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Jours tranquilles à Paris
2 février 2018

« Jeff Koons donne l’impression de vouloir célébrer son œuvre et sa personne »

jeff

La ministre de la culture, Françoise Nyssen, et l’artiste Jeff Koons, à Paris, le 30 janvier 2018. STÉPHANE DE SAKUTIN/AFP

Par Michel Guerrin - Le Monde

Dans sa chronique, Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde » relie la polémique sur Charles Maurras et celle sur le « cadeau » de Koons à Paris. Au cœur de ces deux conflits culturels, la subtile frontière entre commémoration et célébration.

Commémorer ou célébrer ? La nuance est ténue. Et délicate. Elle est au centre de deux conflits qui agitent la culture depuis quelques jours. Une œuvre de Jeff Koons et l’œuvre de Charles Maurras (1868-1952).

Commençons par l’artiste américain qui souhaite offrir à Paris, en hommage aux victimes des attentats de 2015, une sculpture de 12 mètres de haut et de 33 tonnes, nommée Bouquet of Tulips, avec le soutien de l’ambassade des Etats-Unis, de la maire socialiste Anne Hidalgo et de mécènes qui en paieront l’installation. Cette main tenant un bouquet de fleurs colorées serait installée entre le Musée d’art moderne de la Ville de Paris et le ­Palais de Tokyo, dans le 16e arrondissement de la capitale. Embarrassé, le ministère de la culture dira oui ou non.

Le problème, c’est que ce cadeau, beaucoup d’acteurs du monde de l’art et de la culture, et non des moindres, n’en veulent pas. Ils le disent et ils l’écrivent. Koons réalise ainsi un petit exploit dont il se serait sans doute passé. Car il fut un temps où l’art contemporain était défendu par une tribu qui faisait bloc. La moindre critique contre ses pratiques, ses acteurs, ses artistes, ses expositions, était vécue comme un procès mené par des hurluberlus réactionnaires ou ringards. Koons a fissuré ce monolithe. Et c’est inédit.

Les arguments contre lui sont multiples – esthétique, coût, etc. Ajoutons celui-ci : la famille de l’art se sent en danger avec cette affaire Koons. Car, si l’art contemporain a largement remporté sa bataille de légitimité, tant il a ­contaminé les expositions, la mode, la musique, l’entreprise, les revues branchées, la publicité, les festivals et les ventes aux enchères, il traîne aussi une sale réputation, à cause d’une poignée d’artistes mondialisés qui pourraient fragiliser l’édifice.

Un univers « sans foi ni loi »

Ces noms mondialisés sont au cœur du livre de Jean-Gabriel ­Fredet Requins, caniches et autres mystificateurs (Albin Michel, 2017), qui décrit un univers de l’art contemporain « sans foi ni loi », régi par la spéculation, le blanchiment d’argent, la provocation ­cynique, et par quelques artistes qui affichent en public des élans sociaux et solidaires et qui, en privé, font tout le contraire. Jeff Koons en est l’emblème – une de ses œuvres figure en couverture du livre de Fredet. Du reste, on n’imagine pas combien la majorité de la famille de l’art déteste Koons. Beaucoup l’ont moqué en 2014 lors de sa rétrospective au Centre Pompidou, mais ils l’ont fait en sourdine.

En fait, tant que ces artistes mondialisés restent dans leur monde, la famille grince mais ne bouge pas. Elle a ri sous cape quand Koons a présenté au Louvre ses sacs Vuitton imprimés de tableaux de maîtres anciens. Ou quand LVMH, numéro un mondial du luxe, a annoncé des résultats record pour 2017 en partie grâce au succès de ces sacs.

Mais là, c’est différent. Une partie du monde de l’art entre en rébellion, estimant que, avec ses tulipes, Koons va trop loin. Il sort des lieux de l’art ou de l’argent pour gagner l’espace public. Il s’échappe du terrain de l’esthétique pour faire une percée dans le champ de la commémoration. Il n’est plus dans l’entre-soi, il tutoie la mémoire et la douleur collectives.

Et, là, ça ne passe plus. Comme ne passent plus ses mots pour justifier ses tulipes, d’une niaiserie rare – « Je propose un acte d’amour ». En fait, par ses états de service, et sa volonté d’installer son œuvre entre deux musées, il donne l’impression de vouloir moins commémorer les victimes du terrorisme que célébrer son œuvre et sa personne.

Accepter notre passé

Commémorer ou célébrer, c’est aussi le problème pour Charles Maurras. Qui n’est pas nouveau. Le 20 avril 1968, Le Monde publiait deux pages intitulées : « Faut-il se souvenir de Charles Maurras ? » Réponse : « Sa stature mérite mieux que le silence. Il a trop impressionné les esprits pendant cinquante ans. »

C’est pour cela que l’écrivain et homme politique d’extrême droite, raciste et antisémite, proche de Vichy et de ses infamies, condamné à la Libération, qui aurait 150 ans aujourd’hui, figure dans un livre de 340 pages visant à commémorer, en 2018, des noms et événements qui ont marqué notre histoire.

La ministre de la culture, ­Françoise Nyssen, vient de décider du contraire. Ou plutôt de changer d’avis. Elle a jeté au pilon un ouvrage déjà diffusé, qu’elle avait préfacé, pour le ressortir censuré des deux pages sur Maurras. Elle a suivi l’avis de Frédéric Potier, « M. Antiracisme » du gouvernement, ou de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra), pour qui « commémorer c’est rendre hommage ».

Commémorer n’est pas rendre hommage, ni célébrer, comme l’ont bien dit les historiens Jean-Noël Jeanneney et Pascal Ory, qui font partie du comité d’experts qui avait retenu Maurras. Commémorer, c’est accepter notre passé, flamboyant ou noir, et l’affronter pour le comprendre. Du reste, dans ce livre, il n’y a pas que des saints, sinon il n’y aurait pas grand monde. On y trouve le sanguinaire Simon de Montfort, qui trucida l’Albigeois au XIIe siècle, la grippe espagnole, qui fut une hécatombe, la guerre de 1914-1918, qui fut une boucherie, et la date de 1768 quand la Corse devint française – pas sûr que tout le monde soit ravi sur l’île.

Panique morale des élites

Rayer Maurras, c’est refuser de voir l’influence énorme qu’il a eue sur les esprits au-delà de ­ l’Action française et donc s’interdire de comprendre la société des années 1920-1940. C’est prendre en otage l’histoire au nom des enjeux actuels. C’est refuser d’affronter le passé antisémite du pays et ses connivences avec l’occupant nazi. C’est laisser la place aux fantasmes, notamment sur Internet, autour d’un réprouvé.

Outre que son revirement fait désordre, Mme Nyssen, bien de son époque, cède à une panique morale des élites, qui entendent trier dans notre histoire les bons, à glorifier, et les méchants, à mettre sous le tapis. C’est juste un peu plus compliqué.

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