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Jours tranquilles à Paris
5 août 2018

Bons baisers d’Instagram : des vacances approuvées par le réseau social

Par Catherine Rollot - Le Monde

Hashtags percutants, cadrages valorisants, selfies réussis, la photo de vacances est désormais plus importante que le voyage lui-même. Une tendance qui modifie l’offre touristique.

Sous le soleil californien, ils patientent de longues heures pour plonger dans une piscine de vermicelles colorés, se balancer sur une banane géante, grimper sur une licorne aux couleurs acidulées. Prêts à débourser 38 dollars (32 euros) pour pénétrer dans une pièce aux murs dégoulinant de faux Esquimau géants. L’attraction tient en quatre initiales, MOIC, pour Museum of Ice Cream ­ (« musée de la crème glacée ») de San Francisco, un paradis rose, de la façade jusqu’à la tenue des employés, devenu destination de rêve pour toute une génération de touristes connectés.

DES GLOBE-TROTTEURS EN SMARTPHONE, POUR QUI L’INTÉRÊT D’UN LIEU TIENT PLUS À SA PHOTOGÉNIE ET À SON SUCCÈS SUR INSTAGRAM QU’À SON APPORT CULTUREL.

Dans la dizaine de salles d’exposition, point de chefs-d’œuvre d’Andy Warhol ou de Roy Lichtenstein comme chez le voisin SFMoma (San Francisco Museum of Modern Art) – l’un des plus grands musées d’art moderne du monde –, ni même d’histoire sur l’élaboration des sorbets et autres tranches napolitaines, mais des installations spectaculaires, écrins parfaits pour des selfies réussis. « Plus de 500 000 visiteurs venus du monde entier » – selon Maryellis Bunn, sa cofondatrice âgée de 26 ans – auraient déjà tenté « l’expérience de se mettre en scène » dans l’un des quatre espaces ludiques ouverts depuis 2016 (New York, Los Angeles, San Francisco et Miami). Et posté plus de 160 000 photos sous le hashtag #museumoficecream. Des globe-trotteurs en smartphone, représentatifs de ces nouveaux voyageurs pour qui l’intérêt d’un lieu tient plus à sa photogénie et à son succès sur Instagram qu’à son apport culturel.

A l’époque de la dictature du hashtag, l’application de partage de photos remplace l’agent de voyages. Sur les 40 milliards de clichés mis en ligne sur la plate-forme depuis ses débuts, plus de 300 millions se retrouvent sous l’item « travel », près de 6 millions sous sa version française, « voyage ». Une galerie planétaire plus efficace qu’une brochure touristique. « Instagram est un prescripteur redoutable, confirme la philosophe et psychanalyste Elsa ­Godart, auteure de Je selfie donc je suis. Les métamorphoses du moi à l’ère du virtuel (Albin Michel, 2016). Dépourvu de texte, le cliché posté fait office de publicité permanente. »

Plus fort que les étoiles

Trois quarts des 18-34 ans choisissent leur destination en fonction des contenus partagés sur les réseaux sociaux et, notamment, les photos, selon une étude du site de voyage Expedia (réalisée en ligne, en avril 2018, auprès de 1 480 Français ayant voyagé au moins une fois au cours des douze derniers mois). En matière d’hébergement, « l’instagrammabilité » est en passe de remplacer le nombre d’étoiles. Un tiers des voyageurs internationaux (32 %) y prêtent attention, selon une étude menée par le site Booking auprès de 19 000 voyageurs du monde entier en mai 2018.

« ON SUIT LES MÊMES RECETTES À BASE DE FILTRES ET DE HASHTAGS PERCUTANTS, DE SOURIRES FIGÉS, DE CADRAGES VALORISANTS, DE SELFIES ÉGOCENTRIQUES DEVANT UN PAYSAGE ULTRACONNU, DE POSES CLICHÉS. » ANAÏS GUYON, BLOGUEUSE

L’industrie touristique l’a bien compris, le bon emplacement, la qualité de service et le confort des chambres ne suffisent plus pour se distinguer dans la jungle des réseaux sociaux. Pour finir sur Instagram, il faut offrir le cadre naturel, la déco, l’ambiance, le petit plus qui donnera envie de partager sa séance photo. Bungalows de luxe disposés en arc de cercle sur un lagon turquoise, immenses hamacs, piscines à débordement, restaurant sous-marin où l’on dîne en regardant passer les poissons… toutes ces mises en scène ont permis au Anantara Kihavah Maldives de se voir décerner par un jury de visiteurs du site Luxury Travel le prix du meilleur hôtel « instagrammable » en 2017. Toujours dans l’archipel de l’océan Indien, le Conrad Maldives Rangali Island, autre ­resort de luxe, a lancé un service « Instagram Butler ». Un majordome est mis à disposition pour emmener les clients aux meilleurs endroits et à l’heure la plus propice pour réussir leurs clichés.

Mêmes points de vue, même lumière, même pause : les « reporters » tombés de leurs lits king size, téléphones greffés à la main, participent à la création d’un monde de plus en plus stéréotypé où les destinations se résument à quelques « spots ». « On suit les mêmes recettes à base de filtres et de hashtags percutants, de sourires figés, de cadrages valorisants, de selfies égocentriques devant un paysage ultraconnu, de poses clichés, type bras ouverts en signe de liberté, devant un coucher de soleil », analyse Anaïs Guyon, auteure du blog The Travellin’side, consacré au voyage et au bien-être. « Consciente de faire partie de cette génération qui collectionne les images plutôt que les expériences », elle a toutefois décidé de lever le pied dans sa course à la publication.

« Consommer des lieux plutôt que les contempler, c’est ce qui distingue le touriste du voyageur », rappelle le géographe Eudes Girard, coauteur de Du voyage rêvé au tourisme de masse (CNRS, 288 p., 22 euros). Et tant pis si « la réalité est en décalage avec l’imaginaire touristique savamment entretenu par la profusion d’images souvent retouchées, l’important c’est d’y avoir été et de le faire savoir ».

Le vacancier met à l’envi son périple en libre accès, convaincu que la splendeur de ce coucher de soleil sur les pyramides retombera un peu sur lui. « Les photos de vacances d’autrefois nourrissaient le récit familial, on les ressortait pour se remémorer des souvenirs, souligne Elsa ­Godart. Aujourd’hui, on en prend par milliers mais on ne les regarde pas, on les poste. Elles sont devenues un objet d’autopromotion. » En quête permanente de reconnaissance et de valorisation, le ­Narcisse en espadrilles n’a alors de cesse d’entretenir son potentiel Instagram, devenu le reflet de sa propre valeur.

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