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Jours tranquilles à Paris
7 mars 2018

Le « woke », mot d’ordre de la vigilance

Par Marc-Olivier Bherer

Etre cool n’est plus à la mode chez les Noirs américains, qui affichent désormais un état d’esprit « woke », plus combatif, pour lutter contre les injustices.

Il y a encore peu, pour être dans le coup, il fallait être cool. Désormais, mieux vaut être woke, éveillé. Une transition qui constitue une révolution discrète mais non moins retentissante, rien de moins que la redéfinition d’une figure centrale de notre modernité : le rebelle. Autrefois incarné par le cool anticonformiste des jazzmen, il est aujourd’hui personnifié par le woke des admirateurs de Black Panther, réalisé par Ryan Coogler, film phénomène du début de l’année aux Etats-Unis, en salle en France depuis le 14 février.

Les deux termes ont chacun une histoire singulière et sont porteurs de valeurs opposées. Woke est dérivé du verbe to wake, « se réveiller ». Etre woke, c’est être conscient des injustices et du système d’oppression qui pèsent sur les minorités. Ce terme s’est d’abord répandu à la faveur du mouvement Black Lives Matter (apparu en 2013) contre les violences policières dont sont victimes les Noirs aux Etats-Unis, pour ensuite se populariser sur le Net.

Enfin, woke s’est étendu à d’autres causes et d’autres usages, plus mondains. Car, en effet, tout semble maintenant ainsi « éveillé » : la récente cérémonie des Golden Globes, marquée par l’affaire Weinstein et la volonté d’en finir avec le harcèlement sexuel, était en partie woke, selon le New York Times. La cérémonie des Oscars, le 4 mars, promet de l’être à son tour. Même la famille royale britannique serait désormais woke. C’est du moins ce qu’affirmait le magazine London Review of Books après les récentes fiançailles du prince Harry avec l’actrice métisse Meghan Markle, dont les positions anti-Donald Trump sont bien connues.

L’expression d’un changement d’ère

David Brooks, chroniqueur conservateur au New York Times, s’est récemment emparé de ce mot pour souligner une évolution des mœurs. Même s’il lui arrive d’opérer des raccourcis critiquables, on peut reconnaître à cet observateur une certaine acuité : c’est à lui que l’on doit, notamment, le néologisme bobo, ce « bourgeois bohème » qui est chez lui partout mais partout indifférent aux autres.

Pour lui, le phénomène naissant est l’expression d’un changement d’ère. Désormais, l’esprit de rébellion s’exprime sur un ton plus directement revendicatif. Poursuivre une quête personnelle, mettre à distance le monde, afficher un style distinctif, trois démarches propres au cool, sont remisées au profit d’une posture plus engagée. David Brooks y voit le signe de l’émergence d’une nouvelle culture, qui ne cache plus sa colère, qui se fait même volontiers grégaire et moralisatrice.

POURSUIVRE UNE QUÊTE PERSONNELLE, METTRE À DISTANCE LE MONDE, AFFICHER UN STYLE DISTINCTIF, TROIS DÉMARCHES PROPRES AU COOL, SONT REMISÉES AU PROFIT D’UNE POSTURE PLUS ENGAGÉE.

Joel Dinerstein, professeur d’anglais à l’université Tulane (Louisiane) et auteur de The Origins of Cool in Post­war America (The University of Chicago Press, 2017, non traduit), estime, lui aussi, que nous vivons là une transition majeure. « Le cool, c’est une forme de rébellion esthétique, et très personnelle. Mais à l’origine, avant la diffusion dans le monde de cette posture, le cool est surtout un phénomène propre à la culture noire américaine et intimement lié à l’histoire du jazz. » Dans les années 1930-1940, les jazzmen trouvent dans la pratique de leur art un mode d’opposition à l’oppression, à une époque précédant l’essor du mouvement pour les droits civiques.

La contestation s’inscrit dans la culture, puisqu’elle n’a pas encore de langage politique. « I’m cool », disait ainsi le légendaire saxophoniste Lester Young (1909-1959) pour montrer qu’il ne se laissait pas intimider par la ségrégation. Sur le plan musical, son style révolutionnaire et son inventivité mélodique démontraient, s’il le fallait, que les Afro-Américains étaient capables de créer des œuvres artistiques d’un grand raffinement. Lester Young refusait également de sourire. C’était l’image de l’homme noir rieur et primitif qu’il combattait. A travers sa musique et la façon de se mettre en scène, il a marqué l’histoire du jazz et défini la personnalité type du jazzman : un certain détachement, une forte quête esthétique et la volonté de vivre selon ses propres termes. En un mot, cool. En deux, un stoïcisme stylisé, selon l’expression de Joel Dinerstein.

Cette manière d’être s’est peu à peu diffusée dans la culture populaire, au point de devenir une référence incontournable. Elle a connu mille réinventions, de Sonny ­Rollins (né en 1930) à Miles Davis (1926-1991), de Humphrey Bogart (1899-1957) aux beatniks, en passant par la France d’Albert Camus (1913-1960), puis le Las Vegas de Frank Sinatra (1915-1998). A force, « le cool est devenu la principale exportation américaine ». L’esprit de rébellion d’après-guerre avait trouvé sa matrice, et le soft power américain, l’un de ses produits phares.

Depuis, l’esprit original du cool a pu être perverti par la publicité, mais cela ne l’empêche pas de persister. « Barack Obama, un personnage calme et élégant, était cool, ajoute Joel Dinerstein. On peut même dire que le cool triomphe avec lui. Toutefois, lorsqu’il quitte la scène politique, un backclash [retour de bâton] extrême se produit. Les Etats-Unis ont aujourd’hui renoué avec quelque chose qui ressemble beaucoup au nationalisme blanc. »

Sentiment de révolte

Le woke pourrait donc être la traduction culturelle d’un basculement politique du monde. Non qu’il soit l’expression du ressentiment qui anime les électeurs du président milliardaire. Mais il pourrait plutôt se rapprocher d’un sentiment d’inquiétude soulevé par ce que plusieurs observateurs, après l’entrée en fonctions de Donald Trump, ont appelé la fin de l’ordre libéral, qui reposait sur l’Etat de droit, la démocratie, l’économie de marché et le libre-échange – une liste à laquelle on pourrait ajouter la protection des minorités.

« AVEC L’ARRIVÉE AU POUVOIR DE TRUMP, OUVERTEMENT HOSTILE AUX MINORITÉS, LE “WOKE” EST DÉSORMAIS PLUS UN APPEL À LUTTER CONTRE LE POUVOIR QU’UNE MANIÈRE DE L’AIGUILLONNER. »

PAP NDIAYE, PROFESSEUR DES UNIVERSITÉS À L’INSTITUT D’ÉTUDES POLITIQUES DE PARIS.

Cet ordre s’effondre, certes, sous le poids de ses propres paradoxes, mais les injustices trop longtemps laissées à l’arrière-plan suscitent aujourd’hui un sentiment de révolte d’autant plus grand que la Maison Blanche de Donald Trump est accusée de vouloir repeindre les Etats-Unis à sa couleur. « Sous Obama, les militants de Black Lives Matter disaient en substance : “Un président noir, c’est une bonne chose, mais rien ne se passera si vous ne vous mobilisez pas.” Avec l’arrivée au pouvoir de Trump, ouvertement hostile aux minorités, le woke est désormais plus un appel à lutter contre le pouvoir qu’une manière de l’aiguillonner », rappelle Pap Ndiaye, professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris et spécialiste de l’histoire sociale des Etats-Unis. Joel Diner­stein va plus loin : « Maintenant que Trump est président, l’esprit woke est devenu important auprès d’une bien plus grande part de la population. »

Tout comme le cool, différents musiciens l’incarnent, bien que l’on ne puisse pas parler d’un véritable phénomène artistique. C’est la chanteuse américaine Erykah Badu qui lance le mouvement en employant, en 2012, l’expression « stay woke » (« restez vigilants ») dans un message de soutien au groupe de punk russe Pussy Riot. La formule fait mouche et refera son apparition à la faveur du mouvement Black Lives Matter, un an plus tard, au point de devenir le credo du mouvement. Mais c’est le rappeur américain Kendrick Lamar qui en est bien davantage le visage. Sa chanson Alright (2015) fut un peu l’hymne de Black Lives Matter. Ses albums laissent d’ailleurs entendre un discours politique absent des morceaux du rappeur star des années 2000, Jay Z.

« Un risque de recroquevillement »

L’écrivain et journaliste Thomas Chatterton Williams, qui en avait fait la bande-son de sa jeunesse, a fini par délaisser cette musique, gêné par les valeurs machistes et vaines qu’elle colportait. Cette rupture avec la culture hip-hop, il la raconte dans un livre autobiographique intitulé… Losing my Cool (Penguin Books, 2011, non traduit).

De ce moment de sa vie, il a gardé une certaine méfiance à l’égard des effets de mode et insiste sur l’appartenance du terme à la culture numérique : « Combattre les injustices est noble et nécessaire. Mais beaucoup de gens se disent woke simplement pour afficher une prétendue vertu. Cette prise de conscience ne se traduit pas toujours en actes. Il y a une espèce de paresse qui s’installe. Il y a également un risque de recroquevillement : on se dit woke mais on nie à son contradicteur le droit de l’être. »

Dans le monde de Trump et des réseaux sociaux, il est en effet de plus en plus difficile de débattre, les esprits ont vite fait de s’échauffer. Et certains adoptent une posture revendiquant une forme supérieure de vérité, #woke.

Cette prétention existe aussi au sein de la droite américaine, remarque Thomas Chatterton Williams. Elle transparaît notamment dans l’expression taking the red pill (« prendre la pilule rouge »), une référence au film de science-fiction Matrix (des sœurs Wachowski, 1999), où un comprimé rouge permet de dissiper l’illusion créée par les robots qui ont asservi l’humanité. Pap Ndiaye réfute toutefois cette comparaison : cette « pilule rouge » relève, selon lui, de la paranoïa propre à l’extrême droite, rien à voir avec le woke, donc.

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