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Jours tranquilles à Paris
20 juillet 2018

Photo : A Londres, dans la maison de Gilbert & George

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Par Philippe Dagen - Le Monde

Le duo d’artistes a ouvert les portes de sa demeure-atelier à l’occasion de l’exposition présentée à Arles.

Pour se rendre à Fournier Street, à Londres, chez Gilbert & George – Gilbert Prousch, né en Italie du Nord en 1943, et George Passmore, né à Plymouth en 1942 –, le mieux est de descendre à la station de métro Liverpool Street et de traverser le très bobo Old Spitalfields Market. De l’autre côté, ce n’est pas le même monde : de modestes maisons à deux ou trois étages. Un panneau qui indique que l’on entre dans un « responsible drinking borough » (« quartier de consommation d’alcool responsable »). Jusqu’à 500 livres (565 euros) d’amende en cas d’ébriété sur la voie publique. Ayant consacré l’une de leurs premières séries à l’alcoolisme, les deux artistes ne peuvent qu’apprécier que Fournier Street se place sous le signe de la tempérance.

La rue se place aussi sous celui des religions, elle qui commence par une église anglicane et finit par une mosquée, celle de Brick Lane. De l’extérieur, c’est un bâtiment de brique semblable à ceux qui l’entourent. Gilbert et George en connaissent l’histoire par cœur. L’immeuble a d’abord été au XVIIIe siècle un temple protestant – « des huguenots français », précisent-ils –, puis, à partir du XIXe siècle, une synagogue pour les émigrés juifs de Russie et d’Europe centrale. Ce n’est une mosquée que depuis les années 1970, pour la communauté bengalaise qui a remplacé les familles juives parties vers d’autres quartiers.

Conversation avec un clochard

A peu près au milieu de la rue, sur ce qui fut jadis la vitrine d’un certain S. Schwartz, désormais couverte de panneaux de bois, une grande tête bleu vif est peinte. De part et d’autre, deux oiseaux bleu azur façon cartoon américain des années 1950. Un phylactère annonce que celui de gauche se nomme Gilbert, celui de droite George. C’est dire que le couple ne cache pas où il habite. Il est vrai qu’ils peuvent difficilement passer inaperçus.

On en aura la preuve quand, au terme de la rencontre, ils accompagneront le « French critic » jusque dans la rue : ils sont, comme d’habitude, vêtus avec une élégance aussi soignée que surannée, costumes un peu étroits, cravates parfaitement nouées, tels qu’ils se montrent dans leurs œuvres depuis désormais un demi-siècle. Pour passer inaperçu, il y a mieux.

Leur courtoisie est aussi parfaite que leur mise. Un clochard est installé devant leur porte, plus allongé qu’assis. Loin de lui demander de s’en aller, ils engagent la conversation avec l’homme, qui s’est affranchi des consignes de sobriété locales. Scène légèrement loufoque, dont on ne doute pas qu’ils saisissent instantanément le côté allégorique. Ne viennent-ils pas d’affirmer : « Ce qui nous intéresse, c’est la rue, c’est la ville » ? – il est souvent impossible d’attribuer telle phrase à Gilbert plutôt qu’à George et inversement. Le sentiment s’impose vite de se trouver en présence d’un être bicéphale merveilleusement coordonné.

La maison est à la fois leur habitation et leur atelier. On traverse une première pièce sombre où dorment des meubles très respectables, puis une toute petite cour ornée d’une vieille fontaine portant une inscription biblique, avant d’atteindre l’endroit où tout se passe. Ce sont trois longues pièces. D’abord, celle qui est à la fois bibliothèque et lieu de discussion : des centaines de livres – dont les catalogues de leurs innombrables expositions – sur des rayonnages métalliques, une petite sculpture érotique comique, une table aux dimensions de la pièce. Puis une deuxième, en parallèle : encore une table d’au moins 10 mètres de long couverte des maquettes en carton de leurs prochaines expositions et, contre les murs, des armoires métalliques.

Et une troisième, plus profonde encore : s’y alignent des ordinateurs et des meubles de rangement à tiroirs plats. Un drap protège l’appareil photo, sur un chariot monté sur deux rails posés au ras du parquet. « C’est ici que nous faisons les images et que nous les composons. » Ils insistent : œuvres, accrochages, catalogues, tout se conçoit, se décide et s’exécute ici. Pas de commissaires pour leurs expositions, pas d’assistants hormis celui qui est chargé du matériel informatique. Toute exposition d’eux est une œuvre d’art totale qu’ils maîtrisent du début à la fin.

Bibliothèque d’images

A l’appui de ces propos, il y a leurs maquettes. Il y a même mieux : les armoires de la deuxième salle, qu’ils acceptent d’ouvrir. Dans les unes, des boîtes, et dans chaque boîte, une collection. Par exemple, une collection de mots et de formules : des dizaines de petits papiers, avec jeux de mots, litanies, assonances, etc. On les retrouve dans leurs œuvres, en capitales noires ou rouges. Dans d’autres armoires, les plus nombreuses, des classeurs organisés par sujets : des dizaines de chemises de plastique transparent contenant des centaines de photos.

A titre d’exemple, des photos de panneaux de circulation et de boîtiers électriques. Elles sont faites par eux lors de leurs promenades dans la ville, puis enregistrées avec un numéro correspondant à un fichier numérique et rangées par motifs. C’est à partir de cette bibliothèque d’images qu’ils construisent leurs œuvres. Le processus est à la fois parfaitement rationalisé et étrangement artisanal : juste eux deux pour alimenter et exploiter cette banque de références visuelles, là où d’autres – genre Murakami ou Koons – disposent de studios complets.

Leurs journées sont donc très laborieuses. « Nous travaillons toute la journée, en commençant tôt, en finissant vers 6 heures du soir. »

Et après ? « Nous allons dans le même restaurant turc depuis vingt ans. » Pas de cinéma, de concert, d’expositions ? « Non, rien de tout ça. Ce qui nous intéresse, c’est la vie. Bien sûr, l’artiste moderne qui ignore le passé est incomplet. Mais il y a beaucoup trop d’artistes qui ne se réfèrent qu’à l’art. Nous, nous nous confrontons à la vie, pas à l’art. »

« NOTRE ART EST POUR TOUT LE MONDE. NOUS AVONS TOUJOURS ÉTÉ COMPRIS PAR LE GRAND PUBLIC. ET NOUS AVONS TOUJOURS CONNU L’HOSTILITÉ DES GENS DU MONDE DE L’ART. JAMAIS NOUS NE FERONS PARTIE DE CET ESTABLISHMENT »

Ils sont très attachés à ce principe. Preuves et anecdotes s’accumulent. Pour leur première exposition, à Londres, en 1972, l’inauguration se passe très bien : « Nous étions des bébés artistes et les rois du monde. » Le lendemain matin, ils reviennent à la galerie et trouvent le galeriste profondément abattu. Ils lui demandent la raison de sa tristesse et s’entendent répondre ceci : « Ce matin, l’employée chargée de nettoyer la galerie est venue. Et elle m’a dit que pour la première fois, elle aimait bien ce que je montrais ! » Ils commentent : « Pour lui, c’était un drame, nous faisions de l’art que les gens ordinaires aimaient, pas de l’art pour les spécialistes de l’art… Notre art est pour tout le monde. Nous avons toujours été compris par le grand public. Et nous avons toujours connu l’hostilité des gens du monde de l’art. Jamais nous ne ferons partie de cet establishment. »

Pour les contredire, on leur fait remarquer qu’ils ne sont pas si mal-aimés des institutions. Ils ont eu de vastes expositions dans des musées majeurs un peu partout dans le monde et à la Tate Modern, à Londres. Ils opinent, mais la contre-attaque est immédiate. « La Tate Modern, oui. Mais jamais nous n’accepterons d’exposer à la Tate Britain » (qui ne présente que des artistes britanniques et où l’on a vu, en 2017, une rétrospective David Hock­ney…) « Jamais. La Tate Britain, c’est de la division raciale. » Etant donné l’accent et le débit de Gilbert, par précaution, on lui fait répéter : « Raciale ? » « Evidemment. Nous les Britanniques, et les autres. C’est une forme de racisme. »

Homophobie

Ils ont fait l’expérience d’autres formes de haine, à commencer par l’homophobie. « En 1999, nous avons une exposition à Belfast. Le soir de l’ouverture, devant l’entrée, il y a des gens avec des mégaphones qu’ils ont bricolés eux-mêmes, des gens tout à fait ordinaires, sans doute venus après leur travail. Et vous savez ce qu’ils scandent ? Vous pouvez l’imaginer ? Ils crient “Sodome et Gomorrhe ! ­Sodome et Gomorrhe !” » Gilbert imite les voix déformées par les mégaphones.

Des catholiques ? « Des presbytériens, menés par un certain révérend David McIlveen. » Une brève recherche permet de retrouver ce que celui-ci déclarait alors : « En Irlande du Nord, nous avons une conception puritaine de la vie qui nous autorise à juger de ce qui est pur et impur – et ceci est impur. » Le pasteur Ian Paisley, leader des unionistes, n’était pas en reste : « absolute abhorrence » (« dégoût absolu »), disait-il de ces artistes qui se montraient parfois nus dans leurs œuvres.

Ils ont eu une nouvelle exposition à Belfast cet hiver. Son titre : « Spacegoating », « Bouc émissaire ». « Le révérend McIlveen était toujours là, mais ça s’est mieux passé. Nous nous sommes contentés de faire remarquer que, dans son nom, il y a les lettres pour écrire “evil” [mal] et dans le nôtre “god” [dieu]. » La plaisanterie semble les amuser beaucoup.

« AUJOURD’HUI, LES RELIGIONS SONT À NOUVEAU LE FACTEUR CAPITAL, CELUI POUR LEQUEL MEURENT LE PLUS GRAND NOMBRE DE NOS CONTEMPORAINS »

L’occasion est bonne pour pousser la conversation du côté des religions, l’un de leurs sujets principaux depuis plusieurs décennies. « Quand, dans les années 1990, nous avons commencé à nous y intéresser, on nous disait que c’était une mauvaise idée, un sujet qui n’intéressait plus personne. Aujourd’hui, les religions sont à nouveau le facteur capital, celui pour lequel meurent le plus grand nombre de nos contemporains. Alors, nous avons fait les “Beard Series”, puisque tous ceux qui parlent de religion sont barbus. »

Sur ce sujet comme sur les autres, leurs propos sont sans équivoque. « Ce qui est pour nous le triomphe de l’Occident, c’est le moment où il s’affranchit des interdits moraux, à partir de l’époque des Lumières, progressivement. Et notre art, c’est notre petite contribution au triomphe de la liberté. » Oui, mais en Occident seulement. « Absolument, nous en avons bien conscience. »

Exposition Gilbert & George à Arles, parc des Ateliers SNCF, du 2 juillet au 6 janvier.

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