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Jours tranquilles à Paris
3 décembre 2017

Portrait : Xavier Beauvois, cinéaste d’art et d’excès

Par Pascale Nivelle - Le Monde

Malgré le succès, le réalisateur des « Hommes et des dieux » cultive loin de Paris son aura d’écorché vif. Son septième long-métrage, « Les Gardiennes », sort le 6 décembre.

En 1991, Caroline Champetier est sortie « sonnée » de la projection de Nord, au cinéma du Panthéon. Ce premier film autobiographique de Xavier Beauvois, 24 ans, était tout simplement « vrai ». Le napperon sur le buffet du pavillon, le père alcoolique et la mère abusive, le ciel du Pas-de-Calais, la sœur hémiplégique. Et lui dans son propre rôle, sa façon de chevaucher sa moto, de fumer. « Ce type a besoin de cinéma, il voit la beauté, la violence », a compris la directrice de la photo de Jean-Luc Godard, Jacques Doillon, Jacques Rivette et les autres.

Peu après, elle croise le critique Jean Douchet, son ancien professeur de l’Idhec (ancien nom de la Fémis, l’école de cinéma parisienne) et petit rôle dans Nord : « Je veux rencontrer Beauvois, dit-elle. – Tu vas voir le numéro… », sourit Douchet. Cinq ou six ans plus tôt, il avait vu débarquer Xavier Beauvois à Paris, sans un sou en poche : « Il avait magnifiquement raté son bac, pas une relation, et il voulait faire du cinéma. »

« Drogue dure, drogue douce »

Et il en a fait. Sept longs-métrages : Nord, N’oublie pas que tu vas mourir (1996), Selon Matthieu (2000), Le Petit Lieutenant (2005), Des hommes et des dieux (2010, Grand Prix du Festival de Cannes et César du meilleur film, 3,5 millions d’entrées), La Rançon de la gloire (2015) et Les Gardiennes, en salle le 6 décembre.

A chaque fois, depuis N’oublie pas que tu vas mourir, Caroline Champetier apporte sa lumière, en accord avec les tourments clairs-obscurs du réalisateur. « On trouve la beauté au même endroit », dit-elle. Ils se sont estimés dès le premier jour. « Ce n’est pas un petit garçon de la bourgeoisie intello comme les autres. C’est un chasseur, un viseur, il a quelque chose d’archaïque, il sait d’instinct ce qui fera cinéma. » Sur les plateaux, elle est son roc, sa moitié. Dans le rôle du « père que Xavier aurait voulu avoir dans la vie », Jean Douchet, 88 ans, se rend sur chaque tournage et le place très haut sur l’échelle du cinéma d’auteur, « dans la descendance de Jean Renoir, de Maurice Pialat ».

« BELMONDO M’A SAUVÉ LA VIE AVEC SES FILMS, DANS MON LYCÉE DE MERDE À CALAIS. LÀ-BAS, ÊTRE CINÉASTE OU ACTEUR, C’ÉTAIT COMME ÊTRE ASTRONAUTE. » XAVIER BEAUVOIS

Depuis ses débuts, Xavier Beauvois est un jour réalisateur, un autre acteur. « Sa drogue dure et sa drogue douce », selon le comédien Louis-Do de Lencquesaing, son ami depuis vingt-cinq ans, ex-compagnon de Caroline Champetier. Très réclamé, l’acteur Beauvois excelle dans les rôles glauques. Flic facho (dans Le Petit Lieutenant), banquier goujat (dans le récent Un beau soleil intérieur de Claire Denis), personnalité du porno (dans L’Amour est une fête de Cédric Anger), il se lâche devant la caméra. A l’opposé du réalisateur en quête de sens, de « l’écorché vif », dixit la productrice des Gardiennes Sylvie Pialat. « Beauvois acteur et réalisateur, c’est Docteur Jekyll et Mr Hyde », s’amuse Caroline Champetier.

À 50 ans, Beauvois est un cinéaste qui compte, dont les films ne passent pas inaperçus. Mais le succès n’a jamais décollé l’étiquette de « numéro » qu’avait vu Douchet, cette personnalité à part, dont l’énergie sans limite et l’humeur parfois aussi chargée que le ciel de la mer du Nord ont épuisé plusieurs collaborateurs.

Aujourd’hui, Paris le « soûle ». À cause « des lunettes de soleil au Flore » et de bien d’autres choses encore, Xavier Beauvois s’est replié près d’Etretat, dans une longère au milieu des pommiers, avec la mer au bout de son champ. Peut-être à cause des virées arrosées sur les falaises normandes de Gabin et Belmondo, inoubliables père et fils spirituels dans Un singe en hiver (Henri Verneuil, 1962). Il en connaît chaque réplique et voue un culte à Jean-Paul Belmondo : « Il m’a sauvé la vie avec ses films, dans mon lycée de merde à Calais. Là-bas, être cinéaste ou acteur, c’était comme être astronaute. »

Il a remplacé les brèves de comptoir par Twitter, « ça se vaut », et gazouille depuis son jardin. Il balance en rafales, jusqu’à dix fois par jour quand il s’énerve, ce qui arrive vite. Le délégué général de Cannes Thierry Frémaux, pour avoir refusé Les Gardiennes en Sélection officielle, prend régulièrement des bastos – « On ne dit plus le Festival de Cannes mais le Festival de Thierry Frémaux » ; la ministre de la santé Agnès Buzyn pour avoir critiqué la cigarette sur les écrans – « J’espère qu’ils vont virer la ministre de la censure du cinéma. » Sinon, la vie est calme au pays de Maupassant, avec Marie-Julie Maille, son épouse, sa monteuse, sa scénariste, et leur petite Madeleine, sa troisième enfant. Chevelures romantiques et immenses yeux bleus, comme sorties d’un tableau de Millet ou de Vermeer, elles jouent dans la scène finale des Gardiennes.

Les belles voitures

La famille possède un potager, un verger, un chien, un âne nommé Gabin et des poules. Un héron vient pêcher dans la mare. La discussion, les dîners en ville, la promo dans les grands hôtels le soûlent aussi, au propre et au figuré. Pour le rencontrer, il faut prendre un train tôt le matin et prévoir la journée. « On ne parle de rien avec Xavier, sinon de la côte de bœuf qu’on va manger le soir. Mais on vit des trucs », a prévenu Louis-Do de Lencquesaing. Un verre de pastis à la main, loulou chic et dépenaillé, Xavier Beauvois offre à voir et à manger.

On commence par le tour du propriétaire, la nouvelle machine à jus de pomme, son bureau fouillis de films et de livres, le buste d’un Christ trisomique offert par Benoît Poelvoorde. La vidéo d’une partie de pêche chez Michel Legrand.

Avant d’aller chercher le compositeur des Demoiselles de Rochefort, l’un de ses films préférés, Beauvois détestait la musique au cinéma : « Tu te balades dans la rue avec un orchestre qui te suit, toi ? » Depuis quatre ans, il reste debout, fasciné, derrière le piano quand Legrand compose pour ses films, dans son château du Loiret. Chez Beauvois, ni donjon ni Steinway. Le César de Des hommes et des dieux prend la poussière sur la cheminée. Les récompenses cannoises et autres sont accrochées « dans les chiottes ». Des bouts de décor, des meubles récupérés des tournages trônent dans toutes les pièces. Beauvois nourrit ses films de sa réalité, la famille Sandrail des Gardiennes, par exemple, porte le nom de sa longère normande.

« JE SAIS QUE JE SUIS INTELLIGENT, ET PAS INTELLO. » XAVIER BEAUVOIS

Pour Sylvie Pialat, « sa vie est un grand tout ». Les murs sont mangés par sa collection d’autographes. Pialat, Fritz Lang, Talleyrand, Hitler, Sitting Bull, Rodin, Fellini… Hitler ? « J’ai un peu de tout », explique vaguement Beauvois. Dans le jardin, il y a la piscine chauffée, le gîte rural 3-épis à peine étrenné (pour réserver, chercher Etretat sur Airbnb, il ne veut pas être envahi). La plage est à huit minutes, trois quand c’est lui qui conduit la décapotable. Une Porsche Carrera, cible des goélands incontinents qui le rendent maboul, 300 chevaux sous l’accélérateur, le bruit est célèbre dans le canton.

Un jour, un copain gendarme a déménagé. « Tu habites où ?, a demandé Beauvois. « La maison dans le virage où tu fais ta troisième reprise », a précisé le gendarme. Au volant, Xavier Beauvois est un as, comme Belmondo : « Ça va de zéro à 100 en une seconde, c’est de la musique. » Et ajoute : « Avant, les belles voitures, je les regardais. » Il propose : « On va faire un tour, tu vas comprendre le concept des voitures. » 50, 100, on ne dit pas combien devant la maison du gendarme… « C’est autre chose que Paris, non ? » La voiture est un marqueur, chez lui. Pour illustrer sa détestation du théâtre, par exemple : « Depuis le cinéma parlant, c’est obsolète. Comme les carrosses après l’invention de la Mercedes. » Son ami Louis-Do, à l’affiche du Théâtre du Rond-Point à Paris : « Il est beauf parfois. » Réponse : « Je sais que je suis intelligent, et pas intello. »

« Le luxe absolu »

Lecteur insomniaque, il est accro aux documentaires, et à l’histoire. D’après sa compagne, il est incollable sur le Débarquement, du nom des GI à la marque des chars. « Et il sait tout sur les éléphants », affirme sa fille de 5 ans. Dans le pays de Caux, on le voit pêcher le mardi, se promener avec sa fille le mercredi, faire ses courses à 4 heures de l’après-midi. « Cinéaste, tu branles rien de la journée », explique Beauvois. Il se compare à son père, préparateur en pharmacie à Ayre-sur-la-Lys : « Je l’ai vu faire le même geste tous les jours, à la même heure, enlever le cadenas de la pharmacie. Moi, je ne sais pas ce qui va se passer dans la journée. C’est le luxe absolu. »

Depuis 1991, il a pris des kilos, et s’est allégé d’un peu de noirceur. Sans doute grâce à sa famille de cinéma. Certains, échaudés par son caractère, l’ont quitté en route, comme le producteur Pascal Caucheteux qui l’a accompagné de N’oublie pas que tu vas mourir à La Rançon de la gloire. Le directeur de Why Not Productions refuse de s’exprimer à son sujet mais aurait dit qu’avec lui « il n’y a pas eu assez de bons moments ». D’autres, surtout des femmes, lui sont fidèles : Nathalie Baye, Sylvie Pialat, Frédérique Moreau la scénariste. Et Marie-Julie Maille, vigie taiseuse et paisible. « Sa bonne fée, ajoute Frédérique Moreau, elle monte les films à l’infini, elle colmate, rattrape tout. » Les femmes le protègent, il les appelle « mes gardiennes » en levant son verre.

Son père, décédé à 52 ans dans un asile, cachait les bouteilles et son désespoir. Xavier Beauvois boit au grand jour, avec la joie forcée des bons vivants. Quand l’ivresse devient grise, les hommes s’y cognent, « il devient con, alors qu’il est tout sauf con », témoigne un proche. Les gardiennes font rempart. « Xavier n’est jamais triste, mais souvent désespéré », avance l’une. Une autre : « Écorché vif, il a besoin de quelque chose de familial. » Pour la troisième, « il cherche son père ».

Le César de « Des hommes et des dieux » prend la poussière sur la cheminée. | VINCENT DESAILLY POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

Un jour, Xavier Beauvois a confié : « Avec Nord, j’ai cru faire un film de haine contre mon père. En fait, c’était un film d’amour. » Jean Douchet, le père spirituel, attend le jour où Beauvois, « très drôle dans la vie », se lâchera dans une comédie. « Pour l’instant, il faut qu’il s’affronte, plutôt que faire l’effronté. C’est un cinéaste de la réalité, et il n’est pas prêt à sourire du réel. » La seule comédie à son palmarès, La Rançon de la gloire, avec Roschdy Zem et Benoît Poelvoorde, est sortie en salle le jour de la tuerie de Charlie Hebdo. En ce mois de janvier 2015, personne n’avait le cœur à rire. C’est l’unique fiasco commercial et critique de sa carrière.

« Du vintage qui ne se démode pas »

Les Gardiennes, bien que recalé à Cannes par Thierry Frémaux – Gilles Jacob, ancien président du Festival, a, lui, tweeté plusieurs fois son adoration pour le film –, est l’écho féminin de Des hommes et des dieux. Ce film de deux heures un quart, qu’il a longtemps hésité à couper, distille une magie rythmée par la nature et les passions sourdes dans le huis clos d’une ferme de la Creuse en 1915, quand les femmes remplaçaient les hommes dans les champs. À des centaines de kilomètres du front, elles menaient leur propre guerre.

« IL SE SERT DE TOUT AVEC UNE INTENSITÉ QUI L’ÉPUISE LUI-MÊME. PARFOIS, IL ÉTAIT EN LARMES APRÈS UNE SCÈNE. » LAURA SMET À PROPOS DU TOURNAGE DES « GARDIENNES »

Comme d’habitude, il a tout préparé à la perfection, et tout chamboulé sur le tournage. « Il faut toujours en savoir plus que ce qu’on met dans le film. Cela permet d’improviser », dit-il. Laura Smet, fille de Nathalie Baye dans la vie et dans le film, rêvait de tourner avec Beauvois, comme sa mère dans Le Petit Lieutenant et Selon Matthieu : « Ses films sont comme les costumes Saint Laurent. Du vintage qui ne se démode pas. » Devenue gardienne, elle s’est soumise aux exigences du réalisateur. « On a passé quinze jours dans une ferme pour apprendre à conduire les bœufs, courir avec des sabots en bois, manier les outils, mais il en savait plus que nous. »

D’une minute à l’autre, Beauvois a bousculé le scénario, les dialogues, les décors, s’inspirant du geste d’un paysan local, d’un rayon de soleil… « Un film, c’est un être humain, il faut l’écouter », explique-t-il. « Au début j’étais enceinte, après je ne l’étais plus, et ensuite je ne pouvais pas avoir d’enfants… Tout a bougé en permanence, raconte Laura Smet. Il se sert de tout avec une intensité qui l’épuise lui-même. Parfois, il était en larmes après une scène. »

Frédérique Moreau, scénariste du film avec Marie-Julie Maille, n’a pas retrouvé l’histoire des Gardiennes telle qu’elles l’avaient tissée pendant des mois en Normandie. Pas plus que Sylvie Pialat n’a reconnu le livre d’Ernest Pérochon dont elle est tirée. « Il a beaucoup résisté au scénario. Et dès qu’il a trouvé le lieu, une vieille ferme du Limousin, il se l’est approprié, et il a improvisé. J’ai tenu parce que je savais qu’il y aurait un film au bout », raconte Frédérique Moreau. Le tournage dans la Creuse, coupé du monde, a été « miraculeux » selon Caroline Champetier, « comme toujours ».

Un jeune homme de 23 ans qui rêve de devenir réalisateur n’en a pas perdu une miette. « Il m’a fait la Fémis en deux mois », raconte Victor Belmondo, petit-fils de Jean-Paul, recruté comme assistant. En voiture, Xavier Beauvois et lui passaient en boucle la musique du Professionnel, de Georges Lautner (composée par Ennio Morricone). « À mon tour de transmettre », explique Xavier Beauvois, qui voudrait arrêter le temps : « Tu fais un premier film et quand tu te réveilles, t’as 50 ans. C’est inquiétant. » Un nuage passe dans le ciel normand. On reparle de la plage d’Etretat, « les galets s’en vont parfois, puis ils reviennent », et du cri de l’âne Gabin qui s’entend à cinq kilomètres à la ronde, aussi bruyant que la Porsche.

Les Gardiennes, de Xavier Beauvois, avec Nathalie Baye, Laura Smet, Iris Bry (2 h 14). En salle le 6 décembre.

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