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Jours tranquilles à Paris
7 juin 2018

Chronique : « Le public qui va voir Klimt numérisé a-t-il envie de pousser la porte du musée ? »

Par Michel Guerrin, rédacteur en chef - Le Monde

Entre les musées, gardiens de l’original, et les expositions immersives, comme « Gustav Klimt » à l’Atelier des lumières, des passerelles sont-elles possibles ?, se demande Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde », dans sa chronique.

C’est l’exposition, à Paris, qui fait jaser, tant elle révolutionne les codes de l’art. Elle totalise 210 000 entrées en un mois et demi, et comme elle dure jusqu’en novembre, le triomphe va durer. Elle a lieu dans une ancienne fonderie du 11e arrondissement, autant dire très loin des musées qui font la gloire de la ville. Si le peintre est culte, aucun tableau n’est à voir. 140 vidéoprojecteurs laser font exploser sur les murs et au sol 3 000 images et autant de couleurs sur fond de musique de Wagner ou de Beethoven. Des images mouvantes, flottantes, dansantes, fondues, zoomées. Un vidéoclip géant, une aventure sensorielle forte. Vous n’êtes pas face aux œuvres mais dans des images. On appelle cela une exposition immersive.

Le peintre pixélisé est l’Autrichien Gustav Klimt, avec en prime un peu de Schiele et de Hundertwasser. Le lieu, qui a pour nom Atelier des lumières, est tout nouveau, ce qui ajoute à l’émoi. En plus, il est privé, piloté par Culturespaces, filiale d’Engie. Beaucoup a été écrit, notamment dans ces colonnes, sur un événement qui divise – c’est un euphémisme. En gros, plus vous êtes accro au musée, plus vous trouvez ce Klimt nul, mais beaucoup de visiteurs chavirent et qualifient les grincheux d’élitistes blasés.

Autant partir des usages

Voyons plutôt ce que révèle cette exposition. D’abord que le numérique et la dématérialisation de l’œuvre ne cessent de gagner du terrain dans le monde de l’art. Et pour comprendre ce qui se joue avec Klimt, il faut faire le tri dans ce grand bazar du virtuel. Autant partir des usages.

Mettons de côté les milliers d’artistes qui jouent du pixel pour créer, comme d’autres manient le pinceau. Par exemple la Grande Halle de La Villette fait un triomphe en ce moment avec le collectif d’artistes japonais TeamLab, dont les créations sont autant féeriques qu’inoffensives ; signe du succès, ces derniers ouvrent le 21 juin à Tokyo leur propre musée numérique avec le soutien d’une ribambelle d’entreprises, qui y voient leur intérêt.

Mettons de côté, aussi, le numérique comme outil d’accès aux œuvres. Il y a Google et sa plate-forme Arts & Culture, qui permet à l’internaute d’explorer le moindre détail de millions de tableaux ou sculptures. Ou la start-up Iconem, qui a reconstitué sur écran le site de Palmyre, en Syrie, détruit par Daech. Ou encore les Micros-Folies, des musées légers et virtuels installés dans des villes populaires, qui permettent aux jeunes de découvrir des tableaux du Louvre ou de Versailles avec des médiateurs pour les guider.

Les musées, gardiens de l’original

L’événement Klimt, c’est autre chose. Le numérique n’est plus un outil, il est le produit fini. La copie se substitue à l’original. Culturespaces a conçu ce modèle dès 2012 aux Carrières de Lumières, un site à ciel ouvert sur la commune des Baux-de-Provence, dans les Alpilles, qui a accueilli des expositions immersives de Klimt déjà, de Jérôme Bosch ou de Bruegel. Le lieu a attiré près de 600 000 visiteurs en 2017, soit plus que le Louvre à Lens ou le Centre Pompidou à Metz.

Surfant sur le succès, Culturespaces va ouvrir d’autres sites en France et à l’étranger. Des institutions suivent, comme La Villette, qui a accueilli l’an dernier une exposition immersive sur Van Gogh. Citons encore le Musée du vin, à Bordeaux, qui a construit sa réussite à partir d’installations multimédias.

LES DEUX FORMATS S’OPPOSENT. D’UN CÔTÉ LA SENSATION FORTE ET RAPIDE, DE L’AUTRE L’ÉMOTION DIFFUSE ET LENTE

Pour l’instant, les musées d’art restent imperméables au phénomène. Ils sont les gardiens de l’original. Cela se comprend, c’est leur raison d’être. Ce qui ne veut pas dire qu’ils se replient sur des reliques. Beaucoup ont investi massivement dans le numérique, certains associent dans des expositions le réel et le virtuel. Mais ils savent que demain, quand ils seront toujours plus isolés dans un monde d’images répliquées comme l’est la grotte de Lascaux, l’original conservera son aura.

Reste à savoir si les passerelles sont possibles entre les deux modèles. Le public qui va voir Klimt numérisé a-t-il envie de pousser la porte du musée ? C’est une ambition de Culturespaces. Ambition louable, possible aussi, puisque l’Atelier des lumières attire un public nouveau, plus familial, plus jeune. Plus populaire aussi. Moins intimidé que par le musée. Pourtant, le lieu n’est pas moins cher. Le tarif plein est de 14,50 euros et de 9,50 euros pour les 5-25 ans, alors que la gratuité est de mise au Louvre pour les résidents en Europe de moins de 25 ans. De quoi faire réfléchir ceux qui pensent que le prix est un frein à l’élargissement des publics.

Pas de texte, pas de voix off

Mais que voit le public de ce Klimt ? Une installation bien plus ludique qu’un tableau inerte. Plus proche d’un film que d’une exposition. Le spectateur est plongé dans le noir, immergé dans un spectacle visuel et sonore de 40 minutes, et il applaudit souvent à la fin. Beaucoup font des photos et vidéos, provoquant un phénomène de double écran devant l’œuvre introuvable.

Du reste, des multiples tableaux projetés, le public ne sait rien. Pas de texte, pas de voix off, pas de médiateur. Il voit des formes, des couleurs, des détails, mais ne peut jauger le tableau dans sa singularité. Il ne voit pas non plus les couches de peinture, la profondeur. L’œil glisse sur des surfaces aussi décoratives que le papier peint. Dans cette peinture douce et globale, décontextualisée aussi, les nus singuliers et agressifs d’Egon Schiele n’ont pas leur place – ils ont été écartés. Manque aussi la confrontation physique du spectateur avec le tableau, qui fait travailler l’imaginaire, le heurte comme l’enchante.

Tout cela ne veut pas dire que le Klimt virtuel n’a pas d’atouts. Il n’a juste rien à voir avec le vrai. Les deux formats s’opposent. D’un côté la sensation forte et rapide, de l’autre l’émotion diffuse et lente. Au point de nous demander si un peintre virtuel n’éloigne pas plus le spectateur du musée qu’il ne le rapproche.

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