes routines, c’est parce qu’on refuse de cliquer.
Au fait, pourquoi nous contentons-nous de cette version prémâchée d’un genre protéiforme, en constante expansion, en constante réinvention ? Déjà parce que le stigma social nous encourage à aller vite (« cette activité frivole ne mérite pas mon temps de cerveau disponible »). La session moyenne dure à peine 9 minutes – pour explorer, mon capitaine, c’est un peu court. Deuxième option : nous restons arrimés à la couche superficielle du porno par peur de ce sur quoi nous pourrions tomber (de fait, des hydres se tapissent dans les replis).
Quelles que soient nos justifications, elles nous privent de niches savoureuses, d’anatomies différentes – auxquelles nous n’accéderons jamais si nous persistons à penser que le grand frisson tombera tout cuit dans nos tablettes.
La pornographie est une industrie – est-elle une facilité, est-elle une fatalité ? Paradoxalement, elle l’est seulement pour les plus réfractaires. Au grand jeu des péchés capitaux, cessons de faire la fine bouche – le X est exactement aussi paresseux que nous le sommes.