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Jours tranquilles à Paris
23 juin 2018

Turquie : Muharrem Ince, l’espoir des anti-AKP

Par Marie Jégo, Istanbul, correspondante - Le Monde

Le candidat républicain à la présidentielle du 24 juin tente de fédérer l’opposition au président sortant et espère l’affronter lors d’un second tour.

Il est la révélation de la campagne. Combatif, mordant, bon polémiste, Muharrem Ince, candidat du Parti républicain du peuple (CHP, centre gauche) à la présidentielle du 24 juin en Turquie, a de quoi donner des sueurs froides au président Recep Tayyip Erdogan, dont la silhouette écrase le paysage politique turc depuis plus de quinze ans.

De Diyarbakir (sud-est) à Izmir (mer Egée), en passant par Esenyurt, Bagcilar, Kuçukçekmece, les quartiers périphériques d’Istanbul, les meetings de Muharrem Ince déchaînent les passions. Manches retroussées, le verbe haut et clair, cet ancien professeur de physique chimie, 54 ans, a réussi à briser le tabou selon lequel Recep Tayyip Erdogan est imbattable.

Il sait mettre le doigt sur les failles du numéro un turc : sa dérive autocratique, sa mauvaise gouvernance économique. « Mon rival vit dans un palais, il est riche, ses affaires marchent bien. Il boit du thé blanc, alors que moi je bois le même thé que vous, je suis le candidat des misérables », a-t-il lancé face à la foule venue l’acclamer, le 10 juin, à Esenyurt. Eclats de rires dans l’assistance. L’allusion aux « misérables » renvoie à l’adjectif employé récemment par le président Erdogan à l’endroit de Muharrem Ince, « ce misérable ».

Quand Erdogan promet d’ouvrir des « maisons de lecture » dans chaque quartier, avec distribution gratuite de « thé, café, et cakes », le tribun du CHP parle nouvelles technologies, investissements, emplois pour les jeunes. A chacun de ses meetings, il conjure son rival de l’affronter lors d’un débat télévisé « pour parler économie seulement ». Refus du numéro un turc, il n’y aura pas de débat.

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Muharrem Ince 

« Le doyen du cake »

« Après quinze années au pouvoir, que vous promet-il ? Des ponts, des parcs pour le peuple et des cafés librairies ! Il dit que vous mangerez du cake gratis. Ma parole, il est le doyen du cake ! Moi, je m’engage à trouver des emplois à vos enfants », clame Ince, micro en main, un insigne du drapeau turc à la boutonnière de sa veste bleu marine. « Ince, président ! », scande la foule.

Son slogan favori, « la Turquie a besoin de sang neuf », a l’assentiment de l’assistance. Ugur, la trentaine, en est convaincu : « Il faut que cela change, le pouvoir des islamo-conservateurs est usé, eux-mêmes le reconnaissent. Erdogan a parlé d’une “usure du métal” dans son parti, mais ça le concerne au premier plan, lui aussi est usé. »

Commerçant en pièces détachées à Esenyurt, un quartier populaire et dynamique à la périphérie d’Istanbul, Ugur a toujours voté CHP : « C’est de famille. » Mais il sent autour de lui « un grand désir de changement » d’autant que « les gens se serrent la ceinture ».

L’économie va mal. Le régime ultraprésidentiel de M. Erdogan, qui doit entrer en vigueur après les élections, ne plaît guère aux investisseurs, qui craignent pour l’indépendance de la banque centrale. Les capitaux fuient, les investissements stagnent, les déficits s’accentuent, les entreprises du secteur privé, endettées à hauteur de 65 % du PIB, luttent pour restructurer les crédits libellés en dollars alors que la devise locale, la livre turque, ne cesse de se déprécier.

« Si l’opposition parvient à convaincre les électeurs que la poigne de fer d’Erdogan est une source d’instabilité, la trajectoire politique de la Turquie pourrait changer », écrit la chercheuse Asli Aydintasbas dans une tribune publiée par le Washington Post le 12 juin.

Député CHP au Parlement depuis seize ans, Muharrem Ince a déjà brigué à deux reprises la direction du vieux parti d’Atatürk contre Kemal Kiliçdaroglu, l’actuel chef du CHP. Il sait capter l’attention de tous les publics. Nombreux sont les Kurdes qui se disent prêts à lui donner leur voix malgré leur hostilité bien ancrée envers son parti, honni pour son mépris des minorités. Ses arguments font mouche, sa popularité grandit.

Les nationalistes l’approuvent, les conservateurs pieux louent ses égards pour la religion, lui qui a pris soin de diffuser sur son compte Twitter une photo avec sa mère et sa sœur, têtes recouvertes du foulard simple, noué sous le menton, typique de l’islam turc. Car Muharrem Ince n’hésite pas à affronter son rival Erdogan sur son terrain réservé : l’islam. « Ce n’est pas eux [les islamo-conservateurs au pouvoir] qui vont nous apprendre ce qu’est l’islam, nous sommes musulmans autant qu’eux. »

Front commun de l’opposition

Les instituts de sondages assurent qu’il affrontera le président sortant au second tour de la présidentielle, le 8 juillet. Selon les études d’opinion, Recep Tayyip Erdogan arriverait en tête du premier tour, avec de 39 % à 43 % des suffrages. Recueillir 51 % des voix dès le premier tour s’annonce comme une gageure. Crédité de 26 % à 30 % des voix selon les enquêtes, Ince arriverait deuxième.

Pour la première fois en quinze ans, l’opposition est parvenue à s’unir. Chacun présente son candidat au premier tour de la présidentielle, un accord de désistement devrait avoir lieu au second tour pour mettre fin au règne sans partage du « reis » Erdogan.

Pour les élections législatives qui ont lieu le même jour, les républicains du CHP, le vieux parti fondé par Atatürk, ont choisi de faire front commun avec deux autres formations de l’opposition – les nationalistes du Bon Parti, de Meral Aksener, et les islamistes du Parti de la félicité, de Temel Karamollaoglu.

La course est inégale. Pendant que le candidat Erdogan bénéficie de tous les leviers étatiques et médiatiques à sa disposition, l’opposition a ses meetings en plein air pour seule tribune. Les chaînes de télévision, progouvernementales à 90 %, ne les diffusent pas, ou très peu. En revanche, ceux du reis sont retransmis en intégralité.

Ainsi, pour la seule journée du 1er juin, le temps d’antenne consacré au candidat Erdogan était de 105 minutes, contre 37 minutes pour Muharrem Ince, 14 minutes pour Meral Aksener, 5 minutes pour Temel Karamollaoglu et 3 secondes pour le candidat prokurde Selahattin Demirtas, censé faire campagne depuis sa prison de haute sécurité à Edirne, dans l’ouest de la Turquie.

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