Par Stéphane Mandard, Marseille - Le Monde
Les paquebots utilisent un fioul aux teneurs en souffre 3 500 fois plus élevées que le diesel.
Jean-Pierre Eyraud a une vue imprenable sur le port de Marseille. Depuis la terrasse de sa maison, dans le quartier de Mourepiane, au Nord de la ville, il est aux premières loges pour assister au ballet incessant des navires. Les paquebots ont déversé 1,6 million de touristes en 2017 dans la cité phocéenne qui vise la place de premier port de croisière méditerranéen avec 2 millions de passagers en 2020.
Mais ces géants des mers crachent aussi d’immenses volutes de fumée sous les fenêtres des habitants de Mourepiane. Jean-Pierre Eyraud en est convaincu, ces panaches noirs ne sont pas étrangers à ses problèmes de santé. A 68 ans, il est en rémission après un lourd traitement d’un cancer des voies respiratoires. « Les cancers ont commencé à se répandre comme une épidémie dans le quartier, il y a cinq ans, au fur et à mesure de l’augmentation du trafic des croisières », explique-t-il de sa voix éraillée par les séances de radiothérapie. « Ma sœur cadette est morte, tout comme mon amie Hélène. Sa sœur Josette a un cancer du poumon. Dans notre association, Geneviève a exactement le même cancer que moi et notre ancienne présidente, Lucienne, est en chimiothérapie », énumère ce peintre qui milite à Cap au Nord.
Plus d’un tiers de la vingtaine de membres actifs de l’association ont un cancer, explique sa secrétaire, Michèle Rauzier. Toutes habitent Mourepiane, « le nez au-dessus des bateaux ». A l’instar de Jean-Pierre Eyraud, ex-amateur de haute montagne et de plongée, « aucune n’a jamais fumé et tous avaient une bonne hygiène de vie », ajoute Michèle Rauzier.
L’Agence régionale de santé n’a pas mené d’investigation sur Marseille, mais les effets sanitaires de la pollution des navires sont documentés. Une étude publiée en 2015 par l’université de Rostock (Allemagne) avait conclu que les émissions du transport maritime sont responsables de 60 000 décès prématurés par an en Europe.
Un « géant des mers » polluerait autant qu’un million de voitures
La principale raison tient à la qualité du carburant. Les cargos, porte-conteneurs, ferries et autres navires de croisière utilisent un fioul lourd (peu raffiné) dont les émanations sont beaucoup plus toxiques que celles du déjà très décrié diesel. Les teneurs en soufre (3,5 % en mer) sont 3 500 fois plus élevées que celles autorisées pour le diesel des voitures (0,001 %). D’autres polluants s’ajoutent comme l’oxyde de soufre, mais aussi oxyde d’azote, monoxyde de carbone et particules fines.
Un bateau de croisière consommant en moyenne environ 2 000 litres par heure en mer et 700 l/h à quai (pour satisfaire aux besoins en énergie à bord), les associations écologiques estiment qu’un « géant des mers » pollue autant qu’un million de voitures.
Depuis trois ans, France nature environnement (FNE) et l’ONG allemande Nabu effectuent des campagnes de mesures à Marseille. Et elles n’observent « aucune amélioration ». Selon les derniers relevés, réalisés en juillet, le nombre de particules ultrafines (PM0,1, de diamètre inférieur à 0,1 µm), les plus dangereuses, est 100 fois plus élevé aux abords du port que dans d’autres endroits de la ville.
AirPaca, l’organisme chargé de surveiller la qualité de l’air dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, estime que les activités maritimes (6 528 escales en 2016) représentent de 5 % à plus de 10 % des émissions d’oxyde d’azote et de particules fines (PM10, inférieur à 10 µm) à Marseille en fonction de la proximité avec la zone portuaire. L’organisme, qui vient d’organiser la première Journée méditerranéenne de l’air consacré aux ports, souhaite « démarrer des mesures précises chez les riverains pour évaluer l’impact sur les populations », explique son directeur, Dominique Bodin, persuadé qu’« on va voir des choses ».
Réduire la teneur maximale en soufre des carburants
Une première campagne a démarré cet été dans le port de Nice. Les résultats sont attendus dans un an mais « on identifie déjà très bien l’arrivée des navires », relève Dominique Bodin. Un travail similaire sera lancé en 2018 à Marseille avec « une priorité d’action » pour des quartiers comme Euromed ou Mourepiane où les habitations sont au-dessus des cheminées des bateaux.
Contrairement aux riverains de la Manche, de la mer du Nord et de la Baltique, les Marseillais ne bénéficient pas d’une zone d’émission contrôlée de soufre (Seca), qui contraint depuis 2015 les navires à utiliser un carburant dont la teneur en soufre ne peut pas excéder 0,10 %.
Interpellé cet été par les associations sur cette « inégalité de traitement », le gouvernement vient d’installer un comité de pilotage pour envisager le classement de la Méditerranée en Seca. Ses conclusions sont attendues en septembre 2018. « Ce sera un long travail diplomatique d’aller convaincre les pays de l’Est et du Sud », prévient Dominique Bodin. « Le Maroc et Monaco sont d’accord, et c’est en bonne voie pour l’Espagne et l’Italie, précise Charlotte Lepitre, qui participe au comité pour FNE. Mais c’est plus compliqué avec la Turquie, la Grèce, l’Egypte ou Malte qui est une énorme escale pour faire le plein de carburant ».
Une étude sur le trafic dans l’ensemble de la Méditerranée a été confiée à l’Institut national de l’environnement industriel et des risques afin de convaincre l’Organisation maritime internationale (OMI) de classer le pourtour méditerranéen en Seca. Il y a tout juste un an, l’OMI, entité des Nations unies, a adopté une résolution pour réduire la teneur maximale en soufre des carburants des navires de 3,5 % à 0,50 % à partir de 2020.
La France menacée de poursuites
Menacée de poursuites devant la Cour de justice de l’Union européenne, la France a adopté fin 2015 la directive européenne de 2012 qui oblige notamment les navires à utiliser un fioul à 0,10 % lorsqu’ils restent à quai plus de deux heures. Cette limitation est-elle respectée ? « Sur les 650 contrôles effectués en 2016 dans l’ensemble des ports français, nous avons constaté neuf infractions », indique Hervé Brûlé, directeur adjoint aux affaires maritimes.
Des contrôles que FNE jugent insuffisants. « On estime que seul un navire sur 1 000 est contrôlé, et on n’est même pas sûr qu’ils respectent les normes », relève Charlotte Lepitre.
A Mourepiane, les riverains sont persuadés que les bateaux à quai « jouent avec la règle des deux heures » et continuent à brûler le carburant à 3,5 % comme c’est autorisé en mer. Pour preuve, Marie, la compagne de Jean-Pierre Eyraud, a conservé dans un petit pot en verre l’épaisse poussière noire qu’elle a récupérée il y a quelques jours sur le bord des fenêtres.
Aux affaires maritimes, on reconnaît qu’« un des éléments de fraude est de switcher d’un carburant [3,5 %] à un autre [0,10 %] le plus tard possible ». Aussi, à partir du printemps 2018, un drone devrait être utilisé dans les ports de la Manche pour aller mesurer les teneurs en soufre directement au-dessus des cheminées.
Capteurs, électrification, gaz naturel liquide…
Un autre groupe de travail, sur les particules fines, pour lesquelles il n’existe pas de réglementation contrairement au soufre, vient d’être lancé. « Il s’agit d’évaluer si nous pouvons faire des recommandations en termes de normes et surtout trouver des solutions technologiques avec les constructeurs pour diminuer leurs émissions », indique Hervé Brulé.
A Marseille, La Méridionale va installer des capteurs sur ses ferries qui font quotidiennement la liaison avec la Corse pour mesurer les niveaux de particules fines. La compagnie fait partie des « bons élèves ». Depuis janvier, ses trois navires passent en mode électrique lorsqu’ils sont amarrés (7 500 heures par an). La compagnie a investi 1,2 million d’euros par navire et l’électrification des quais a coûté 1,5 million.
« L’électrification des quais est une bonne option pour les ferries, mais elle demande un investissement hors de portée pour les navires de croisières, beaucoup plus gourmands en énergie », tempère Hervé Brulé pour qui, « la voie à privilégier est le passage au GNL [gaz naturel liquide] ». Le 7 novembre, l’armateur CMA CGM a annoncé que ses futurs porte-conteneurs fonctionneraient au GNL. Mais les infrastructures pour ravitailler restent à créer. « Des projets sont en cours au Havre et Dunkerque veut installer une station en 2018, indique le directeur adjoint des affaires maritimes. Mais il y aura toujours des navires au fioul car le renouvellement sera long ». « 15 à 20 ans », estime Marc Reverchon, le patron de La Méridionale. A Marseille, on travaille sur un projet de barge ravitailleuse. « Il faut qu’on soit prêt d’ici 2019 », précise la directrice du port, Christine Cabau-Woerhel.
A Mourepiane, on en a assez d’attendre. « Il faut agir tout de suite, exhorte Jean-Pierre Eyraud qui, adolescent, se baignait là où aujourd’hui stationnent les navires. Pour certains, c’est déjà trop tard ».