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Jours tranquilles à Paris
17 mars 2018

Cantat, mauvais tempo

Dans sa chronique, Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde », explique que s’il oppose le droit à ses contempteurs, le chanteur semble ne pas avoir pris l’entière mesure des changements qui se sont opérés dans l’opinion depuis l’affaire Weinstein

Tant de sentiments se croisent autour de Bertrand Cantat, entre douleur, gâchis, gêne et indignation, qu’il est difficile de dire si le chanteur rock a le droit de remonter sur scène.

Dans la bataille qui oppose le droit et la morale, traité dans des tas de livres, c’est souvent la seconde qui l’emporte. Parce que le droit est froid et l’opinion passionnée. Or l’opinion a tranché. Du reste les défenseurs de l’ancien chanteur du groupe Noir Désir s’expriment avec des pincettes alors que ses contempteurs parlent haut et fort. D’abord la famille, surtout Nadine Trintignant, qui juge « dégueulasse » que Cantat ose aller sur scène après avoir tué sa fille Marie.

Le musicien en a tiré les conséquences. Chahuté, insulté, escorté, il se retire des festivals de l’été mais maintient ses concerts. Ce choix s’explique. Un concert n’attire que les fans. Dans un festival, il fait partie d’un programme, où il est associé à d’autres têtes d’affiches, et peut se retrouver face à un public hostile. Il peut brouiller un événement porté financièrement par des élus et des mécènes qui le jugent indésirable.

Des atouts qui se muent en ennemis

D’autres ne veulent pas de Cantat du tout. Difficile de savoir comment vont se passer ses concerts à venir, notamment ceux à l’Olympia, les 29 et 30 mai. Aussi le musicien dénonce-t-il une censure. Une double peine. A 54 ans, il demande une deuxième chance, comme d’autres y ont droit. Le problème est qu’il n’est pas comme les autres. Il est un chanteur public au talent fou, dont les atouts se muent en ennemis.

Arrêtons-nous sur le droit. Bertrand Cantat a été condamné à huit ans de prison par un tribunal lituanien pour avoir porté des « coups mortels » en 2003 à l’actrice Marie Trintignant, dans un hôtel de Vilnius. Incarcéré près de Toulouse, il sort de prison quatre ans plus tard, bénéficiant d’une libération conditionnelle. Mais pas d’un traitement de faveur – il aurait pu être libéré un an plus tôt, a dit un juge.

Cantat est donc libre de chanter, et le public de l’écouter. L’avocat Henri Leclerc dénonce un lynchage. Agnès Tricoire, déléguée à l’Observatoire de la liberté de création, une liberté d’expression qui se réduit. La ministre de la culture, Françoise Nyssen, après un moment d’hésitation, vient de dire que Cantat a le droit de « vivre sa vie ».

On n’applaudit pas un homme qui a tué une femme

Tout cela est juste mais peu audible. A cause du sentiment, ancien, qui veut que le puissant est mieux traité que l’anonyme, et du climat, récent, né du scandale Weinstein.

Quand Bertrand Cantat remonte sur scène en 2014, il donne des concerts sans trop d’émoi – il est vrai sur un projet collectif avec le groupe Detroit. Mais quand, en décembre 2017, il sort l’album solo Amor Fati, puis entame une tournée le 1er mars, l’indignation vient de partout. Les réseaux sociaux s’en emparent, efficaces pour porter la carrière d’un chanteur, et tout autant ici pour le faire tomber.

Et pour cela, le format du concert rock est la cible. Parce que son aura est intacte, en rien fragilisée par la consommation culturelle sur Internet, à la différence du disque. Il est le lieu de la révélation pour le rockeur, sa principale source de revenus aussi. Mais il est plus que cela. Le concert classique appelle le recueillement. Au théâtre, le public juge, il applaudit ou siffle. Le concert rock est festif. Une communauté s’y retrouve, se parle, communie avec le chanteur, lui signifie sa dévotion.

Autant de facteurs amplifiés par le magnétique Bertrand Cantat, transformé en « héros romantico-rock », comme l’a dit Marlène Schiappa. Cela, la secrétaire d’Etat chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et les associations féministes ne le supportent pas. On n’applaudit pas un homme qui a tué une femme. Sans doute s’il se contentait de publier des disques, de composer pour d’autres, d’écrire un roman dans sa chambre, ce serait différent. Mais allez imposer à un chanteur un devoir de discrétion…

Des mots et des gestes déplacés

C’est ainsi que Cantat s’est retrouvé en 2013, dix ans après le drame, en couverture du magazine Les Inrockuptibles avec entretien à la clé. Ce qui a provoqué peu de remous. Et puis le 11 octobre 2017, soit six jours après l’éruption du scandale Weinstein, le chanteur fait à nouveau la couverture du magazine avec entretien. Il y parle de ses états d’âme, du Brexit, beaucoup de son album solo. Cette fois, c’est l’indignation générale.

Cantat ne se rend pas compte qu’on ne peut pas l’écouter comme avant. Qu’on ne peut l’entendre faire la « promo » d’un disque. Qu’on ne peut plus, aussi, l’entendre donner des leçons sociales, comme il a pu tant le faire dans le passé. Quant aux Inrockuptibles, le magazine a brouillé avec cet entretien son image de journal à la pointe de la modernité, sur l’égalité des sexes par exemple. Comme s’il revenait dans l’ancien monde. D’autres non plus ne se rendent pas compte, comme ce festival qui le présente dans son programme comme un artiste « qui n’a rien perdu de son spleen et de sa rage ».

De plus, depuis quelques jours, Cantat en rajoute dans les mots et les gestes déplacés. Devant la salle de concert de Grenoble, le 14 mars, il s’est dirigé vers une opposante, lui a pris la tête entre les mains, et l’a embrassée sur le front. Il a parlé de retour au Moyen Age, a dénoncé « la violence » de ces femmes brandissant des pancartes contre lui. A conclu que ces gens sont sans doute encouragés par le « merveilleux climat ambiant ».

Oui, le climat ambiant est nauséabond quand on le traite d’assassin, quand on entend que son désir de scène relève de la psychiatrie, et quand, plus largement, on veut couper la moindre tête d’homme au mépris de la présomption d’innocence. Il est tout autant nauséabond quand des fans disent que le chanteur a juste fait « une connerie ». Mais il est salutaire, ce climat qui bouge les lignes entre les hommes et les femmes. A Cantat d’en prendre la mesure.

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