Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Jours tranquilles à Paris
21 février 2018

Bangkok croule sous les lupanars

Par Bruno Philip, Bangkok, correspondant en Asie du Sud-Est - Le Monde

La prolifération d’« établissements de bains » inquiète les autorités thaïlandaises. Grands consommateurs d’eau, ces bordels déguisés en salons de massage pompent illégalement la nappe phréatique de la mégapole.

LETTRE DE BANGKOK

On savait déjà que l’avenir de Bangkok était, à terme, problématique : croulant sous le poids des gratte-ciel qui sont autant de symboles de la modernité de cette vibrante mégapole de l’Asie du Sud-Est, la capitale thaïlandaise s’enfonce de plusieurs centimètres par an dans le sol marécageux des abords du fleuve Chao Praya.

Ce que l’on ne savait pas, c’est que la prolifération de salons de massage où le massage n’est pas la prestation unique est devenue au fil des temps un nouveau facteur de naufrage potentiel : les bordels proposant la célèbre spécialité de la maison, le « soap massage » – ou nettoyage du client à l’eau savonneuse par les prestataires de service, pompent la nappe phréatique avec une telle constance que la stabilité déjà précaire de la ville en est d’autant plus affectée.

Dans le but de lutter contre l’inéluctable, le commandant adjoint du Département de la suppression du crime et de la protection de l’environnement et des ressources naturelles, Suwat Inthasit, a mené fin janvier un raid musclé dans plusieurs « établissements de bains » de la capitale. Tour à tour, les « spas » Embassy, Long Beach, The Lord et Copacabana ont vu les courageuses équipes de la protection de la nature débarquer dans ces lieux d’opprobre et de stupre.

« Nous allons aujourd’hui examiner les modes de pompage de l’eau, et ce dans chaque chambre de massage », a lancé le commandant adjoint devant les journalistes avant de partir à l’assaut. « Nous soupçonnons que les responsables de l’établissement utilisent frauduleusement et abusivement la nappe phréatique », avait-il auparavant précisé. Le but de la manœuvre était ainsi clairement d’ordre écologique : il est plus que temps de prendre des mesures appropriées afin d’éviter la disparition programmée de Bangkok. Plusieurs autres facteurs expliquent par ailleurs la menace : érosion des berges du fleuve, changement climatique, élévation du niveau de la mer, etc.

Scandale

En l’occurrence, il n’a pas été question du fait que ces « massage parlors » ne sont pas seulement des voleurs d’eau mais sont aussi des bordels déguisés où chaque client choisit sa « masseuse » en vitrine… Même si la prostitution est illégale en Thaïlande, elle est, comme l’on sait, amplement pratiquée et quasiment au grand jour au « pays du sourire ».

L’honnêteté oblige cependant à rappeler que si ce raid contre les pompeurs d’eau abusifs a été déclenché, c’est qu’il est intervenu en point d’orgue à une affaire qui avait précédemment défrayé la chronique de « Krung Thep » , ou « la cité des Anges », nom thaï utilisé par les habitants de Bangkok. A la mi-janvier, cinq policiers thaïlandais, dont un haut gradé, avaient été accusés de se faire payer « en nature » par les patrons des « spas » mentionnés plus haut ; en échange de prestations gratuites de « massage », il était convenu qu’ils porteraient un regard bienveillant sur les activités d’ordre moins « thérapeutique » des établissements susnommés.

Outre les policiers, une vingtaine d’autres officiels – dont un responsable de la lutte contre le trafic d’être humains et un percepteur des impôts – ont ensuite été embringués dans l’affaire. Et quand on finit par apprendre que l’ancien chef de la police taïlandaise, Somyot Poompanmoung, avait été accusé d’avoir reçu des « prêts » d’un montant de 9 millions d’euros de la part du propriétaire du Victoria Secret, un certain Kampol Wirathepsuporn, la mesure du scandale fut à son comble.

Mesures cosmétiques

Dans le bordel Victoria Secret, la police a dressé la liste d’une centaine de jeunes masseuses, originaires de Thaïlande, de Chine, du Laos et de Birmanie. Le pire étant que trois d’entre ces filles avaient moins de 18 ans : l’on peut supposer que ces dernières avaient été réduites en esclavage sexuel, crime sur lequel avait fermé les yeux ledit responsable de la lutte contre le trafic d’êtres humains qui profitait à l’œil des plaisirs offerts par l’établissement, nourriture et bière comprises. Les 85 autres masseuses du lupanar, pour la plupart étrangères, ont été accusées de « vente illicite de prestations sexuelles » et pourraient être expulsées. Pas de chance pour ces dames, dans un pays où différentes études évaluent le nombre de péripatéticiennes dans une fourchette située entre 70 000 et 2 millions de personnes…

Ce n’est certes pas la première fois que des policiers sont mêlés à des affaires de prostitution à Bangkok, la ville qui s’enfonce dans le sol mais croule aussi sous les bordels. La junte militaire arrivée au pouvoir depuis 2014 a bien tenté, au début de son « règne », de fermer des établissements de plaisir. Mais, comme toujours, il s’est agi là de mesures cosmétiques, comme si des salons de massage avaient été pris au hasard – ou peut-être parce que les patrons des deux ou trois établissements fermés ne s’acquittaient pas assez dûment des oboles aux bonnes œuvres de la maréchaussée, l’on ne sait…

L’implication de fonctionnaires d’envergure dans le scandale des bordels ne contribuera pas en tout cas à redorer le blason d’une junte militaire souvent fustigée pour son incompétence. Arrivés au pouvoir pour prétendument se débarrasser d’un précédent gouvernement accusé de corruption, les généraux qui ont endossé le costume de ministre devraient prendre soin d’assurer leur légitimité en donnant l’image adéquate de « MM. Propre ». L’impression donnée par la dernière sordide affaire en date tendrait au contraire à prouver que Bangkok continue de s’enfoncer dans la boue. Au (mal)propre comme au figuré.

Publicité
Commentaires
Publicité