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Jours tranquilles à Paris
10 décembre 2017

En Chine, la reconnaissance faciale envahit le quotidien

Par Simon Leplâtre, Shanghaï, correspondance - Le Monde

De la sécurité publique au paiement en caisse automatique, la technologie est utilisée tous les jours dans la société chinoise.

Shanghaï, un après-midi d’automne. Alors que l’agent qui fait la circulation a le dos tourné, un homme entre deux âges traverse au rouge. Quelques secondes plus tard, son visage apparaît sur les écrans installés dans les arrêts de bus du quartier. Il y restera, en alternance avec celui d’autres contrevenants, jusqu’à ce qu’il aille s’acquitter d’une amende de 20 yuans (2,60 euros) au commissariat du quartier.

D’autres villes de Chine ont adopté le système. Parfois moins discrètement, comme Shenzhen, la métropole qui fait face à Hongkong, où le visage des piétons trop pressés apparaît sur un écran géant au coin des carrefours.

La méthode ne dérange pas. « Il ne faut pas traverser au rouge, donc je ne vois pas où est le problème », commente un jeune Shanghaïen en haussant les épaules. La plupart des passants ne sont pas dérangés par le caractère intrusif de la technologie, tant qu’elle vise à faire respecter la loi.

Cette acceptation du public est l’un des facteurs qui permet à l’empire du Milieu d’avoir une longueur d’avance dans le domaine de la reconnaissance faciale. « En Chine, les gens sont moins préoccupés par les questions de vie privée, ce qui nous permet d’aller plus vite », déclarait Xian-Sheng Hua, directeur de la branche intelligence artificielle d’Alibaba, le leader chinois du commerce en ligne, début octobre lors d’un forum professionnel à Amsterdam.

Et la Chine va vite : aujourd’hui, la plupart des gouvernements locaux sont équipés de systèmes de reconnaissance faciale. De plus en plus d’institutions se laissent tenter. Installée dans les dortoirs d’universités, cette technologie remplace désormais les concierges, pour savoir à quelle heure rentrent les étudiants. De plus en plus, elle prend la place des badges pour rentrer dans les bâtiments d’entreprises.

Un système très bon marché

Cet été, une utilisation inattendue du système a fait les gros titres : des toilettes publiques à Pékin ont installé un distributeur de papier toilette à reconnaissance faciale pour lutter contre les abus : pas plus de 60 cm toutes les neuf minutes pour une même personne… D’autres toilettes « 2.0 » ont suivi dans le pays…

Si le système se fait si envahissant en Chine, c’est parce qu’il est désormais très bon marché. Pour les fonctions les plus basiques, une webcam équipée d’un logiciel simple suffit. « L’important, ce sont les algorithmes, explique Leng Biao, professeur de vision informatique à l’école d’ingénierie de l’université Beihang de Pékin. Quand il s’agit de vérifier l’identité d’une personne dont on a la photo, la reconnaissance faciale est très fiable, on trouve même des logiciels gratuits sur Internet. »

Reconnaître une personne parmi une base de données de millions d’individus est une autre affaire, a fortiori s’il s’agit de la population chinoise totale, qui compte 1,4 milliard d’habitants. « Imaginez : même si vous n’avez que 10 % de marge d’erreur, appliqué à la population du pays, c’est énorme ! remarque Leng Biao. Et sur une telle population, il y a forcément des gens tellement identiques que même leurs parents ne les reconnaîtraient pas ! »

Aujourd’hui, c’est plutôt le premier type d’applications qui explose : au-delà des aéroports, des entreprises privées s’y mettent. En Chine, on peut ainsi retirer de l’argent dans les distributeurs de China Construction Bank avec son visage. Quant à Alipay, la branche financière d’Alibaba, elle teste en ce moment cette option pour payer dans ses petits supermarchés haut de gamme « Hema ».

Des courses sans téléphone, ni portefeuille

Dans l’un de ces magasins au nord de Shanghaï, les terminaux de paiement sont équipés de caméras 3D, comme sur le dernier iPhoneX. Après avoir enregistré votre visage, dont Alipay vérifie la conformité avec votre carte d’identité, vous pouvez faire vos courses sans votre téléphone, ni votre portefeuille. A la sortie de Hema, une jeune femme venue déjeuner dans cette épicerie restaurant, trouve cette fonction « amusante », mais pas vraiment plus efficace que le paiement mobile, lui aussi rapide et déjà répandu en Chine.

Pour l’instant, une fois votre identité reconnue par la machine, il faut encore entrer votre numéro de téléphone, une « double vérification » imposée par la loi chinoise, explique une communicante d’Alipay, qui rappelle qu’il s’agit là d’un projet pilote.

Mais Alibaba, et son concurrent le plus proche, JD.com, travaillent tous deux sur un projet de supérettes entièrement automatisées. Il est encore en phase de tests dans les locaux des deux leaders du commerce en ligne, où l’on entre et où l’on paie grâce à la reconnaissance faciale uniquement.

JD.com s’apprête aussi à vendre un service fondé sur la vision artificielle, permettant aux exploitants de supermarchés d’analyser le comportement de leurs clients, d’afficher des publicités ciblées grâce à des écrans munis de caméras, et même d’analyser la population qui passe devant leurs magasins…

Un marché à la croissance exponentielle

D’après une étude du cabinet Analysys, le marché de la reconnaissance faciale dépassait le milliard de yuans en 2016 (128 millions d’euros), et devrait être multiplié par cinq d’ici à 2021. Pour autant, si nombre d’entreprises s’y mettent, rares sont celles qui ont de réelles capacités dans le domaine, pointe le professeur Leng Biao. « Une dizaine tout au plus, ont les moyens de créer leurs propres algorithmes, et de les faire évoluer », estime-t-il.

Deux sociétés, en particulier, ont pris de l’avance : Sensetime, et Megvii sont devenues des licornes en 2017, dépassant le milliard de dollars de valorisation. Les deux entreprises utilisent l’intelligence artificielle pour affiner leur analyse d’image, et elles ne cessent d’étendre leurs activités, au fil de tours de table qui rassemblent géants de la tech et fonds d’investissements gouvernementaux.

Sensetime, installée à Hongkong, collabore avec une quarantaine de gouvernements locaux, et elle fournit en parallèle des logiciels permettant d’améliorer les photos aux principales marques chinoises de smartphones, Huawei, Oppo, Vivo et Xiaomi.

Même schéma pour Megvii, dont le siège est à Pékin, qui travaille avec Alibaba sur des systèmes de paiement d’un côté, et revendique 3 000 arrestations grâce à sa technologie, de l’autre. « Nous voulons être les yeux et le cerveau des villes, afin que toutes les prises de vue urbaines deviennent des données sur la ville », détaille un de ses porte-parole.

90 % de précision en quelques secondes

En matière de sécurité publique pourtant, le leader est une petite société de Shanghaï. Malgré ses technologies de pointe, IsVision n’a ni « showroom » ni écrans plats pour impressionner les visiteurs. A la place, le mur de l’entrée est recouvert de plaques officielles dorées célébrant, par exemple, « la meilleure entreprise informatique de Shanghaï ». Pour ses clients, des responsables de polices locales, ces distinctions valent bien des discours.

Fondée en 1999, l’entreprise sert aujourd’hui vingt-deux provinces et municipalités indépendantes chinoises, sur trente-quatre, dont le Tibet et le Xinjiang. Dans les locaux, des ingénieurs montrent l’application qui équipe les smartphones de la police, permettant d’effectuer des contrôles d’identité rapides. Un autre outil équipe les caméras de surveillance : une fois votre visage ajouté à une « liste noire », impossible de passer devant la caméra sans déclencher une alarme !

IsVision a remporté son plus gros contrat en 2015 : le ministère de la sécurité publique lui a commandé un système de reconnaissance faciale national. Objectif : 90 % de précision en quelques secondes. « Nos capacités sont les plus importantes du monde, tout simplement parce que personne n’a affaire à une telle quantité d’informations ! », explique fièrement Liu Shuchang, le directeur des ventes.

« Pour la police, la reconnaissance faciale est très pratique. Elle ne possède pas les empreintes digitales de tous les Chinois, alors que grâce aux cartes d’identité, tous les visages sont connus. Notre algorithme peut comparer 1,4 milliard de personnes en 2 ou 3 secondes ! », poursuit-il.

« Prévenir le crime »

Pour les autorités, la reconnaissance faciale s’inscrit dans un système plus large visant, affirment-elles, à « prévenir le crime ». « En utilisant des systèmes et des équipements intelligents, on peut savoir à l’avance qui pourrait être un terroriste, qui pourrait faire quelque chose de mal », avait ainsi décrit sans fard Li Meng, vice-ministre des sciences et des technologies, à la mi-juillet.

Grâce à l’intelligence artificielle, les autorités peuvent analyser de plus en plus de données à la fois publiques et provenant d’entreprises privées, contraintes par la loi de livrer leurs données sur demande. « Nous sommes en train de passer d’une approche passive, réactive, de la sécurité, à une approche active : maintenant, grâce à des listes noires de suspects, on peut agir avant que les crimes ne soient commis », assure Liu Shuchang. Vertigineux.

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