Nécrologie par Claire Guillot - Le Monde
Né en 1944, le reporter avait couvert la révolution iranienne et mené une longue enquête sur les religions.
Du photographe Abbas, le monde a surtout retenu les images frappantes de la révolution de 1979 en Iran, son pays d’origine. Il l’a suivie tout du long, d’abord enthousiaste puis douché par la suite des événements : depuis les premières manifestations contre le chah jusqu’aux exécutions décidées par le nouveau gouvernement islamique et justifiées au nom de Dieu. C’est d’ailleurs ce mélange de religion et de politique qui a incité le photographe à se plonger dans une grande quête sur les relations complexes des hommes avec celui qu’ils appellent Dieu. Le photojournaliste Abbas, Français d’adoption, est mort le 25 avril à Paris.
Mais, en réalité, la religion a marqué sa vie bien avant, depuis l’enfance. Si Abbas est né dans le Baloutchistan iranien, son père était un membre de la religion bahaïe, mouvement messianique issu du chiisme, et en 1952 il a emmené sa famille en Algérie pour y établir une communauté. Mais Abbas, discret voire secret, refusait de parler de son enfance et de sa vie privée. Il n’aimait pas être photographié et il a toujours voulu qu’on le désigne sous son seul prénom, Abbas, disant dans sa biographie être « né photographe ». Tout juste confiait-il que c’est la guerre d’Algérie, à laquelle il a assisté enfant, qui l’a décidé à devenir journaliste.
D’abord intégré à l’agence Sipa, puis à Gamma, Abbas rejoint l’agence Magnum en 1981 pour ne plus la quitter. Depuis la France, où il s’installe à la fin des années 1960, il couvrira la guerre du Vietnam, le Biafra, l’Irlande du Nord ou l’apartheid en Afrique du Sud – il en rapporte une photo symbolique où un colonel blanc, en uniforme, domine des rangées d’élèves noirs torse nu à l’école de police… Il a même photographié les locaux du journal Le Monde.
Mais ce sont avant tout ses images de la révolution iranienne qui lui apportent la célébrité – on peut en voir une sélection, accompagnée d’entretiens, sur le site abbas.site, conçu par l’organisation Journalism is not a crime, qui vient en aide aux journalistes iraniens inquiétés par le pouvoir.
Abbas est retourné en Iran en 1971, puis en 1977. Il y photographie la société et le chah, « cet homme qui se voit comme un demi-dieu », entouré de ses conseillers obséquieux. Il est dans le pays en 1978 quand la révolte gronde. Ses images de manifestants qui brûlent les portraits du dirigeant sont publiées dans les journaux du monde entier.
« Le meilleur, puis le pire »
Alors qu’au début il vibre à l’unisson de cette révolte populaire, il prend toujours soin d’en montrer les débordements – comme le lynchage par la foule d’une femme soupçonnée de soutenir le chah. « Je voulais un changement de régime, mais pour un régime séculier, explique-t-il sur abbas.site. La révolution a apporté le meilleur, puis le pire. »
Viendront, avec le gouvernement islamique, la répression et les exécutions décidées la nuit, au cours de procès secrets. Le 15 février 1979, il photographie, dans une scène particulièrement horrible, les corps de quatre généraux du chah gisant à la morgue, entourés de jeunes hommes en armes qui lui disent fièrement : « Ça, c’est la justice islamique ! » Un moment décisif pour le photographe :
« C’est là que j’ai décidé que cette révolution ne pouvait plus être la mienne. »
Il continue pourtant de la suivre, criant en farsi : « C’est pour l’Histoire ! » à chaque fois qu’on veut l’empêcher de prendre des photos. Il montre la foule immense qui accueille Khomeyni en 1979 à son retour d’exil, mais aussi des femmes qui portent le tchador ou la révolte au Kurdistan iranien.
NEWSHA TAVAKOLIAN, PHOTOGRAPHE IRANIENNE, DÉCRIT ABBAS COMME UN « PHILOSOPHE, PLEIN DE GÉNÉROSITÉ MAIS TOUJOURS UN PEU MYSTÉRIEUX »
Bientôt, son travail fait des vagues dans le pays. Après la parution de son livre Iran, la révolution confisquée (Clétrat, 1980), Abbas tourne la page et reste en France. Il ne retournera en Iran que dix-sept ans plus tard, en se concentrant sur les jeunes, les femmes, les artistes qui sont selon lui à l’avant-garde. Il a réuni ses images dans Iran Diary 1971-2002 (Autrement, 2002), accompagné de ses impressions sur son exil, ses rencontres, son retour au pays pendant la campagne de Khatami.
Pour la photographe iranienne Newsha Tavakolian, également à Magnum, pour qui Abbas a joué le rôle de mentor affectueux, les photographies d’Abbas « sont connues de tous les Iraniens, car elles ont raconté l’histoire du pays. Elles ne portaient pas de jugement, il avait comme seul objectif de montrer ce qui s’est passé ». D’Abbas, qu’elle décrit comme un « philosophe, plein de générosité mais toujours un peu mystérieux », elle dit qu’il était « entièrement dévoué à la photographie, n’avait de cesse de lire et d’apprendre en permanence. Il cherchait dieu, mais lui-même était comme un dieu de la photographie. Les Iraniens ont perdu leur photographe ».
Grande fresque sur les religions
Après un long voyage au Mexique, qui donne naissance à deux livres (Retornos a Oapan en 1986 et Return to Mexico : Journeys Beyond the Mask en 1992) où il pousse ses recherches esthétiques, Abbas s’engage dans l’œuvre de sa vie, une grande fresque sur les religions. « En couvrant la révolution en Iran, j’ai vu les vagues de passion qu’elle soulevait. Je savais qu’elle n’allait pas s’arrêter aux frontières », disait-il.
Pendant sept ans, il travaille sur l’islam et l’islamisme, et met au jour les tensions qui traversent les sociétés musulmanes dans le livre Allah O Akbar, voyages dans l’islam militant (Phaidon, 1994). Puis il s’attaque au christianisme dans Voyage en chrétientés (La Martinière 2000), avant de traiter du paganisme, du judaïsme, de l’hindouisme, du bouddhisme, du polythéisme ou de l’irrationnel.
ABBAS ENTRETIENT AVEC DIEU, DIT-IL AVEC SON SOURIRE MYSTÉRIEUX, UNE RELATION « UNIQUEMENT PROFESSIONNELLE »
A chaque fois, comme dans son dernier ouvrage Les Dieux que j’ai croisés (Phaidon, 2016), consacré à l’hindouisme, il photographie les rites et les dimensions sociales, économiques du fait religieux. Le tout dans des photos pleines de détails, mais prises avec beaucoup de distance et de curiosité. Lui-même entretient avec Dieu, dit-il avec son sourire mystérieux, une relation « uniquement professionnelle ». « On n’a jamais été intimes. Ce n’est pas tant Dieu qui me fascine que la perception qu’en ont les gens et toutes les choses inacceptables qu’ils font en son nom », écrit-il dans son livre Au nom de qui ? (Pacifique, 2009), qui traite de l’extrémisme dans toutes les religions, publié à la suite des attentats du 11 septembre 2001.
Avant de mourir, le photographe continuait à prendre des images du judaïsme. En écho à cette inlassable quête photographique et spirituelle, le président de l’agence Magnum, Thomas Dworzak, a salué la mémoire d’Abbas en déclarant : « Puissent les dieux et les anges de toutes les grandes religions de ce monde qu’il a photographiées avec tant de passion, l’accompagner. »