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Jours tranquilles à Paris
5 janvier 2018

Le New York de Basquiat, entre graffitis et galeries

Par Harry Bellet - Le Monde

Une exposition d’œuvres de l’artiste américain, présentée à Londres puis à Francfort, fait revivre « The Big Apple » au temps où la ville était déclarée en faillite.

Depuis qu’en mai 2017, chez Sotheby’s, Yusaku Maezawa, un collectionneur japonais, a jugé bon d’acheter un de ses tableaux pour 110,5 millions de dollars (99,5 millions d’euros), on ne regarde plus les œuvres de Jean-Michel Basquiat, mort d’une overdose en 1988 à l’âge de 27 ans, autrement que comme un tas de billets de banque. C’est moche, mais cela n’a pas que des inconvénients : la flambée de la cote ayant entraîné celle des primes d’assurance, les conservateurs de musée désireux de l’exposer doivent faire preuve d’imagination.

Ainsi Eleanor Nairne, du Barbican Art Center de Londres, qui lui consacre une exposition, et Dieter Buchhart, de la Schirn Kunsthalle de Francfort, où l’exposition ira en février, n’ont pu réunir qu’une cinquantaine d’œuvres peintes, essentielles toutefois. La relative maigreur de l’accrochage est compensée par un travail de documentation remarquable qui fait revivre le New York du tout début des années 1980, au temps où la ville était déclarée en faillite.

Les mafias y tenaient encore le haut du pavé, Broadway et Time Square étaient des hauts lieux de la prostitution, les clochards faisaient partie du paysage et on vendait de la drogue à peu près partout. Les seringues abandonnées sur les trottoirs y traînaient d’autant plus longtemps que les services publics étaient défaillants, sinon moribonds : la ville ne pouvait plus payer ses fonctionnaires, des éboueurs aux policiers.

Un milieu âpre, dur, voire violent

Une ville ruinée, mais où tout était possible, et d’abord pour les jeunes artistes. L’écrivain et journaliste Glenn O’Brien – qui fut également le scénariste de Downtown 81 (New York Beat Movie), où Basquiat jouait le rôle d’un artiste expulsé par son propriétaire – en témoignait dans le catalogue de la rétrospective organisée en 2010 par la Fondation Beyeler en Suisse : « New York City était vraiment le Far East sauvage. Fusillades. Bandits. Violences. Mauvais quartiers. La plus grande ville du monde était complètement fauchée, et c’était passionnant. (… ) Les artistes pouvaient y vivre et y travailler. Exposer était le seul problème. Les galeries existantes étaient prises. Il fallait que l’art se trouve un endroit où crécher. Il devait dormir dans la rue, en espérant qu’on vienne le ramasser pour le ramener dans un bel appartement. Et c’est comme cela qu’il y a eu le graffiti. »

C’est dans ce milieu âpre, dur, voire violent que grandit Jean-Michel Basquiat. Portoricain par sa mère, Haïtien par son père, il naît à Brooklyn le 22 décembre 1960. Sa famille appartient à la petite bourgeoisie : son père est comptable. A 7 ans, le gamin parle trois langues et fréquente une école catholique. Mais il est rebelle : à 14 ans, il fait sa première fugue. Plus tard, il renverse un pot de crème à raser sur la tête du principal de son collège : c’est en juin 1978, date à laquelle il quitte définitivement l’école mais aussi le domicile familial.

Avec son camarade de classe Al Diaz, il crée le personnage de « SAMO© » – pour « same old shit » – et tague sous ce nom. Pas des graffitis à proprement parler, mais des aphorismes ou des slogans, et des poèmes : il est fasciné par William Burroughs. Et pas n’importe où, mais sur les murs des quartiers où sont alors regroupées les galeries d’avant-garde.

Ami et complice de Warhol

Selon l’artiste Henry Flynt, qui les photographia à l’époque – les 57 planches du portfolio qu’il en a tiré sont toutes dans l’exposition –, « ce qui est important, c’est qu’il les dessinait sur les murs de Soho et de l’East Village… » Des lieux alors branchés, hantés par la figure d’Andy Warhol, dont il devient l’ami et le complice puisque, à l’initiative du galeriste suisse Bruno Bischofberger, ils réaliseront une série d’œuvres à quatre mains, à six même si on y ajoute la collaboration de Francesco Clemente.

Basquiat est repéré très tôt : un article en décembre 1978 raconte ses exploits de graffeur aux lecteurs de Village Voice. Un mois auparavant s’était ouvert The Mud Club, qui sera durant cinq ans « la » boîte du quartier de Tribeca. Basquiat y passe presque toutes ses soirées, sur la piste de danse mais il s’essaye aussi aux platines.

Il devient ensuite un habitué de l’Area, sur Hudson Street. Dans ces lieux aujourd’hui mythiques, on pouvait croiser de jeunes talents, comme le chanteur Klaus Nomi, mais aussi Grace Jones, Kid Creole, Madonna, Debby Harry du groupe Blondie – laquelle lui achète dès 1980 un tableau qu’elle paye 100 dollars –, ou Keith Haring, mais aussi des vieux comme Warhol ou encore Arman.

La galeriste Annina Nosei prête sa cave, dont il fait son atelier. A quelqu’un qui lui demande s’il n’est pas gêné de travailler dans de telles conditions, il répond : « Parce que je suis noir ? Si j’étais blanc, on appellerait juste ça un artiste en résidence ! »

« The Radiant Child »

Une première exposition personnelle, en mai 1981 à Modène, en Italie, à l’initiative d’Emilio Mazzoli, une deuxième en mars 1982 à New York chez Annina Nosei, suffisent à convaincre le critique Rudi Fuchs de l’inclure dans la septième Documenta de Cassel. Basquiat a 21 ans, c’est le plus jeune artiste à y avoir participé. Même chose pour la biennale du Whitney organisée l’année suivante. Le poète et critique René Ricard ne s’y était pas trompé, en titrant « The Radiant Child » (« l’enfant rayonnant ») l’article qu’il lui avait consacré, en décembre 1981, dans la prestigieuse revue Art Forum.

Un enfant surdoué, mais parfaitement en phase avec l’art de son temps et celui qui l’avait précédé : ses écritures sont contemporaines de celles de Jenny Holzer ou de Lawrence Weiner, dont il partageait le goût pour les qualités plastiques du graphisme et de la lettre. Ainsi, tous les textes de Basquiat sont rédigés en lettres majuscules, dans une typographie qui n’appartient qu’à lui. Le « E », par exemple, est le plus souvent privé de sa barre verticale, et simplement résumé à ses trois horizontales.

Des lettres, il passe facilement aux signes. L’exposition montre son intérêt pour un livre de Henry Dreyfuss publié en 1972, Symbol Sourcebook : An Authoritative Guide to International Graphic Symbols. Et en particulier pour le chapitre énumérant et décrivant des signes tracés sur les trottoirs et les façades par les clochards ou les vagabonds afin de livrer des informations à leurs pairs : « attention, chien méchant » signalé par deux « w » se chevauchant… On les retrouvera, peu ou prou, dans ses tableaux ultérieurs, qui sont d’emblée d’une grande sophistication et témoignent d’une connaissance de l’art pointue, immédiatement perçue par ses premiers critiques : « Si Cy Twombly et Jean Dubuffet avaient un enfant, ce pourrait être Jean-Michel », écrivit l’un d’eux.

Bouffé par la drogue

Un enfant génial, qui échappa au sida mais fut bouffé par la drogue – le 12 août 1987, un mélange surdosé d’héroïne et de cocaïne le tua. A moins que ce ne soit plus généralement la violence du New York des années 1980 ?

En 1985, il avait eu les honneurs de la couverture du New York Times Magazine. Mais pas pour saluer son talent, ni mettre, enfin, un artiste noir en « une » du journal... Le numéro était consacré à une longue enquête intitulée « New Art, New Money : The Marketing of an American Artist » (« Art nouveau, argent nouveau, le marketing d’un artiste américain »).

Lors d’une cérémonie qui suivit son enterrement, son ami le graffeur Fab 5 Freddy récita un poème composé par l’écrivain – noir – Langston Hughes en 1937. Il se termine par : « Nobody loves a genious child./ Kill him – and let his soul run wild. » C’est-à-dire : « Personne n’aime un enfant prodige. Tuez-le et laissez libre cours à son âme ».

« Basquiat – Boom for Real », Barbican Art Gallery, Silk Street, Londres. Du dimanche au mercredi de 10 heures à 18 heures, du jeudi au samedi de 10 heures à 22 heures (fermé du 24 au 26 décembre). Jusqu’au 28 janvier. Catalogue 296 pages, 39,99 £.

Schirn Kunsthalle, 60311 Francfort-sur-Le-Main, du 16 février au 27 mai.

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