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Jours tranquilles à Paris
17 avril 2018

Enquête : C’est quoi être viril aujourd’hui ?

modele hom Kerminihy

Par Zineb Dryef - Le Monde

Les clichés ont la peau dure : on répète aux garçons depuis des générations qu’il faut être fort, ne pas pleurer, savoir dominer. Un modèle considéré par les intéressés comme pesant et archaïque. Le sexe « fort » donne sa vision de ce qu’est être un homme aujourd’hui.

Hiver 2018. Collège Henri-Matisse, dans le 20e arrondissement de Paris. On a poussé les tables au fond de la classe et installé les chaises en demi-cercle. Le cours de SVT, c’est exceptionnel, est remplacé ce matin par l’intervention de ­Nordine Benkhodja, un membre de l’association Je.tu.il… qui intervient depuis 1981 auprès des jeunes sur le thème des relations filles-garçons.

Pendant deux heures, les adolescents vont parler d’amour et d’amitié, de sexe et de consentement. La discussion s’engage sur des questions aussi difficiles que « c’est quoi être amoureux ? » ou « comment faire le premier pas ? »

Certains pouffent quand Nordine Benkhodja demande : « Quelles différences faites-vous entre un garçon et une fille ? » Parce qu’ils n’osent pas prononcer le mot « sexe » (c’était la réponse attendue par l’animateur), les élèves répondent : les vêtements, les jeux, la barbe… Un garçon lève la main et suggère que, « contrairement aux filles, les garçons ne pleurent pas ». L’intervenant s’arrête : « Ah oui ? Jamais ? » L’adolescent réfléchit quelques secondes avant de concéder qu’il y a bien une circonstance lors de laquelle il peut être admis qu’un homme pleure : « Quand on va à un enterrement. »

« Sois un homme, ne pleure pas »

C’est dans un cimetière qu’Immanuel Mifsud a vu pour la première fois son père pleurer. Il se recueillait sur la tombe de sa mère. Cette larme discrète qui a coulé derrière les verres sombres et épais de ce père – un soldat trempé dans l’acier qui lui répétait : « Tu ne pourras pas devenir un homme si tu pleures. Comment peux-tu pleurer, toi qui serais capable de tout mettre en pièces ici ? Tu ne peux pas pleurer, tu piges ? » –, cette larme l’a tellement remué que le romancier maltais, né en 1950, en a tiré un texte, Je t’ai vu pleurer (Gallimard, 2016), dans lequel il s’interroge sur la masculinité et sa transmission. « Je pensais que j’étais le seul qui pleurait, le seul qui faisait ce qu’il ne fallait pas faire », découvre-t-il à l’âge adulte.

« Sois un homme, ne pleure pas » : ce commandement qu’on croyait archaïque, dépassé, semble être une redoutable constante de l’éducation des garçons. Dans le documentaire américain The Mask You Live In (Jennifer Siebel, 2015), des hommes racontent ce moment où on leur a dit : « Sois un homme » – et il s’agit rarement d’une discussion intime et sensible sur leur condition d’homme. Plus souvent d’une injonction à être fort, à se faire respecter, à ne pas parler de ses émotions, à avoir des couilles. A être un homme, un vrai. « C’est l’une des phrases les plus destructrices de notre culture », résume l’un d’entre eux.

Depuis quelques mois, depuis la tempête Weinstein, quelque chose semble changer autour de la représentation de la masculinité, du moins dans les sociétés occidentales. Ce n’est pas un mouvement, pas une revendication collective, mais des prises de parole individuelles ici et là qui réclament de déconstruire le modèle de virilité.

En Islande, des témoignages publiés sous le hashtag #karlmennskan (« masculinité ») dénoncent les injonctions faites aux hommes à être forts, puissants et impassibles – un père raconte, par exemple, s’être planqué plusieurs jours de suite dans sa voiture pour pleurer après la fausse couche de sa femme.

Le droit à la sensibilité

En France, Eddy de Pretto, jeune chanteur à succès de 24 ans, dénonce dans son tube Kid cet impératif qu’il a subi toute son enfance : « Tu seras viril mon kid/Je ne veux voir aucune larme glisser sur cette gueule héroïque/Et ce corps tout sculpté pour atteindre des sommets fantastiques/Que seule une rêverie pourrait surpasser. »

Au Monde, Eddy de Pretto expliquait récemment avoir été surpris par la réception de son morceau : « On m’a dit : “Kid est un hymne homosexuel.” Moi, je ne crois pas. Est-ce que parler de la masculinité et de la virilité est réservé aux homosexuels ? Est-ce que les hétérosexuels n’ont pas le droit, eux aussi, de revendiquer une sensibilité qu’on qualifie à tort de féminine ? Ça n’a pourtant rien à voir avec le féminin et le masculin. Vivement qu’on puisse être sans limites, sans archétypes et sans modèles. Qu’on soit libres. »

De la même manière que les féministes se battent pour en finir avec le mythe de la féminité, des hommes vont-ils s’élever contre une virilité qui les étouffe ? Cette intuition de la philosophe Olivia Gazalé a été confirmée par le destin de son livre Le Mythe de la virilité ­ (Robert Laffont, 2017). La semaine même de sa sortie éclatait l’affaire Weinstein. L’intérêt très vif suscité par cet essai dense et exigeant a étonné la philosophe qui, lorsqu’elle travaillait à sa rédaction, observait plutôt autour d’elle un désintérêt poli, voire de la défiance : voulait-elle vraiment relancer une guerre des sexes ?

Sa thèse est aussi originale que saisissante : la virilité fonctionne comme un piège pour les deux sexes. Les femmes sont victimes de ce grand récit de la supériorité virile qui légitime la domination et la violence masculines, mais les hommes en souffrent également : « Cette construction est aussi une violence pour le sexe masculin, sommé de se conformer à des canons virils coercitifs et discriminatoires. »

« CETTE VIOLENCE N’A PLUS D’EXUTOIRE LICITE DANS LA SOCIÉTÉ – IL N’Y A PAS DE GUERRE, LE DUEL N’EXISTE PLUS. LES JEUX VIOLENTS OU LES SPORTS EXTRÊMES SONT DE NOUVEAUX RITUELS DE LA VIRILITÉ. » OLIVIA GAZALÉ, PHILOSOPHE

Elle nomme « complexe viril » l’inquiétude permanente des hommes qui les condamne à « devoir sans cesse prouver et confirmer qu’ils sont bien des hommes ». Le crépuscule de la virilité triomphante se poursuit pourtant depuis plus d’un siècle : après l’effondrement du mythe guerrier (les conflits de la première moitié du XXe siècle destituent la figure du soldat héroïque, fort et victorieux), suivi de celui du travailleur (« pensez à Jean Gabin dans La Bête humaine [Jean Renoir, 1938], virilisé par ses muscles et par la suie sur son visage »), la figure du paterfamilias a été progressivement déboulonnée.

Les hommes ont pu se sentir déboussolés. « La culture de la violence et de la castagne est au fondement de la virilité, ajoute Olivia Gazalé. Cette violence n’a plus d’exutoire licite dans la société – il n’y a pas de guerre, le duel n’existe plus. Les jeux violents ou les sports extrêmes sont de nouveaux rituels de la virilité. Les hommes sont trois fois plus exposés au burn out, aux conduites à risque et aux addictions. Le malaise est réel, mais il y a une incapacité à l’analyser comme un problème du masculin. »

« Un modèle archaïque »

Les choses bougent. A la suite de la fusillade dans un lycée de Parkland, aux Etats-Unis, le 14 février, l’acteur Michael Ian Black a publié, dans le New York Times, un long texte intitulé « Les garçons vont mal », dans lequel il observe que les auteurs de fusillade sont presque toujours des garçons.

L’acteur souligne que, si « les filles bénéficient aujourd’hui de décennies de conversations sur les complexités de la féminité », les garçons, eux, n’ont rien à quoi se raccrocher. Pas de mouvement qui parle des hommes aux hommes, pas de modèle, rien d’autre que ce « modèle suffocant et dépassé de masculinité, où la virilité est mesurée en force, où il n’y a aucun moyen d’être vulnérable sans être émasculé, où la virilité consiste à avoir du pouvoir sur les autres ». « Les garçons américains sont brisés. Et ça nous tue », écrit l’acteur de 46 ans, qui appelle à libérer les hommes de l’idéal viril archaïque.

« UN MODÈLE SUFFOCANT ET DÉPASSÉ DE MASCULINITÉ, OÙ LA VIRILITÉ EST MESURÉE EN FORCE, OÙ IL N’Y A AUCUN MOYEN D’ÊTRE VULNÉRABLE SANS ÊTRE ÉMASCULÉ, OÙ LA VIRILITÉ CONSISTE À AVOIR DU POUVOIR SUR LES AUTRES. » MICHAEL IAN BLACK, ACTEUR

En quelques heures, le quotidien a été inondé par les réactions, plus de 2 000. Des lecteurs choqués par ce qu’ils ont pris pour une stigmatisation des hommes, d’autres qui qualifient Michael Ian Black de soy boy, expression péjorative pour désigner un type généralement de gauche, émasculé par le féminisme, les études de genre et le végétarisme, bref, qui manque de testostérone. Beaucoup, enfin, parlent de la difficulté d’être un homme dans une société qui a idéalisé la virilité.

Mais de quoi parle-t-on ? Tapons « virilité » dans Google Images. On voit : Marlon Brando ; des hommes le torse nu, large et luisant ; des statues grecques ; Rambo ; une publicité pour un produit promettant des « érections plus grandes et plus fortes qui durent plus longtemps », etc.

Pour résumer, tout ce que l’imaginaire collectif associe au triptyque de la virilité : force physique, courage et puissance sexuelle. C’est ce que les historiens Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello ont défini, en 2011, dans leur ample Histoire de la virilité (trois tomes pour un objet longtemps ignoré par les sciences humaines), comme « la construction culturelle des attributions du masculin », ou un « modèle archaïque dominant », selon la formule de l’anthropologue Françoise Héritier, et toujours extrêmement prégnant dans l’imaginaire occidental.

#metoo, la fin de l’« empire viril »

On s’intéresse désormais à la virilité non pas seulement pour la regretter – comme le font régulièrement les mouvements dits « masculinistes », qui accusent les femmes d’avoir dévirilisé les hommes –, mais pour déconstruire le mythe et les modèles qui en découlent.

Aux Etats-Unis, l’intérêt universitaire pour une histoire de la masculinité date des années 1990 et a abouti à la création du premier master d’études des masculinités en 2015, à l’université de Stony Brook, dans l’Etat de New York.

En France, depuis l’automne 2017, de nombreux ouvrages paraissent sur ce que signifie « être un homme ». Descente au cœur du mâle, de Raphaël Liogier (Les liens qui libèrent, 144 pages, 12,50 euros), un sociologue qui travaille sur les transformations majeures de l’identité humaine au XXIe siècle, est né d’une urgence et d’un malaise : face au déferlement #metoo, l’auteur a d’abord ressenti du dégoût à l’égard de tous ces porcs, les autres. Mais, rapidement, une question s’impose : et si, lui aussi, en tant qu’homme, avait à voir avec cela, avec la « plus grande injustice de l’humanité » ?

« ENTRE HOMMES, ON JOUE À QUI SERA LE PLUS VIRIL, ET CELUI QUI REFUSE CE JEU EST UNE TAPETTE. » RAPHAËL LIOGIER, SOCIOLOGUE

Comme Françoise Héritier, Raphaël Liogier analyse la virilité dominatrice comme un sentiment d’impuissance des hommes face à la capacité reproductive des femmes. Il va plus loin et juge que le désespoir masculin vient du fantasme d’une force sexuelle débordante des femmes, de leur formidable capacité de jouissance : « L’homme se construit donc en infériorisant les filles, affirme-t-il. Elles sont devenues une domesticité. Une chose à disposition de l’homme dont il tire prestige et pouvoir. C’est ce que j’appelle le capitalisme sexuel. Entre hommes, on joue à qui sera le plus viril, et celui qui refuse ce jeu est une tapette. Voyez ce qui s’est passé avec ­Macron, qui refuse cette virilité archaïque. Les gens se sont conduits comme des gamins dans une cour d’école : il est avec une femme plus âgée, ambitieuse, autonome, qui n’est plus en âge de se reproduire, donc il est une tapette. »

Selon Raphaël Liogier, le succès planétaire de #metoo sonne le début de la fin de cet « empire viril ». Le masque de la « mâlitude » est tombé : « Les femmes ne veulent plus de ce regard que les hommes portent sur elles, elles n’ont plus envie de “se donner”, elles veulent jouir de leur corps. » Aux hommes d’apprendre à changer de regard sur leur corps.

Un apprentissage difficile. L’écrivain norvégien Karl Ove Knausgaard raconte, dans son autobiographie, combien son congé parental l’a assommé. Résidant à l’époque en Suède, où il n’y a rien de plus normal et courant qu’un père qui prend soin de ses enfants pendant que sa femme travaille, Knausgaard se sent miné dans sa virilité – son père lui enseignait l’idéal viril des sagas du Moyen Age. « Et je déambulais, moderne et féminisé, dans les rues de Stockholm, alors qu’en moi bouillait l’homme du XIXe siècle », écrit-il dans Un homme amoureux (Denoël, 2014). Il s’en veut parce qu’il se souvient qu’enfant il passait du temps avec sa mère qui, elle, lui apprenait à exprimer ses sentiments. Il ne cesse, depuis, d’être tiraillé entre les deux : « Je n’ai pas l’impression d’être un homme à 100 %, mais je crois que c’est justement la question : personne ne l’est. »

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