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Jours tranquilles à Paris
22 juillet 2018

Taïwan, île sous pression continue de la Chine

Par Brice Pedroletti, Taipei, envoyé spécial - Le Monde

A Taïwan, le ton a changé : Taipei accuse les dirigeants chinois d’altérer le statu quo – ni indépendance ni réunification – qui a permis la coexistence pacifique des deux entités.

La sirène retentit. Et, en plein cœur de Taipei, les voitures se rangent sur le côté, les passants s’engouffrent dans les boutiques ou le métro : l’alerte aérienne, un exercice de routine depuis de longues années, a, en cette fin de matinée du lundi 4 juin, un petit goût de réalité alors que s’intensifient les gesticulations guerrières, les pressions diplomatiques et les vexations publiques de la part de la Chine populaire à l’encontre de Taïwan. La brouille date de l’arrivée au pouvoir en 2016 de la présidente Tsai Ing-wen et de son groupe politique, le Parti démocrate progressiste (DPP), ardents défenseurs d’une identité et d’une histoire taïwanaise insolubles dans le projet de Chine unique poursuivi par Pékin.

Dernière humiliation chinoise en date : l’exigence faite ce printemps aux compagnies aériennes étrangères de désigner, sur les sites de vente de billet, Taïwan comme faisant partie de la Chine. Piqué au vif, le gouvernement taïwanais a appelé les habitants à boycotter les compagnies qui ont obtempéré – Washington ayant de son côté invité les trois grandes américaines (United Airlines, American Airlines et Delta) à ne pas se plier au diktat de Pékin.

A Taïwan, le ton a changé : Taipei accuse les dirigeants chinois d’altérer le statu quo – ni indépendance ni réunification – qui a permis la coexistence pacifique des deux entités. « Nous les appelons à être pragmatiques et à accepter la réalité de Taïwan comme un Etat souverain, dont les citoyens ont une foi inébranlable et immuable dans le système démocratique », a martelé, au Monde, Chiu Chui-cheng, vice-ministre du Conseil des affaires de Chine continentale, à Taipei.

« Menace sécuritaire »

Sur chacun des multiples fronts ouverts par Pékin, les voyants virent à l’orange. « Nous faisons face à une large menace sécuritaire [chinoise] », explique Lin Cheng-yi, président du nouvel Institut de recherche sur la défense nationale et la sécurité. Aux défis déjà connus, M. Lin ajoute les cyberattaques, la dissémination de fake news mais aussi les tentatives chinoises d’attirer en Chine l’activité recherche et développement du secteur taïwanais des semi-conducteurs. Son institut, inauguré début mai par la présidente Tsai, fait partie de la réponse. Tout comme son engagement à augmenter le budget militaire de 2 à 3 % par an ces prochaines années.

Car la ligne de front, dit M. Lin, s’est déplacée : « Tous les scénarios d’invasion se concentraient sur le détroit. Désormais, nous devons prendre en compte une intervention sur la partie orientale de Taïwan » – c’est-à-dire la côte qui fait face à l’océan et non à la Chine. En cause, les manœuvres régulières d’encerclement de l’île par l’aviation chinoise depuis 2017 – 34 missions chinoises via le Sud et l’Est de l’île ont été identifiées en 2017, rappelle-t-il.

L’enjeu, pour Taïwan, est de taille : la Chine dispose d’un budget de défense désormais seize fois plus élevé que le sien. Et aucun pays, à l’exception des Etats-Unis, ne lui vend des armements par crainte de représailles chinoises. Taipei va donc relancer, avec une aide technologique américaine, la construction de sous-marins, et la montée en gamme de ses avions de chasse indigènes. « Ils ont besoin d’une force de dissuasion crédible jusqu’à l’arrivée des Américains et des Japonais en cas d’offensive chinoise », signale un diplomate étranger en poste à Taipei.

L’hypothèse d’une attaque chinoise d’ici à 2021, l’année du centenaire du Parti communiste chinois, a même circulé cette année parmi les China watchers, les observateurs de la Chine. Les ambitions du « rêve chinois » de Xi Jinping, mais aussi sa bonne connaissance de Taïwan, due à sa longue carrière dans la province chinoise du Fujian, face à Taïwan, en font un adversaire redoutable pour Taipei, comme le fait valoir le sinologue Jean-Yves Heurtebise, basé dans la capitale :

« La “nouvelle ère” de Xi Jinping, c’est la célébration d’une nouvelle étape pour la civilisation chinoise, mêlant traditions et pouvoir autoritaire. Or, Taïwan apparaît comme une anomalie, il incarne un modèle différent de rapport à la modernité, en prouvant que démocratie et culture chinoise ne sont pas incompatibles. »

Pour les plus optimistes, Taïwan est engagé dans une course d’endurance : il lui faut « tenir », jusqu’à ce que la donne politique change en Chine et que surgisse l’opportunité d’un modèle de coexistence différent avec Pékin.

Peu, à Taïwan, croient l’option militaire directe réaliste : « Cela poserait pour la Chine le problème de contrôler Taïwan. Et si l’attaque est un échec, l’humiliation serait énorme. C’est la raison pour laquelle ils jouent sur plusieurs tableaux à la fois », estime le chercheur Lu Cheng-fung, de la National Quemoy University.

Refus d’un accès aux instances onusiennes

Les autorités chinoises agissent ainsi pour réduire l’espace international de Taïwan : Pékin lui interdit tout accès aux instances onusiennes telles que l’Organisation mondiale de la Santé, au prétexte que la République de Chine – RDC –, nom officiel de Taïwan, a été exclue de l’ONU en 1971 au profit de la République populaire. Pékin ravit à Taipei ses rares alliés diplomatiques : Taïwan en a perdu deux rien qu’au mois de mai 2018 (le Burkina Faso et la République dominicaine) et deux en 2017 (Sao Tome et le Panama). Seuls 18 micro-Etats gardent des relations diplomatiques avec la RDC.

Le contraste est frappant avec le grand rapprochement sino-taiwanais des années 2008 à 2016, mené à l’initiative du président taiwanais Ma Ying-jeou, chef de file de la faction « continentale » du Kouomintang (KMT). Le KMT, venu de Chine, a un ancrage chinois et un passé autoritaire, à l’inverse du DPP, le parti autochtone, né du combat pour la démocratisation. Pendant ces années là, aucun allié de Taïwan n’avait fait défection, et Pékin tolérait la participation de la RDC comme observatrice à l’assemblée annuelle de l’OMS.

« L’objectif de la Chine est de pousser à un changement de gouvernement, en élevant le coût politique pour le DPP. Si le nombre d’alliés tombe à quinze, l’administration Tsai sera sur la sellette », poursuit le professeur Lu. Pékin va moduler ses pressions en fonction des prochaines échéances politiques taïwanaises – d’abord les municipales de novembre 2018, puis la campagne présidentielle un an plus tard. « Mais si la Chine va trop loin dans le nombre d’alliés ravis à Taïwan, elle risque de favoriser le camp de l’indépendance », poursuit-il.

L’évolution du face-à-face Chine-Taïwan est inséparable d’une autre variable, et de taille : les Etats-Unis, qui depuis l’établissement de relations diplomatiques avec la Chine en 1979, ont inscrit dans la loi (le Taïwan Relations Act) leur soutien à Taïwan en cas d’action chinoise unilatérale contre l’île. L’actuelle phase de tensions entre les deux rives du détroit rappelle le premier gouvernement DPP, entre 2000 et 2008. Sauf que Washington jouait alors la carte de l’engagement chinois et goûtait peu les initiatives indépendantistes du président DPP d’alors, Chen Shui-bian.

Les Etats-Unis jouent la carte Taïwan

La donne a changé du tout au tout : le gouvernement Trump se méfie d’une Chine désormais beaucoup plus agressive. Il joue ouvertement la carte de Taïwan. Une nouvelle loi, le Taïwan Travel Act, passée en mars au Congrès avec un appui bipartisan, a autorisé les visites de haut niveau entre les gouvernements américain et taïwanais. Le projet de loi de défense américain, en cours d’examen, doit renforcer la coopération militaire avec Taïwan.

« LES TAÏWANAIS AVAIENT CRAINT D’ÊTRE LÂCHÉS PAR TRUMP APRÈS LE COUP DE FIL ENTRE LA PRÉSIDENTE TSAI ET LE PRÉSIDENT ÉLU DE DÉCEMBRE 2016. ILS EN ONT BEAUCOUP MOINS LA HANTISE AUJOURD’HUI », CONSTATE UN DIPLOMATE OCCIDENTAL.

Des contrats d’armement plus fournis et à plus haut contenu technologique, au cas par cas et non en « package », sont attendus. « Les Taïwanais avaient craint d’être lâchés par Trump après le coup de fil entre la présidente taïwanaise Tsai et le président élu de décembre 2016. Ils en ont beaucoup moins la hantise aujourd’hui », constate un diplomate occidental.

Cette évolution n’est pas seulement liée à Trump, comme l’a symbolisée l’inauguration le 12 juin à Taipei d’un nouvel American Institute à Taïwan. Cette ambassade américaine de facto, dont l’énorme chantier, de 250 millions d’euros, a été lancé il y a neuf ans, est adossée à une colline dans le nord-est de Taipei. Comme le fait remarquer Lu Cheng-fung, son inauguration a été éclipsée, à dessein, par le sommet Trump-Kim de Singapour :

« Les Etats-Unis et Taïwan ont voulu éviter de provoquer la Chine à ce moment. Mais le fait est qu’il y a au Congrès américain une véritable dynamique en faveur de Taïwan, avec cinq nouvelles propositions de lois en préparation, et pas d’opposition. »

L’une d’entre elles appelle à soutenir la participation de Taïwan dans les institutions internationales. Une autre, tout juste proposée, veut pousser Washington à adopter la politique « d’une Chine, un Taïwan ». Un cauchemar pour Pékin.

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