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Jours tranquilles à Paris
3 juin 2018

Défiler ou ne pas défiler ?

Par Carine Bizet - Le Monde

Proposer un show grandiose ou simplement poster des photos léchées sur Instagram ? Telle est la question que se posent aujourd’hui les créateurs.

Kirsten Dunst, très enceinte, dans un manteau café au lait à col cravate ; Kim Gordon, icône du rock underground des années 1990, en robe panthère et bijoux de métal froissé… En janvier, le « défilé » de Rodarte a été remplacé par une série de portraits postés sur Instagram, signés Autumn de Wilde, mettant en scène des artistes proches des créatrices de la marque. Après un show grandiose et fleuri dans un vieux cloître parisien pendant la semaine de la couture à Paris, en juillet 2017, rien ne laissait présager ce détour hors podium. Mais la réalisation d’un long-métrage, Woodshock (2017), a donné d’autres envies à Kate et Laura Mulleavy, les créatrices de Rodarte. « Faire ce film a changé notre perspective, notre compréhension du paysage créatif, cela nous a montré de nouvelles façons d’interagir avec les gens », avouent-elles.

« LES RÉSEAUX SOCIAUX ONT SAUVÉ LE DÉFILÉ, EN APPORTANT LA CAISSE DE RÉSONANCE DES CONSOMMATEURS »

MICHAEL JAÏS, PDG DE LAUNCHMETRICS

Suivant leur instinct, ces Américaines connues pour leur style iconoclaste rejoignent donc les partisans d’une alternative au défilé classique. En septembre 2017, Gareth Pugh, designer anglais renommé au style futuristico-goth, avait échangé les podiums contre un film spectaculaire cosigné par le photographe Nick Knight. La même saison (printemps-été 2018), la marque Vetements optait pour une présentation de grands tirages photo dans un hangar.

Un mouvement en marche porté par des labels d’avant-garde ? Pas si vite. Cette année, ces deux griffes sont de retour sur les podiums. Le défilé resterait-il incontournable ? « Il y a tellement d’acteurs et de nouveautés sur le marché, nous voyons beaucoup de choses, explique Alix Morabito, directrice mode aux Galeries Lafayette. Quand une marque commence à défiler, on entre dans l’histoire qu’elle veut raconter, on voit les produits en mouvement, cela se grave davantage dans l’esprit. Je trouve aussi que cela oblige le designer à affirmer son message, à éditer son propos, c’est une forme de discipline intéressante. »

Le défilé reste aussi un outil de communication redoutable. « Pendant une fashion week, l’impact en termes de communication pour une marque est huit fois plus important qu’en moyenne, c’est énorme ! Cela fait du défilé un élément indispensable », explique Michael Jaïs, PDG de Launchmetrics, plate-forme qui analyse les datas de la mode (mais aussi du luxe en général et de la beauté pour de nombreux clients de l’industrie).

Mais en 2018, le défilé a bien changé, notamment grâce aux réseaux sociaux qui ont engendré des mutations irréversibles. On est loin du temps où, au milieu du siècle dernier, les shows se résumaient à des huis clos professionnels dont les photographes étaient exclus par peur de la copie. Aujourd’hui, avec Instagram et Facebook, tout le monde peut assister aux défilés en direct, grâce aux comptes des marques ou des invités vissés à leur smartphone. Le 3 mai, le dernier défilé croisière Chanel auquel assistaient environ 1 000 personnes, a ainsi été suivi sur Facebook par 500 000 internautes ! « Le défilé n’est plus un événement de l’industrie, c’est un événement global auquel le consommateur est étroitement associé, poursuit Michael Jaïs. C’est pour cela que les marques y reviennent. D’une certaine façon, les réseaux sociaux ont sauvé le défilé, en apportant la caisse de résonance des consommateurs. Aujourd’hui, plusieurs voix comptent : les médias, les influenceurs, les partenaires, la propre voix de la marque qui veut imposer ses valeurs… »

Evolution « démocratique »

Les défilés se sont ainsi transformés en événements à 360° totalement modulables. Le lieu, le budget, les divers à-côté (performance musicale, cocktail de lancement de parfum…), les invités, le décor changent beaucoup, d’une superproduction à la Tommy Hilfiger mettant en scène sa collaboration avec Gigi Hadid, à un show en tout petit comité où les mannequins passent assez près des invités pour qu’ils puissent admirer la pose des pétales sur la robe. Dans ce contexte, ce qui se passe sur le podium lui-même compte moins que son « emballage ».

« Ce qui crée de la désirabilité pour une marque, ce n’est pas tant le défilé que la façon dont elle parvient à créer un momentum un peu plus large, plus émotionnel, une expérience différenciante et marquante pour renforcer son message. A cela s’ajoutent la cohérence de la marque, sa proposition à un instant T qui correspond à ce qu’attendent les clients, le storytelling, la façon dont cela va être repris par les influenceurs, ajoute Alix Morabito. Il y a là un énorme travail de communication, de gestion des réseaux sociaux. »

Cette évolution « démocratique » met finalement l’accent sur la singularité des marques, leur capacité à s’adresser à une audience qui dépasse le cadre des professionnels. C’est aussi comme cela que les Rodarte envisagent l’avenir. « Pour chaque collection, nous avons choisi de nous laisser guider par nos idées pour décider de la façon de les présenter. Il est primordial de créer des expériences uniques, et d’essayer de nouveaux moyens de communiquer notre vision. Cela dit, il y a quelque chose d’incroyablement magique dans un défilé et nous nous réjouissons des futurs moments de création à partager avec Alexandre de Betak [un Français qui compte parmi les ténors de la production d’événements mode], le visionnaire avec lequel nous travaillons. »

Il n’est pas interdit de superposer différentes formes de présentation (film, images, défilé, etc.) à condition d’avoir quelque chose à dire, ce qui pourrait éliminer de la course les marques qui ne défilent que pour s’offrir un statut factice, et entrer artificiellement dans le club de celles qui ont leur nom au générique de la fashion week.

Reste que le rythme des fashion weeks, à une quinzaine de shows par jour, fait souvent passer au second plan les dimensions créatives du défilé ; peut-être est-ce le découpage en saisons et l’accumulation de rendez-vous qui se succèdent (voire se chevauchent) dans les grandes capitales de la mode que sont New York, Londres, Milan et Paris qu’il faut remettre en cause. « Je pense que l’on peut retrouver de la créativité en changeant la structure et le contenu sans changer le principe du défilé, avance Michael Jaïs. Il y a une vraie question de pertinence des produits présentés et des liens avec l’audience [à qui sert un défilé hiver quand la majorité des clients d’une marque se trouve dans un pays sans hiver ?] mais le défilé reste une opportunité unique. »

Le (fashion) show must go on, surtout avec l’arrivée d’outils high-tech comme la réalité virtuelle, qui pourra le faire entrer dans une autre dimension. Grâce à cette technologie, Givenchy avait permis en 2017 à des clients du magasin Isetan Shinjuku, à Tokyo, de visiter virtuellement les ateliers couture de la maison œuvrant à Paris. Une nouvelle révolution à prévoir.

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