Par Raffaele Simone, Professeur de linguistique, essayiste
L’affaire Benalla montre qu’il était imprudent pour Emmanuel Macron de se présenter en champion du « nouveau monde », mais aussi que les instances démocratiques fonctionnent, estime l’essayiste italien dans une tribune au « Monde »
Bien qu’elle semble constituer un épisode isolé, l’affaire Benalla, qui devient de plus en plus l’affaire Macron, suscite diverses réflexions sur le modèle démocratique et sur le contrôle du pouvoir. Les faits principaux sont assez simples : un jeune homme, jusque-là inconnu, œuvre comme « conseiller en sécurité » du président de la République sans avoir reçu – semble-t-il – de formation spécifique. Il escorte et accompagne le chef de l’Etat en toutes circonstances.
En échange de ce service, il obtient avec une rapidité incroyable des privilèges féodaux : un grade militaire disproportionné (il est fait lieutenant-colonel à l’âge de 26 ans), un appartement de fonction dépendant du palais de l’Elysée, un salaire important, une voiture avec chauffeur et… les insignes de la police (usurpés, puisqu’il n’est pas policier). Il les endosse pour s’adonner à une sorte de hobby sinistre : se déguiser en agent et cogner, à loisir, des manifestants du 1er-Mai.
Or, cette montagne d’abus n’a pas été découverte par le président, que cet homme accompagne pourtant partout, à un mètre de distance, et qui ne peut donc pas ne pas le connaître. C’est Le Monde qui a révélé l’affaire, le mercredi 18 juillet, en réunissant des preuves accablantes.
L’opposition s’insurge. Le président, en revanche, attend le 20 juillet pour licencier le jeune homme et se contente d’annoncer, dans un premier temps, que « les coupables seront punis ». Quand il se décide enfin à parler, il commet une erreur monumentale : il introduit, dans le discours public, la question explosive des préférences sexuelles du chef de l’Etat, laissant ainsi libre cours à une discussion dont la conclusion est imprévisible. Comme si cela ne suffisait pas, il défie l’opinion publique (« qu’ils viennent me chercher ! »).
Promesses imprudentes
Les deux enquêtes en cours (parlementaire et judiciaire) apporteront d’autres éléments à cette ténébreuse affaire et tenteront de démêler qui est coupable et de quoi, bien qu’il ne soit pas facile de faire toute la lumière sur les affaires impliquant l’élite du pouvoir.
Mais, sur ce dossier, on peut d’ores et déjà tirer certaines leçons politiques d’ensemble. Demandons-nous, tout d’abord, ce que valent réellement les promesses de renouveau en politique. En arrivant au pouvoir, M. Macron avait promis aux Français rien de moins qu’un « nouveau monde », jurant qu’il assumerait totalement la « verticalité » du pouvoir tout en pratiquant l’« horizontalité » qu’exige le contact avec le peuple. Comme ces paroles se sont révélées malheureuses ! En politique, promettre un « nouveau monde » est imprudent, et peut-être même impossible, tout comme promettre un contact réel avec le peuple.
« DEMANDONS-NOUS CE QUE VALENT RÉELLEMENT LES PROMESSES DE RENOUVEAU EN POLITIQUE »
Dans le style Macron, du reste, l’horizontalité et le contact avec le peuple sont seulement mis en scène. Le président ne donne pas vraiment l’impression d’aimer le peuple, mais plutôt de tenir au petit cercle formé par ses adeptes qui lui permet de gouverner à sa manière, c’est-à-dire d’agir (comme l’a fait remarquer Le Monde du 21 juillet 2018) « en mode commando » : rapide, omniprésent et sans trop faire dans la dentelle. Aujourd’hui, on découvre que fait partie de ce commando un personnage à la « 007 » – obscur, masqué et insaisissable.
Moralité (leçon ou morale) numéro un : ne jamais faire confiance aux Savonarole et autres innovateurs radicaux en politique. Soit ils mentent, soit ils s’illusionnent.
Un prince et sa cour
Plus généralement, la démocratie, qui devrait être « le gouvernement du pouvoir public en public », selon les termes de Norberto Bobbio, comporte inévitablement une dimension, dont nous ignorons l’ampleur, d’obscurité et d’arcana imperii. Certains sont incontournables : il est impossible, par exemple, de révéler publiquement ce que Poutine et Trump se sont dit lors d’un de leurs entretiens. La teneur de certains échanges doit demeurer secrète.
« IL FAUT SE MÉFIER DES THÉORICIENS DE LA DÉMOCRATIE DIRECTE, SURTOUT DANS UNE ÉPOQUE D’ANTIPOLITIQUE »
D’autres arcanes, en revanche, découlent du fait qu’il n’est pas de démocratie qui ne porte la trace d’un prince et de sa cour : « Le palais au centre de la cité, la couronne (…), la magnificence des habits, le cortège des nobles, l’escorte des gens en armes (…), les arcs de triomphe dressés sur son passage », comme l’écrit encore Bobbio. Bref, aucune démocratie n’est exempte d’un certain degré de mépris envers les gouvernés, que celui-ci vienne des gouvernants eux-mêmes ou du petit cercle de ceux qui les entourent (dans l’affaire Benalla, de « l’escorte des gens en armes »). Cela ne découle pas directement de la démocratie, mais plutôt du fait que celle-ci est nécessairement régie par des êtres humains.
Moralité numéro deux : il faut se méfier des théoriciens de la démocratie directe, surtout dans une époque d’antipolitique. Cette démocratie-là n’est qu’une chimère.
Pouvoir contre-démocratique
D’un autre côté, toutefois, l’affaire Benalla présente un aspect encourageant, parce qu’elle montre qu’existent réellement, malgré tout, des instances relevant de ce que Pierre Rosanvallon a appelé la « contre-démocratie ». Instances qui, en effet, veillent au bon fonctionnement des mécanismes démocratiques, guettent les erreurs et les excès et interviennent pour les dénoncer ou les corriger.
Dans ce cas, ce n’est certainement pas à la classe politique que l’on doit d’avoir su agir comme un pouvoir contre-démocratique pour dénoncer l’abus. Le président a tout passé sous silence, son ministre de l’intérieur [Gérard Collomb] n’ayant été mis au courant de rien, sans parler du préfet de police.
Tout cela est-il acceptable ? Evidemment non. Et cela l’est encore moins de la part d’un homme qui avait promis un monde nouveau. A l’origine de la dénonciation, on trouve un journal, pour lequel j’ai l’honneur d’écrire aujourd’hui.
J’en tirerai la troisième moralité générale : ne jamais croire que la fonction de contre-démocratie puisse être assurée par le monde politique. Elle ne dépend que des citoyens et des instruments dont ils disposent, au premier rang desquels les médias.
Linguiste et essayiste italien, Raffaele Simone a notamment publié « Si la démocratie fait faillite » (Gallimard, 2016), Prix du livre européen 2017.
Traduit de l’italien par Pauline Colonna d’Istria