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Jours tranquilles à Paris
16 décembre 2017

Débat : en quoi "Blow up" d'Antonioni serait-il "inacceptable" ?

Une professeure de l'université de Californie à Los Angeles (UCLA) Laure Murat, considère "Blow up" de Michelangelo Antonioni comme un parangon de violence faite aux femmes (Libération du 12 décembre). On s'interroge.

On vit une époque bizarre. Dans la foulée de l’affaire Weinstein, la parole des femmes se libère, d’autres affaires font surface, les violeurs et autres agresseurs sexuels sont cloués au pilori de l’opinion, bientôt peut-être de la justice. Il y a un avant et un après, les mentalités et comportements vont évoluer, du moins l’espère-t-on, et les hommes abusifs y regarderont à deux fois avant de forcer sexuellement une femme (ou un autre homme). Jusque-là, tout va bien, on se réjouit de ce changement de paradigme et on approuve sans réserve.

En revanche, ce qui inquiète, c’est de voir le cinéma victime collatérale de cette grande avancée dans les relations hommes-femmes. Dans Libération, une première salve fut tirée par un des chroniqueurs réguliers maison, Daniel Schneidermann : partant d’un angle intéressant (le sexisme et le regard masculin dans une partie du cinéma), le chroniqueur finissait par noyer le bébé dans l’eau du bain en reprochant à Almodovar d’avoir esthétisé un viol dans Parle avec elle (Almodovar ?! Le grand portraitiste des femmes, trans, gays et lesbiennes, réduit d’une phrase en symbole de la domination masculine), ou en cataloguant Belmondo harceleur de Jean Seberg dans A Bout de souffle, confondant allègrement acteurs et personnages, réalité et fiction. Le deuxième tir vient d’être envoyé par Laure Murat, professeure à UCLA, toujours dans Libération (12 décembre). Le titre de sa tribune a de quoi secouer tout honnête cinéphile : « Blow up, revu et inacceptable ».  Qu’est-ce qui est inacceptable dans ce chef-d’œuvre selon Laure Murat ? La façon dont se comporte le photographe et personnage principal du film vis-à-vis de ses modèles. L'universitaire ne tolère plus cet « étalage d’une misogynie et d’un sexisme insupportables », mais ajoute, « dont rien ne dit d’ailleurs qu’Antonioni la cautionne personnellement ».

blow1

Cinéaste moderne

Laure Murat aurait peut-être du s’arrêter plus longuement sur la dernière partie de sa propre phrase. En effet, rien ne dit qu’Antonioni approuve son personnage. D’une manière générale, un auteur ne cautionne pas nécessairement tous les agissements de ses personnages de même que le sens général d’un film n’est pas réductible à la personnalité d’un de ses personnage.  Cette règle est peut-être encore plus vraie s’agissant d’Antonioni, cinéaste moderne : moderne, notamment parce que son regard marque une distance avec ses personnages, ne leur imprime pas une valeur morale absolue (bon ou méchant, ça n’existe pas dans son cinéma qui travaille les zones de gris et le mystère de l’existence). Antonioni n’a jamais recours au sentimentalisme, au pathos, et aux processus d’identification usuels du cinéma grand public et notamment hollywoodien (c’est la fameuse « froideur » antonionienne). Dans Blow up, il montre un photographe de mode qui se conduit en effet comme un petit coq égotiste, macho, désagréable avec ses modèles féminins (mais aussi avec son assistant masculin), mais le cinéaste n’indique jamais s’il en pense du bien ou du mal, laissant le jugement moral à la libre appréciation de chaque spectateur. Non seulement rien ne dit qu’Antonioni approuve son photographe, mais peut-être même qu’il en pense la même chose que Laure Murat, qu’il a précisément voulu montrer une domination masculine odieuse toujours à l’œuvre dans le cool swinging London et dans le milieu de la mode à travers ce photographe imbu de lui-même.

Quant à la scène de viol, il s’agit d’un jeu sexuel certes un peu brusque mais où les deux filles sont autant actives que l’homme : y voir un viol, c’est pousser le bouchon (et quand bien même serait-ce un viol, comment affirmer avec certitude que l’impavide auteur en ferait la promotion ?). Ce que Laure Murat omet de dire, c’est que Blow up est autant fasciné que distant face à ce swinging London, sa pop, son rock, sa libération sexuelle, et cette fascination critique se retrouve dans le regard posé sur le personnage joué par David Hemmings : le cinéaste ne fait rien pour susciter l'empathie du spectateur pour ce personnage opaque et désagréable. Le sujet de Blow up, c'est ce qu'on voit, croit voir ou ne voit pas dans une image. Au lieu de faire de ce film une publicité pour le viol avec un simplisme qui laisse pantois, la chercheuse aurait pu prolonger cette réflexion sur ce que dit ou cache une image, mais aussi resituer Blow up dans le contexte général de l’oeuvre du maestro qui a consacré sa vie de cinéaste à magnifier les femmes, à les filmer à égalité ou plus en valeur que les hommes, à mettre en crise la masculinité et le couple traditionnel bourgeois, à mille lieues de tous les clichés conscients ou inconscients sur les hommes prédateurs et les femmes proies.

La fiction n'est pas la réalité

Au-delà de Blow up, il faudrait selon Laure Murat, relire toute l’histoire de l’art, du cinéma, de la littérature à l’aune de l’affaire Weinstein, en faisant « l’analyse en profondeur de l’histoire des représentations, des discours, de leurs ambiguités et de leurs effets et avec une désacralisation de l’esthétisme, dont l’empire étouffe tout jugement » (c’est nous qui soulignons). Cette phrase-là laisse abasourdi.  « Désacraliser l’esthétisme », c’est vider l’art de sa substance, de sa raison d’être, c’est vouloir tuer l’art en le réduisant à du journalisme, à du commentaire sociologique, à de la réthorique politique ou morale dénuée de tout effort de transfiguration. « Analyser les discours, leurs ambiguités, leurs effets », pourquoi pas, mais à condition de ne pas faire dire à un film d’Antonioni ce qu’il n’a jamais dit. A condition de ne pas réduire à néant l’ambiguité, la part de mystère, qui fait souvent le prix des œuvres artistiques. A condition de ne pas vouloir transformer les œuvres en slogans militants ou en vecteurs obligés de correction politique. A condition aussi de ne pas imaginer que les effets des œuvres induisent automatiquement les comportements des spectateurs dans la vie. Désolé, j’ai beau adorer Blow up, je ne me suis jamais conduit dans la vie comme le personnage joué par David Hemmings, j’ai vu des dizaines de films mettant en scène des meurtres, des tueurs en série, des viols, des massacres, des bastons et je n’ai jamais frappé, tué ni violé quiconque.

On a l’impression d’enfoncer une porte mille fois ouverte mais répétons-le encore : il ne faut pas confondre le réel et la fiction, la réalité et le fantasme, les pensées et les passages à l’acte, le lieu du vécu et le lieu du symbolique. L’art en général, le cinéma en particulier, sont des endroits où se produisent un tas de choses interdites dans la vie et dans la société par la morale commune (et c’est heureux). Les Grecs appelaient cela la catharsis. On va au cinéma pour voir des gens s’aimer, triompher d’épreuves, porter haut le Bien, mais aussi éventuellement pour les voir se détester, se trahir, s’entretuer et semer le Mal, on y va pour voir des héros ou héroïnes mais aussi des bad girls et des bad boys, on y va pour voir et ressentir tout le spectre émotionnel possible y compris la peur ou l’inquiétude, pour y sublimer toutes nos mauvaises pensées et mauvaises pulsions, toutes nos angoisses, parce qu’elles reflètent nos vies ou au contraire parce qu’on ne tient pas à les vivre dans la vraie vie. On aime Psychose mais personne n’a envie d’être réellement Norman Bates ni sa proie. On aime Star wars ou James Bond sans forcément se prendre pour un super héros qui va tomber toutes les femmes d’un claquement de doigts. On sait faire le distingo entre les contes et la vraie vie.

Godard, Hitchcock, Scorsese

Si on analyse les discours et leurs effets sans tenir compte de l’esthétisme, en prenant l’affaire Weinstein comme nouveau baromètre absolu et le male gaze comme critère à charge et unique, en posant de surcroit une équivalence entre les agissements d’un personnage et ceux de l’auteur et/ou des spectateurs,  je crains que n’y survivent pas les œuvres de Godard, de Pasolini, d’Hitchcock, de Scorsese, pas plus que celles de Sade, de Flaubert ou de Bataille, ni celles de Bosch, de Degas, de Picasso ou de Bacon (liste évidemment non exhaustive). Quand Laure Murat parle du cinéma comme « promoteur du viol » ou reconducteur des violences sexistes, on a juste envie de rappeler que le viol et la violence sexiste existaient bien avant le premier vagissement des frères Lumière. Sauf à confondre causes et effets, le cinéma est au mieux ou au pire un reflet du monde, de la société, des courants de pensée de son époque, et surtout de l’imaginaire individuel des cinéastes. Ces derniers étant de plus en plus des femmes et des membres de la communauté LGBT, le cinéma évolue forcément et va continuer après cent ans d’indéniable domination masculine, laquelle n’a toutefois pas empêché que naissent des chefs-d’œuvre ni que s’expriment des cinéastes masculins non machistes et non dominants. Mille fois oui au féminisme, mille fois oui à l’égalité hommes-femmes, mille fois oui à la lutte contre les « porcs », mille fois oui au combat contre les codes masculinistes, mais non aux lectures erronées, anachroniques et simplistes des grands films, non à un révisionnisme tâtillon et procédurier qui voudrait envoyer une part de l’histoire de l’art devant le même tribunal que Harvey Weinstein. Que le regard change au fil des époques, soit, mais de là à rendre un chef-d'oeuvre inacceptable, non. Nous avons revu Blow up et n’y avons rien décelé d’inacceptable, au contraire : c’est un film indispensable pour toute personne aimant l’art cinématographique et curieuse de savoir ce qu’est une oeuvre qui résiste magnifiquement à l’épreuve impitoyable du temps

Le rôle du photographe de mode est directement inspiré de David Bailey qui, à l'époque, vivait avec Catherine Deneuve.

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David Bailey et Catherine Deneuve

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