Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Jours tranquilles à Paris
6 décembre 2017

Nécrologie : Johnny Hallyday, de l’idole yéyé à l’icône nationale

Par Véronique Mortaigne, Sylvain Siclier - Le Monde

En près de soixante ans de carrière, Johnny Hallyday, mort à 74 ans, aura abordé presque tous les genres musicaux et séduit quatre générations de Français.

Johnny est mort, le peuple est triste. Avec lui, c’est une part d’histoire française qui se fragmente. Chanteur, homme de spectacle, il avait entretenu chez chacun de ses fans l’illusion de posséder en soi une part de jeunesse indestructible, résistante aux années, aux soucis d’argent, aux maladies et aux divorces. Emblème de la jeunesse en quête d’indépendance au début des années 1960, régulièrement raillé par les défenseurs du bon goût et tout aussi régulièrement redécouvert par l’intelligentsia, Johnny Hallyday avait fini par devenir un monument national.

Johnny Hallyday aimait manger, des steaks, des choucroutes, des navarins de veau, à n’importe quelle heure, quand il avait faim. Il buvait en conséquence. Il fréquentait les salles de sport avec une assiduité hors du commun. Cabossé, boxeur flambant, Johnny Hallyday fut sans cesse à la recherche de son existence. Effaçant continuellement les limites de sa personnalité, il porta les illusions de splendeur et les paradis perdus d’une France populaire qui avait appris de lui une sorte de philosophie de « l’envers et contre tout ».

Il fut aimé des baby-boomeurs des années 1960, très vite il fut adoré par leurs parents réconciliés avec les turbulences des yéyés, puis par leurs enfants fredonnant Marie, et enfin par leurs petits-enfants adorant hurler La Musique que j’aime. En concert, ce sont donc quatre générations de Français qui reprenaient en chœur, les mains croisées au-dessus de la tête, signe ultime du ralliement, l’implacable conclusion de Gabrielle : « Dix ans de chaîne sans voir le jour, c’était ma peine forçat de l’amour/J’ai refusé, mourir d’amour enchaîné ». C’était un code de résistance à l’ennemi numéro un : l’ennui, qui pouvait priverJohnny de son envie de vivre quand il n’était pas en scène.

Le « patron » sur scène

Musiciens, techniciens, manageurs, producteurs, proches et artistes l’affirmaient : souvent zombi en coulisse, Johnny Hallyday devenait immédiatement le « patron » sur scène. Il pouvait avoir dormi deux heures, être au plus bas moralement et physiquement, lorsque la lumière venait le prendre, il était bel et bien là.

Johnny Hallyday, mort dans la nuit du mardi 5 au mercredi 6 décembre à l’âge de 74 ans, a incarné une France rêvant d’Amérique, celle des cow-boys, du rock’n’roll, de Cadillac et de motos. Dans la pure tradition du music-hall, Hallyday soignait son entrée, jambes écartées, micro en main, contemplant la foule en silence avant de crier : « Quoi ma gueule ? », provoquant une empathie immédiate. Et agrémentait ses sorties de scène de reprises de classiques français, du Piaf, du Bécaud… Chanteur dont la voix et la musique sont nées dans le rock’n’roll, il laissera aussi derrière lui l’image d’un conquérant rendu humain par la romance et la déclaration d’amour, tout autant que par la souffrance et la stigmatisation.

Jean-Philippe Smet était né à Paris le 15 juin 1943, non pas « dans la rue », comme il le chantait depuis 1969 sur un texte de son ami d’enfance Christian Blondieau, dit « Long Chris » (père d’Adeline, mariée à Hallyday en 1990 et en 1994), mais à la clinique Marie-Louise, cité Malesherbes, dans le 9e arrondissement. Sa mère, Huguette Clerc (1920-2007), mannequin chez Lanvin et Jacques Fath, a été vendeuse dans une crèmerie de la rue Lepic. Elle a rencontré Léon Smet (1906-1989), acteur belge connu, artiste de cabaret, séducteur, volage et voyageur. Le couple vit maritalement. Le père, qui fait des allers et retours au foyer familial, aurait vendu, dit la légende, le lait, les layettes et le lit de son enfant pour étancher sa soif.

Avant qu’ils ne se séparent définitivement, Huguette Clerc, fille naturelle elle-même, a obligé Léon Smet à l’épouser. Le 7 septembre 1944, Jean-Philippe Clerc devient Jean-Philippe Smet. Seule avec son fils, Huguette Clerc habite chez Hélène Mar, sœur de Léon. Ancienne actrice et cantatrice, celle-ci a épousé à Bruxelles un fonctionnaire, fils d’un missionnaire protestant allemand et d’une princesse éthiopienne, Jacob Adol Mar. Dans la France occupée, il travaille pour Radio Paris, la radio de la propagande allemande. A la Libération, il est arrêté et condamné à cinq ans de prison pour collaboration.

Débute sa vie de saltimbanque

Hélène Mar part s’installer à Londres, où elle a trouvé un engagement à l’International Ballet of London pour ses deux filles, Desta et Menen. Jean-Philippe, pour qui elle a une immense affection, est du voyage. Huguette reste, chargée de prendre soin de l’appartement et de l’oncle prisonnier. Fin 1946, Jean-Philippe/Johnny débute, à l’âge de 3 ans, sa vie de saltimbanque au milieu des femmes avec des repères familiaux perturbés – il sera toute sa vie obsédé par la figure du père, de ses dons, de sa déchéance, de son absence.

Un père, il en trouvera un en la personne de l’Américain Lee Lemoine Ketcham, comédien, chanteur, musicien sous le nom d’artiste Halliday (avec un seul « y »). Lee épouse Desta et forme avec elle et Menen le trio Les Halliday’s pour des numéros de danse et de chansons. La troupe a des engagements un peu partout en Europe, Hélène et Jean-Philippe suivent le mouvement. Le garçon découvre les coulisses, fait de petits numéros et reçoit, poussé par sa tante, une éducation artistique – danse, théâtre, guitare classique. Lee raconte à Jean-Philippe l’Amérique et les trucs du spectacle. Jusqu’au milieu des années 1970, il sera son directeur artistique.

En 1957, c’est le retour à Paris. Jean-Philippe Smet s’exprime peu, mal à l’aise avec les mots. Ce qui lui manque de connaissances livresques, il le rattrape par un sens de l’observation et une manière instinctive de voir la vie, qui seront souvent des atouts dans sa carrière. Il retrouve le 9e arrondissement, se fait des amis, dont « Long Chris », Claude Moine, futur Eddy Mitchell, Jacques Dutronc. On traîne au square de la Trinité, on se parle de rock’n’roll, de cinéma, des Etats-Unis : Elvis Presley dans ses premiers films – Love Me Tender, Loving You, Jailhouse Rock (Le Rock du bagne) –, les chansons de Chuck Berry, Jerry Lee Lewis, Little Richard ou Gene Vincent.

« Certificat de rockeur »

Pour les parents, le rock’n’roll signifie blouson noir, comportement de voyou et musique de sauvage. Pour les jeunes, c’est la liberté. Dont le lieu unique s’appelle le Golf-Drouot, à l’angle de la rue Drouot et de la rue des Italiens, tenu par Henri Leproux. Il y a un juke-box avec les 45-tours des idoles américaines, du Coca-Cola. On y imite James Dean, mort dans sa Porsche en 1955, on y parle de L’Equipée sauvage avec Marlon Brando, vu dix fois d’affilée. Et il y a des concours d’orchestres, qui mèneront peut-être à la consécration d’un passage pour un vrai concert.

C’est au Golf-Drouot, le 15 juin 1959, que Smet devenu Johnny Halliday reçoit un officiel « certificat de rockeur », mention « formidable ». Ses débuts consistent en de maladroites interprétations de rock américain, en anglais et en français. Il a un petit public et décroche de temps en temps un concert. Le 30 décembre 1959, il participe à sa première émission de radio au Marcadet Palace. Dans le public, Jil (Gilbert Guenet) et Jan (Roger-Jean Setti) duo d’auteurs-compositeurs. Ils sentent chez le gamin un potentiel, une conviction, une énergie. Un beau gosse avec un gentil sourire : rock mais rassurant.

Jil et Jan présentent Johnny à Jacques Wolfsohn, directeur artistique chez Vogue. Comme il est encore mineur, son contrat d’un an est signé par Hélène, avec quelques conseils de Lee et de Desta. Le 12 février 1960, c’est sa première vraie séance d’enregistrement, et le 14 mars sort son premier 45-tours. Sur la pochette, en noir et blanc, Hallyday, cette fois avec deux « y », ce qui fait plus américain, est agenouillé, une guitare brandie, souriant et crâneur. Quatre chansons, parmi lesquelles T’aimer follement (adaptation de Makin’ Love, notamment chantée par Johnny Burnette) et Laisse les filles, dont Hallyday signe la musique – avant tout interprète d’auteurs et de compositeurs, le chanteur a écrit plus d’une centaine de musiques, y compris celles de Les Bras en croix, La Génération perdue ou La Musique que j’aime.

Premiers concerts

Au recto du 45-tours, on peut lire : « Américain de culture française, il chante aussi bien en anglais qu’en français. » Le 18 avril 1960, Line Renaud, qui deviendra ainsi sa « marraine », préside à son premier passage à la télévision, à « L’Ecole des vedettes », qu’elle présente avec Aimée Mortimer. « Le papa est américain, la maman française. » Johnny ne dément pas. Pour le label Vogue, Hallyday va enregistrer, jusqu’au milieu de l’année 1961, une quarantaine de chansons, en majorité des textes de Jil et Jan, dont des adaptations en français de succès du rock américain, quelques titres chantés en anglais – il le refera à plusieurs reprises, sans jamais convaincre. Georges Leroux devient son imprésario, comme l’on disait à l’époque. Les premiers concerts ont surtout lieu dans des salles plus ou moins miteuses.

La sortie, en juin 1960, du 45-tours Souvenirs souvenirs va changer la donne. Le disque se vend bien et Vogue souhaite renouveler le contrat pour cinq ans. Sur la Côte d’Azur, Hallyday fait toutes les salles de la région. En septembre, à Paris, l’Alhambra, alors avant-salle du prestigieux Olympia, le met à l’affiche parmi ceux qui sont en première partie de Raymond Devos. Ça crie déjà « Johnny ! Johnny ! », il se roule par terre. La presse se moque, les patrons de l’Alhambra ne savent pas trop quoi faire, mais Devos le soutient. Il restera trois semaines.

Lors du premier Festival international du rock’n’roll organisé au Palais des sports, à Paris, le 24 février 1961, 5 000 spectateurs lui font un triomphe. Hallyday, qui ne devait durer qu’une saison, devient cette fois une affaire sérieuse. La maison de disques Barclay, dirigée par Eddie Barclay, et la branche française du Nerlandais Philips lui font de l’œil. Philips l’emporte le 19 juillet 1961. Johnny Stark devient, jusqu’en 1966, son nouvel imprésario. La johnnymania peut commencer. Le chanteur est à l’affiche de l’Olympia du 20 septembre au 9 octobre, alors que Philips vient de commercialiser deux 45-tours, l’un avec Douce violence, l’autre avec Viens danser le twist.

L’âge d’or

Les quinze ans qui suivent seront souvent considérés comme son âge d’or. Il sait durant cette période faire siens tous les styles qu’il va aborder ; il a de l’oreille, sent bien les modes musicales qui viennent des Etats-Unis et de l’Angleterre et dont il sera souvent le passeur pour le grand public français. Vocalement, il en rajoute dans le vibrato, avec une tendance à forcer le trait, à passer en force sur les chansons les plus énergiques. Cela deviendra sa marque, jusqu’à l’excès, avec des chansons comme Ma gueule ou Allumer le feu.

Avec son entrée chez Philips, le Johnny rock’n’roll s’engouffre dans la nouvelle folie américaine, le twist – plus acceptable par les parents qui financent les achats de disques de leurs adolescents. Il devient le grand frère, cousin, pote, ce que symbolise son premier album 33-tours 30 cm pour Philips, Salut les copains (référence à l’émission de radio d’Europe 1), sorti le 1er décembre 1961. Chœurs « wap-dou-wap » pour les ambiances twist, très légères critiques contre les parents qui empêchent Johnny de voir leur fille dans Si tu me téléphones, et romances façon crooner comme Retiens la nuit, écrite par Charles Aznavour et Georges Garvarentz, ou Douce violence.

Hallyday va vivre, en février 1962, son premier fantasme d’Amérique en se rendant aux Bradley Studios de Nashville, dans le Tennessee. Sa maison de disques met à sa disposition le gratin des musiciens de studio – dont les Jordanaires, choristes de Presley, pour l’album Sings America’s Rockin’Hits (avril 1962), des succès du rock qu’il chante en anglais. Mais c’est en français qu’on veut de lui. Johnny, c’est L’Idole des jeunes (45-tours, octobre 1962), l’adaptation de Teenage Idol, récent succès de Ricky Nelson. Et le nom de la médaille que lui décerne le magazine Salut les copains, dont le premier numéro est paru en juin 1962.

Ses concerts ont lieu dans une atmosphère de hurlements féminins, tandis que les garçons miment la gestuelle du chanteur. Il enchaîne les prestations, sans avoir le temps de récupérer. Le 22 juin 1963, place de la Nation, à Paris, 150 000 fans sont venus l’applaudir, ainsi que Sylvie Vartan, Richard Anthony et Les Chats sauvages. On se bouscule désormais pour travailler pour celui qui est devenu un phénomène social, chef de file de la génération yéyé, terme que l’on doit au sociologue et philosophe Edgar Morin, dans deux articles du Monde des 6 et 8 juillet, et dont le versant féminin est représenté par Sylvie Vartan. Ainsi Georges Aber et Ralph Bernet, deux trentenaires, experts en adaptations du vaste catalogue américain et britannique, qui vont mener Hallyday vers la pop anglo-saxonne, la soul, la country.

Le cinéma

En octobre 1963, il vit son rêve d’être au cinéma en beau mec gentil dans D’où viens-tu Johnny ?, de Noël Howard (1920-1987), film prétexte à des chansons, dont Ma guitare et Pour moi la vie va commencer. Johnny Rivière, le personnage qu’il interprète, joue au flipper, il porte une chemise de flanelle à grands carreaux, le jean est son emblème. Avec ses copains, il répète un rock bien sage : « A plein cœur vers toi mon amour/A plein cœur vers notre avenir/A plein cœur… » Sylvie Vartan, qui joue Gigi, la chante à son tour. Les deux échangent des œillades.

Signe de sa différence par rapport à ses camarades yéyé, on porte vite sur Hallyday des commentaires inhabituellement intellectuels – qui cohabiteront par la suite avec le Johnny crétin « Ah que coucou ! » de la marionnette de l’émission « Les Guignols de l’info » sur Canal+. Marguerite Duras écrivait en 1964, alors qu’elle effectuait un entretien pour le magazine Le Nouvel Adam : « A le voir marcher dans la grande salle vide, je comprends ; c’est de la marche que la chance est partie. Quand il marche, Johnny est comme au premier jour. » Elsa Triolet se déclare fan. Pour répondre à cette attente, sur laquelle il aura régulièrement un regard amusé, laissant les penseurs dire « leur » Johnny et lui attribuer plus qu’il n’est, Hallyday va se forger d’autres identités : le solitaire, le persécuté, le marginal, l’amoureux trahi…

En mai 1964, il est appelé au 43e régiment blindé d’infanterie de marine en garnison à Offenburg, en Allemagne. Soldat modèle comme l’a été Presley, dont les corvées et entraînements sont photographiés par la presse. Ainsi que les permissions pour vivre son idylle avec Sylvie Vartan. C’est aussi durant une permission qu’il enregistre Le Pénitencier, adaptation d’un blues que le groupe britannique The Animals vient de rajeunir avec guitare électrique et orgue, The House of the Rising Sun. L’original raconte la vie d’une jeune prostituée, et la maison en question est un bordel de La Nouvelle-Orléans. Avec Hallyday, il s’agit de la vie d’un délinquant juvénile emprisonné. Une thématique sombre qui marque une rupture avec les premières années du chanteur.

C’est Hugues Aufray qui a écrit, avec Vline Buggy, cette adaptation. « J’ai voulu lui donner la possibilité de se mouler dans un nouveau personnage, raconte-t-il. Celui du garçon rebelle, entre James Dean et Marlon Brando. Johnny avait commencé par faire du rockabilly, il s’était mis au twist et s’installait dans le yéyé. Et moi, je voyais en lui se profiler un personnage dramatique, complexe, marginal. En une nuit, l’idée m’est venue de l’imaginer en adolescent délinquant, jeté dans un pénitencier. » Sur la pochette du 45-tours sorti en octobre 1964, ironie non perçue, Hallyday est en tenue de soldat.

Tout s’accélère

La diversité stylistique va s’affirmer avec l’album Hallelujah (juillet 1965, avec notamment Mes yeux sont fous, Les Monts près du ciel, Pour nos joies et pour nos peines). Une fois rendu à la vie civile, le 18 août 1965, tout s’accélère. Gilles Thibaut (1927-2000) et Eddie Vartan (1937-2001), frère aîné de Sylvie, commencent à travailler pour lui, comme le guitariste britannique Mick Jones (qui formera plus tard le groupe Foreigner) et le batteur Tommy Brown, qui vont diriger jusqu’au début des années 1970 l’un des meilleurs orchestres d’Hallyday.

Johnny Hallyday et Sylvie Vartan se sont mariés en avril 1965 – ils divorceront en 1980. Johnny et Sylvie, c’est idéal, ça rime. Johnny le rebelle dompté par Sylvie la belle. La France est attendrie. Et encore un peu plus avec la naissance de leur fils David, en août 1966. Mais Johnny a une autre famille. Celle de ses copains, qu’il retrouve pour faire la fête, et celle de son public. Ses femmes ou ses compagnes, ses enfants passent alors au second plan.

Jusqu’au milieu des années 1970, ses albums seront variés dans leurs approches : Johnny chante Hallyday (novembre 1965), dont il compose les musiques, avance vers la pop anglaise, avec effets de guitare. Ce que poursuit La Génération perdue (octobre 1966) avec déjà des incursions dans la soul. Laquelle envahit le suivant, Johnny 67 (juillet 1967, avec Aussi dur que du bois, Je suis seul, La Seule vraie musique…). Puis ce sera le psychédélisme (le disque Jeune homme), un rock plus marqué avec le passage des années 1960 aux années 1970 (Rivière… ouvre ton lit, 1969, et Flagrant délit, 1971).

Au printemps 1967, à l’Olympia, il était encore dans la sueur de la soul music ; en novembre de la même année, au Palais des sports, les hippies sont passés par là. Il y a des milliers de pétales de rose sur la scène, Hallyday porte un collier, ajoute à son répertoire soul San Francisco, Fleurs d’amour et d’amitié, Psychedelic, on brûle de l’encens, en fond de scène un mur de phares de voiture. Au spectacle du music-hall se substitue le « show ». Aujourd’hui cela ferait un peu kermesse, pour l’époque c’est du jamais-vu.

L’argent

Lui qui a été montré en emblème des révoltes adolescentes est absent des événements de Mai 68. Johnny Hallyday, ses copains, son entourage, le milieu du show-business de l’époque sont de toute manière plutôt à droite. Sans convictions bien fermes la plupart du temps, mais parce que, arrivés au succès, à l’argent, les idées modernistes du partage avec tout un chacun les font tiquer. Hallyday, toutefois, a une conception plutôt généreuse de ce qu’il faut faire de l’argent. Il le distribue aux amis, achète voitures, maisons, objets, selon ses envies du moment, des coups de tête. Lorsqu’il faudra payer les impôts, régler les factures, cela posera problème. Il va pour longtemps se retrouver à enregistrer et tourner afin de combler les trous d’une non-gestion au jour le jour.

Johnny, de droite ? Il s’est déclaré en faveur de Valéry Giscard d’Estaing lors de la campagne présidentielle de 1974, a chanté lors d’un meeting de Jacques Chirac pour la campagne de 1988, a soutenu en 2007 Nicolas Sarkozy – lequel, en tant que maire de Neuilly-sur-Seine, avait marié, en 1996, Johnny Hallyday et Læticia Boudou, jeune mannequin de 21 ans. En 2014, il dira avoir été déçu par Sarkozy. Mais Hallyday verse aussi des cachets pour les sidérurgistes des aciéries de Longwy, lors du long mouvement social en 1979 ; il chante à la Fête de L’Humanité en 1966, 1985 et 1991 ; il est parmi les « Chanteurs sans frontières », en 1985, pour financer la lutte contre la famine en Ethiopie.

En 1969, il y a l’immense succès de Que je t’aime (de Gilles Thibaut et Jean Renard). On le revoit au cinéma, cow-boy vengeur dans le western italien Le Spécialiste (1969), de Sergio Corbucci, malfrat mutique dans Point de chute (1970), de Robert Hossein. Le journaliste Philippe Labro, romancier, cinéaste et alors patron de la radio RTL, cheville ouvrière de l’ascension de Johnny, lui écrit des chansons pour l’album Vie (novembre 1970, Essayez, La Fille aux cheveux clairs), auquel participe aussi Jacques Lanzmann sur des sujets écologiques. Dans le suivant, Flagrant délit, avec Oh ! ma jolie Sarah, Fils de personne, Labro écrit l’ensemble des textes ou des adaptations de chansons américaines.

A l’été 1972, après des concerts en apothéose au Palais des sports en 1971, avec Michel Polnareff au piano, Hallyday se lance un défi, celui du « Johnny Circus », tournée sous chapiteau avec danseurs, numéros de cirque. Un gouffre financier. Débute alors une collaboration avec le parolier Michel Mallory, dont témoignent les albums Country, folk, rock (juin 1972), Insolitudes (avril 1973, avec La Musique que j’aime), La Terre promise (1975, enregistré à Nashville). En 1976, l’album Derrière l’amour contient l’un de ses plus grands succès, Gabrielle (texte de « Long Chris », musique de Tony Cole). Hallyday ne fera pratiquement plus de shows sans interpréter ce titre. En novembre 1976, autre projet fou, le double album Hamlet, « opéra rock » d’après Shakespeare qui aurait pu donner lieu à un spectacle. C’est un échec, le public n’accroche ni aux textes de Gilles Thibaut ni à la musique de Pierre Groscolas qui flirte avec le rock progressif.

Période floue

C’est le début d’une période floue. Son public lui reste fidèle, achète plus ou moins ses disques, va à ses concerts. Du 18 octobre au 25 novembre 1979, il remplit chaque soir le Pavillon de Paris, sur le site du futur parc de La Villette, où il fête ses vingt ans de carrière ; il passe deux mois au Palais des sports en 1982, trois au Zénith entre fin 1984 et début 1985. Reste qu’il manque une flamme. Ce n’est pas une traversée du désert mais Hallyday semble s’être mis entre parenthèses, même s’il a encore quelques tubes : J’ai oublié de vivre, Elle m’oublie, Le Bon Temps du rock and roll…

Jean-Claude Camus, qui produit des spectacles d’Hallyday depuis 1976, mais ne sera son producteur attitré qu’en 1984, admettra qu’il aura fallu presque dix ans pour que ses moindres faits et gestes, ses nouveaux albums, ses concerts redeviennent des événements dont il faut parler, auxquels il faut assister.

Cette renaissance, il la doit à Alain Lévy, alors à la tête de la branche française du géant du disque PolyGram, qui contrôle de nombreux labels, dont Philips. Il lui présente Michel Berger, qui conçoit entièrement l’album Rock’n’Roll Attitude (juin 1985) avec, outre la chanson-titre, Le Chanteur abandonné et Quelque chose de Tennessee. Désormais, pour des auteurs-compositeurs-interprètes à la carrière déjà bien installée, une collaboration avec Hallyday va devenir un passage obligé : Patrick Bruel, Stephan Eicher, Zazie, Gérald De Palmas, Miossec, Raphael, Francis Cabrel… Après Berger, c’est Jean-Jacques Goldman qui est convié pour Gang (décembre 1986, avec Je t’attends et Laura).

La sortie de Rock’n’Roll Attitude a suivi de peu le tournage du film Détective, de Jean-Luc Godard. Godard et Hallyday, c’est la rencontre « de l’intellectuel qui écrivait dans Les Cahiers du cinéma et d’un loulou qui ne connaît pas le solfège », selon le journaliste Maurice Achard. Johnny vit alors avec l’actrice Nathalie Baye – ils ont une fille, Laura Smet, née en 1983 –, et le représentant de la France que l’on appelait alors « profonde », et pas encore « d’en bas », a collaboré avec deux musiciens consensuels et grands fabricants de tubes, Michel Berger et Jean-Jacques Goldman, politiquement ancrés à gauche. Hallyday redevient « in ».

Enchaîne les succès

Du Palais des sports, il va passer au Palais omnisports de Paris-Bercy à partir de 1987, puis aux stades avec pyrotechnie et gros son. Les 18, 19 et 20 juin 1993, c’est le Parc des Princes pour ses 50 ans. Hallyday devient une statue du Commandeur. Le rythme d’un album annuel diminue (Lorada, 1995, Ce que je sais, 1998, Sang pour sang, 1999, A la vie à la mort, 2002, Ma vérité, 2005, Le Cœur d’un homme, 2007…). Sur scène, il enchaîne ses succès, ceux de l’âge d’or des années 1960 et les incontournables Ma gueule, Gabrielle, Quelque chose de Tennessee, Toute la musique que j’aime ou Le Bon Temps du rock’n’roll.

En 1997, Pascal Nègre, qui a pris les rênes de PolyGram – bientôt absorbé par Universal Music Group –, fait appel à Pascal Obispo, révélé avec le succès de Tombé pour elle (fin 1994). Celui-ci compose les musiques de l’album Ce que je sais, certaines en collaboration avec Pierre Jaconelli. Et les textes sont écrits par d’autres jeunes en plein essor : Zazie, Lionel Florence, Didier Golemanas. Au cœur du disque, un énorme tube, Allumer le feu. En même temps, parce que le statut d’icône nationale passe par la reconnaissance des milieux politiques et de l’intelligentsia, l’écrivain Daniel Rondeau taille à Johnny, sur deux pages dans Le Monde du 7 janvier 1998, et dans une biographie parallèle, un costume à la hauteur de sa propre vision du chanteur : un rescapé, un roc, un survivant… Rondeau invente à l’occasion le concept de « destroyance » – ou comment vivre en dents de scie, mourir et renaître à chaque instant.

Ce que je sais inaugure aussi une image qui sera celle d’Hallyday pour les années à venir et une stratégie médiatique nouvelle : petit bouc, tee-shirt, col en V, tatouages. Les photographies du « Sphinx » proposées à la presse seront similaires à celle de la pochette de l’album. Le même style est gardé pour Sang pour sang (1999), 42e album de Johnny, composé par son fils David, avec en parallèle un contrat juteux pour la publicité des opticiens Optic 2000 – blouson à fines raies, remake façon Matrix de l’attirail James Dean, lunettes noires en plus.

L’aventure doit se parachever avec de la performance. Ce sera le Stade de France, en septembre 1998. Jean-Claude Camus, son producteur, et Pascal Nègre, PDG d’Universal Music, rêvent de gigantisme pour leur artiste. La France vient de remporter la Coupe du monde de football, tout le monde est heureux. Mais, le 4 septembre, jour du premier des trois concerts prévus dans l’enceinte de Saint-Denis, il pleut, les câbles électriques sont noyés sous les trombes d’eau. Sur la pelouse, la route-décorum où Johnny devait faire une démonstration de moto sauvage prend des allures de patinoire. Avec ce ciel bouché, adieu pyrotechnie, filin, hélicoptère. Le concert est annulé et reporté au 11 septembre. Les suivants seront un triomphe. Et la foule reprend en chœur : Allumer le feu. Johnny le Phénix.

Installation à Gstaad

Le 10 juin 2000, il fête ses quarante ans de carrière avec un concert au pied de la tour Eiffel, 500 000 spectateurs annoncés, une diffusion en direct par la chaîne de télévision TF1. Il retrouve la scène de l’Olympia. En 2004, conseillé par son beau-père, André Boudou, patron de clubs à Miami et dans le sud de la France – avec lequel il acquiert de manière éphémère une boîte de nuit à Paris, l’Amnesia –, Johnny Hallyday attaque en justice la maison de disques qui l’hébergeait depuis 1961, Universal Music, pour « abus de pouvoir », et réclame la propriété de ses bandes masters. Il perdra ses procès. Après plus de quarante ans de collaboration avec Philips et avec Mercury, Hallyday signe début janvier 2006 avec une major concurrente, Warner Music. Il enregistre pour elle notamment Le Cœur d’un homme, édité en novembre 2007, présenté comme un hommage au blues ; Jamais seul, lancé en mars 2011, collaboration avec le chanteur -M- ; Rester vivant, en 2014. Tous numéro 1 des ventes à leur sortie et dans les semaines qui suivent.

Peu avant de quitter Universal Music, Hallyday avait demandé la nationalité belge – son père, Léon Smet, l’était. Après une longue procédure, il renoncera à ce projet en octobre 2007. On parle de raisons fiscales, de son envie de devenir citoyen monégasque comme son fils David, Hallyday avance des envies de retrouver des racines familiales. En décembre 2006, il s’installe à Gstaad, en Suisse, où un forfait fiscal est accordé aux étrangers fortunés qui n’exercent pas d’activité lucrative dans le pays. Le chanteur et sa famille possèdent une large demeure sur l’île antillaise de Saint-Barthélemy. Johnny a vendu la Lorada, 5 000 m2 façon hacienda mexicaine à Ramatuelle, près de Saint-Tropez. Les Hallyday partagent leur vie entre leur appartement de Los Angeles et leur maison de Marnes-la-Coquette (Hauts-de-Seine).

En 2009, le « Tour 66 », appellation inspirée par son âge alors et par la mythique Route 66 qui traverse les Etats-Unis, est annoncé comme sa « dernière tournée ». Le sort a bien failli le confirmer. Commencée le 8 mai, elle est interrompue en décembre. Hallyday avait été hospitalisé durant l’été après une chute. En septembre, lors du Festival international de cinéma de Toronto, il révèle « qu’il avait eu un petit cancer ». Guéri. Nouvel épisode, il est opéré d’une hernie discale le 26 novembre, au surlendemain d’un concert à Orléans. Il part se reposer à Los Angeles où il va être hospitalisé en urgence, le 7 décembre, au Cedars-Sinai Medical Center pour une infection postopératoire. On le donne pour mort. Il s’en sort.

Il faut vite oublier ces images d’effondrement. Hallyday change d’entourage, de producteur, se séparant de son mentor Jean-Claude Camus pour rejoindre la société de Gilbert Coullier. Encore endettée, la star signe un contrat portant notamment sur une avance de 12 millions d’euros en vue d’une nouvelle tournée, qui débutera en mai 2012 et se terminera en décembre – avec d’autres alertes sur la santé du chanteur. A cette occasion, Sébastien Farran, venu du hip-hop, qui travaille avec Joey Starr ou Izia, devient le manageur du chanteur. Auparavant, Hallyday a fait ses débuts au théâtre, dans Le Paradis sur Terre, de Tennessee Williams, présenté du 6 septembre au 19 novembre 2011 au Théâtre Edouard-VII, à Paris.

Signe de l’éternelle popularité d’Hallyday, lors d’une courte tournée estivale en 2013, la diffusion le 15 juin, jour anniversaire de ses 70 ans, par TF1 d’un concert en direct du Palais omnisports de Paris-Bercy est suivie par près de 6 millions de téléspectateurs. Il pourrait s’arrêter là. Eh bien non. Le voici du 5 au 10 novembre 2014 avec ses copains Eddy Mitchell et Jacques Dutronc au Palais omnisports de Paris-Bercy sous le nom générique Les Vieilles Canailles, en même temps que paraît un nouvel album, Rester vivant.

De l’amour, son 50e album studio, enregistré en une dizaine de jours à Los Angeles, où il réside depuis 2013, est publié le 13 novembre 2015. Le jour des attaques terroristes près du Stade de France et dans les 10e et 11e arrondissements parisiens. Parmi les chansons du disque, où sont notamment évoqués les migrants et le jeune Michael Brown, tué par un policier à Ferguson (Missouri), Un dimanche de janvier, texte de Jeanne Cherhal, musique de Yodelice, revient sur les attentats de janvier 2015 à Charlie Hebdo et à l’Hyper Cacher et sur les marches républicaines qui ont suivi.

Et s’il devait s’arrêter de chanter ? Vivrait-il tranquillement avec Læticia Hallyday et leurs deux filles adoptives, Jade et Joy, s’en tiendrait-il à sa carrière rêvée d’acteur de cinéma comme il en exprime régulièrement l’envie ? Le film Vengeance, de Johnnie To, lui a permis de remonter les marches du Palais des festivals à Cannes en mai 2009, il tourne ensuite avec Claude Lelouch en 2014 et 2017, et dans la comédie Rock’n’Roll (2017), de Guillaume Canet ? Les fans n’y croient pas vraiment. Quand le quotidien lui prend la tête et ses forces, la musique, pour le public d’Hallyday, est sa source miraculeuse. Ainsi, Johnny, inlassablement, repart sur les routes.

Le 8 mars 2017, alors qu’une tournée des Vieilles Canailles avec Mitchell et Dutronc est prévue en juin et juillet, Johnny Hallyday annonce dans un message qu’il est soigné depuis plusieurs mois pour un cancer du poumon. Mais que ses jours ne sont pas en danger. Les fans s’alarment de nouveau. Et de nouveau s’accrochent à l’idée de sa résistance. Il faut le conserver dans l’image du maudit et du flambeur, qui aime la vitesse et l’ivresse. La tournée 2017 des Vieilles Canailles débute comme prévu à Lille, le 10 juin. Et, pourtant, l’envol de l’aigle Hallyday est cette fois définitivement entravé.

A lire aussi : « Johnny Hallyday, le roi caché », de Véronique Mortaigne, éd. Don Quichotte, 278 p., 18 €.

Publicité
Commentaires
Publicité