Françoise Nyssen, une novice à l’épreuve du pouvoir
Par Alexandre Piquard, Cédric Pietralunga, Sandrine Blanchard
Après des débuts hésitants, la ministre de la culture tente d’imprimer sa marque rue de Valois.
Le secret avait été bien gardé. Ce 3 janvier, Emmanuel Macron reçoit sous les ors de la salle des fêtes de l’Elysée, pour les traditionnels vœux à la presse du président de la République. Une cérémonie d’habitude convenue, où le Tout-Paris des médias se bouscule autant pour les petits-fours que pour le discours du chef de l’Etat.
Mais pas question pour le maître des lieux de faire comme les autres. Emmanuel Macron veut « impacter », comme à chacune de ses prises de parole. « J’ai décidé que nous allions faire évoluer le dispositif juridique pour protéger la vie démocratique des fausses nouvelles », annonce le président, avant de détailler sa loi contre les fake news, dont il n’avait jamais parlé jusque-là.
Dans la salle, Françoise Nyssen ne bronche pas. La ministre de la culture a beau avoir la communication dans son portefeuille, elle n’a été prévenue de cette annonce que quelques heures plus tôt. Piloté par Ismaël Emelien, le conseiller spécial du chef de l’Etat, le projet ne devait pas être dévoilé si tôt. Mais le président en a décidé autrement.
Arrivée auréolée du succès d’Actes Sud, petit empire de l’édition qu’elle a développé à Arles (Bouches-du-Rhône) avec son mari Jean-Paul Capitani (lui aux affaires, elle dénicheuse d’auteurs), Françoise Nyssen, incarnation de la promesse macronienne du « renouvellement », peine, neuf mois après son entrée au gouvernement, à imprimer sa marque et ses ambitions, donnant parfois l’impression de travailler sous tutelle. Jusqu’ici bienveillant, curieux de ce nouveau visage de la société civile qui n’a jamais caché ses convictions de gauche, le milieu de la culture s’est laissé gagner par un certain scepticisme.
« Il ne se passe pas grand-chose »
« Elle a bénéficié d’un état de grâce mais elle est en train de rater son entrée », estime Marie-José Malis, directrice du théâtre de la Commune à Aubervilliers et présidente du Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (Syndeac). « Elle est sympathique, à l’écoute, curieuse, sincère, mais son côté novice en politique l’empêche de mener la bataille des enjeux culturels », poursuit-elle. « J’ai du respect pour Françoise Nyssen. Mais pour l’instant, il ne se passe pas grand-chose », abonde de son côté le comédien Philippe Torreton, dans Le Parisien Week-end du 2 février.
L’intéressée le reconnaît : elle n’était pas préparée à s’installer Rue de Valois. Sa nomination l’a surprise mais « cela ne se fait pas de refuser l’offre de celui qui a été élu », a-t-elle répondu à ceux qui se sont interrogés sur son parachutage.
« C’est remarquable d’avoir choisi cette femme atypique, félicite Michel Vauzelle, ami de longue date des Nyssen et ancien président du conseil régional de Provence-Alpes-Côte d’Azur. Elle est à sa place, et cette année sera décisive, à condition qu’elle ait le soutien du président. » A ses amis d’Arles, où elle retourne dès que son emploi du temps le lui permet, elle jure que sa tâche la passionne même si ce n’est pas facile.
Décidée à développer l’éducation artistique et culturelle dans les écoles, Françoise Nyssen se fait régulièrement voler la vedette par son homologue de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, et elle doit composer avec le retour de la semaine à quatre jours, qui lui laisse peu de marge de manœuvre. Le sujet lui tient pourtant à cœur et elle l’a éprouvé avec succès, à Arles, en créant l’école alternative « Le domaine des possibles ». « Cette question est très importante pour elle et l’était avant qu’elle soit ministre », assure Marie-José Justamond, directrice du festival Les Suds.
Une impression de flottement
Sur le dossier de l’ouverture des bibliothèques le dimanche – une promesse de campagne d’Emmanuel Macron –, une nouvelle étape devrait être franchie le 20 février, avec la remise du rapport d’Erik Orsenna, ami de la ministre et du président. Mais sa mise en œuvre dépendra de la bonne volonté des collectivités locales, qui gèrent les personnels.
Quant au « Pass culture », qui doit permettre « à chaque Français de 18 ans d’effectuer 500 euros de dépenses culturelles (cinéma, théâtre, livres…) », certains voient dans cette autre promesse de M. Macron un côté « gadget » et redoutent « la fausse bonne idée ». « Il vaudrait mieux donner à la jeunesse la possibilité d’être créateurs, acteurs de la culture et pas seulement consommateurs », pointe un ancien ministre de la Rue de Valois.
Sur l’audiovisuel public, sujet qu’elle ne connaissait pas, l’ex-éditrice a aussi donné une impression de flottement. En octobre 2017, les professionnels ont noté que Matignon avait lancé le « comité action publique 2022 », chargé de réduire les dépenses. Le doute a été renforcé en décembre par deux sorties tonitruantes de M. Macron : le président a qualifié l’audiovisuel public de « honte ». Surtout, il a bousculé le processus mis en place par Mme Nyssen, qui avait demandé aux dirigeants du secteur, comme Delphine Ernotte (France Télévisions) ou Mathieu Gallet (Radio France), de rendre pour mi-décembre des propositions de synergies. Le chef de l’Etat a préféré annoncer une « grande réflexion » jusqu’à fin mars, en y associant au passage « les parlementaires ». « Nyssen est très sympa, modeste, dans la “bénévolence”, mais elle n’a pas l’éloquence politique auquelle on a pu être habitué par le passé », pointe une responsable syndicale.
A sa décharge, d’anciens locataires de la Rue de Valois constatent qu’elle n’est pas dans les conditions d’exercice idéales pour faire face à « un ministère ultra-exposé » et « un milieu difficile et conservateur ». Son cabinet ne compte que dix membres, moitié moins que pour ses prédécesseurs, et le turn-over y est important : Frédérique Gerardin, conseillère chargée des questions européennes et internationales, de la francophonie et du patrimoine, a encore annoncé son départ cette semaine. « Entre un président qui décide de tout et seulement dix conseillers, la tâche est impossible : Nyssen se retrouve prisonnière de son administration », juge une ex-ministre du gouvernement Hollande.
La ministre ne veut pas être une nouvelle « Jack Lang »
La native d’Etterbeek (Belgique), 66 ans, doit aussi composer avec les conseillers culture du couple exécutif, Olivier Courson (Matignon) et Claudia Ferrazzi (Elysée), perçus comme des ministres bis. Le premier a dirigé Studio Canal et la seconde a travaillé au Musée du Louvre et à la Villa Médicis. « Ce sont des conseillers assez opérants », souffle un proche du premier ministre Edouard Philippe, manière de reconnaître qu’ils tiennent la bride courte. Quant à la nomination de Stéphane Bern, missionné par M. Macron pour préserver le patrimoine français, Françoise Nyssen n’a pas eu son mot à dire. « Agir ainsi, c’est affaiblir un ministre », critique un de ses prédécesseurs.
Si elle a obtenu que le budget de son ministère soit préservé, Mme Nyssen souffre aussi du manque d’ambition du gouvernement en matière de culture. Le chef de l’Etat aime s’afficher en président lettré mais il n’en a pas fait une priorité de sa campagne. Dans son programme, ses seules propositions concernaient l’ouverture des bibliothèques le dimanche et la création du « Pass culture ». Pas de quoi enthousiasmer un milieu exigeant. « L’objectif qui a été fixé à Mme Nyssen n’est pas de mener une politique culturelle iconique mais au plus près des territoires et des citoyens », assume-t-on à Matignon.
« CE N’EST PAS AVEC LE PASS CULTURE QU’ON REDONNERA DU SENS MAIS AVEC UN ACTE 2 DE LA DÉCENTRALISATION », MARTÈLE LE MILIEU THÉÂTRAL.
L’injonction n’est pas pour lui déplaire. Depuis son arrivée, celle qui se dépeint en ministre « des travaux pratiques » le répète : elle ne veut pas être une nouvelle « Jack Lang ». « Je suis là pour la culture, je n’ai pas d’autre motivation », assure-t-elle au Monde. Comprendre : elle n’a pas d’ambition personnelle. « Ce que je veux, c’est faire avancer les choses, transformer en profondeur, lutter contre la ségrégation culturelle au quotidien », confie-t-elle, éternel sourire aux lèvres. Un pragmatisme parfois vécu comme une forme de prosaïsme.
« Elle a intériorisé l’idée que la culture est un “petit supplément d’âme”, ce qui nuit à une politique d’envergure », estime une experte du secteur. « Ce n’est pas avec le Pass culture qu’on redonnera du sens mais avec un acte 2 de la décentralisation », martèle le milieu théâtral.
Les équipes de la Rue de Valois sous pression
Consciente des critiques, la ministre assure désormais se placer en « chef d’orchestre ». En décembre 2017, elle a changé de directeur de cabinet. Proche de M. Macron, qu’il avait conseillé durant la campagne, Marc Schwartz était pourtant celui qui avait soufflé le nom de Nyssen lors de la formation du gouvernement. Mais « cela ne matchait pas entre eux », reconnaît un ministre proche de l’ex-dirigeant de France Télévisions.
L’Elysée a également suggéré à Mme Nyssen de changer de conseiller en communication et l’a orientée vers Marianne Zalc-Muller, qui avait déjà « boosté » Arnaud Montebourg puis Laurent Fabius lors du précédent quinquennat. Ancienne du cabinet du socialiste Claude Bartolone au conseil général de Seine-Saint-Denis, elle a aussi formé Sibeth Ndiaye, aujourd’hui chargée de l’image de M. Macron.
« ON SENT DEPUIS QUELQUES SEMAINES QU’ILS ONT DOPÉ LE MOTEUR », SE RÉJOUIT-ON DANS L’ENTOURAGE D’EDOUARD PHILIPPE.
Jusqu’ici timide voire timorée selon ses détracteurs, Mme Nyssen la novice apprend aussi à trancher. Mi-janvier, la condamnation inédite de Mathieu Gallet pour favoritisme a été un épisode paradoxal : en exigeant le départ du président de Radio France après avoir dit la veille qu’elle s’en remettait au choix du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), elle s’est de nouveau vue accusée de ne pas maîtriser le sujet. Mais l’Elysée a ensuite fait savoir qu’elle portait la position de tout l’exécutif dans ce dossier. Et la parole intransigeante – et surprenante – de la ministre a finalement été suivie d’effet : M. Gallet a été démis.
Côté législatif, l’heure est également à l’accélération. « Nous aurons deux textes de loi dès le premier semestre [sur les fake news et la loi Bichet] et un autre très gros [sur l’audiovisuel public] à la fin de l’année », assure Laurence Tison-Vuillaume, la nouvelle directrice de cabinet de Mme Nyssen, qui a mis les équipes sous pression. « On sent depuis quelques semaines qu’ils ont dopé le moteur », se réjouit-on dans l’entourage d’Edouard Philippe.
Tenter de peser au sein du gouvernement
Assumant le recours aux quotas et aux malus-bonus, Mme Nyssen vient aussi d’annoncer un plan très volontariste en faveur de l’égalité hommes-femmes. « Le secteur culturel a un devoir d’avant-garde », a-t-elle dit. Quant à l’audiovisuel public, sur lequel elle fera un point d’étape en conseil des ministres, le 14 février, on mesurera fin mars, lors des arbitrages finaux, si elle a réussi à occuper dans les débats une place centrale ou plus périphérique.
« Françoise Nyssen apporte une fraîcheur, une spontanéité qu’elle ne doit pas perdre, apprécie Gabriel Attal, député (La République en marche) des Hauts-de-Seine et whip (député coordinateur) de la commission des affaires culturelles à l’Assemblée nationale. Son manque d’expérience politique a nécessité un petit moment de prise en main, mais, aujourd’hui, ça fonctionne ! »
Preuve qu’elle prend ses marques, la ministre tente même de peser au sein du gouvernement. Mi-janvier, elle a envisagé de publier une tribune appelant le monde de la culture à « offrir aux migrants un accueil digne de ce nom », moyen de faire entendre une autre voix face au ministre de l’intérieur Gérard Collomb, dont elle ne partage pas les convictions en matière d’immigration. « Imaginons nos enfants se retourner, dans vingt, trente ou cinquante ans, et demandons-nous : seront-ils fiers de ce qu’ils voient ? », avait écrit la ministre dans ce texte transmis à une dizaine de patrons de grands établissements publics culturels, invités à le cosigner.
La tribune n’a finalement pas été publiée : l’Elysée et Matignon s’y sont opposés. « On a considéré que le risque de mauvaise interprétation était supérieur à l’opportunité de sortir sur le sujet », reconnaît un conseiller de l’exécutif. Mais la ministre a recyclé le texte dans une allocution aux Biennales internationales du spectacle de Nantes, le 17 janvier, appelant à « agir pour rendre [aux migrants] le droit de vivre normalement, à côté des procédures, des démarches, des files d’attente ». « Nyssen est une femme courageuse et ses positions sur les réfugiés parlent à la majorité », approuve M. Attal. Surtout, elles permettent à M. Macron de compenser son image devenue trop droitière. Et cela, ça n’a pas de prix.