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Jours tranquilles à Paris
8 août 2018

Tribune - Marianne Durano : « Créer du lien, mais pas avec Mark Zuckerberg »

Par Marianne Durano, essayiste et professeure de philosophie

Vivre déconnecté (2/6). L’essayiste Marianne Durano, opposée à l’emprise des technosciences, prône la déconnexion d’Internet pour renouer des relations plus authentiques avec les autres et avec la nature.

Vous rentrez chez vous après une journée de travail. Dans votre salon, la température ne cesse de changer brutalement, et votre thermostat clignote d’un air menaçant. Sans prévenir, votre enceinte passe une musique angoissante. Votre caméra de surveillance tourne vers vous son œil métallique. Soudain, vous vous sentez observée.

Une adaptation high-tech du Horla ? Le nouveau David Lynch ? Non, le résultat d’une enquête menée le 23 juin dernier par le New York Times auprès de victimes d’un harcèlement 2.0. On croyait avoir tourné la page de l’affaire Weinstein, et voilà que les violences prennent un nouveau visage : celui, terrifiant, du cyberespionnage. Les femmes interviewées racontent comment leurs conjoints, même après avoir quitté le domicile, prennent le contrôle de leur smart home, en manipulant à distance leurs objets connectés grâce à des applications mobiles. L’une explique que le code de sa serrure connectée change chaque jour, l’empêchant d’accéder à son propre domicile, l’autre que l’interphone retentit à tout moment, sans personne au bout du fil. De quoi, littéralement, péter un câble.

Inquiétudes justifiées

Pas besoin d’en venir à de telles extrémités pour dénoncer l’emprise des objets connectés sur notre vie personnelle. En France, l’installation des compteurs électriques Linky, prétendus « intelligents », suscite des inquiétudes justifiées. Ces compteurs, qu’Enedis – anciennement ERDF – souhaite imposer à l’ensemble des foyers français d’ici à 2021, sont connectés à Internet et transmettent en permanence des informations très précises sur la consommation des ménages.

Vous ne prenez qu’une douche par semaine ? Enedis le sait. Vous vous absentez tous les mardis soir de 22 heures à minuit ? Enedis le sait. Et alors, qu’est-ce que ça change ? Rien, sinon que la technologie s’immisce un peu plus dans les moindres détails de notre intimité. Rien, sinon que nous nous préparons à vivre dans un monde où l’on ne peut plus aller aux toilettes sans y rencontrer une entreprise high-tech.

LA TECHNOLOGIE S’IMMISCE UN PEU PLUS DANS LES MOINDRES DÉTAILS DE NOTRE INTIMITÉ

L’exemple n’est pas gratuit. La société française LittleCorner propose à ses clients l’installation d’écrans publicitaires dans les WC d’établissements publics – restaurants, salles de spectacles, centres commerciaux. Leur slogan pourrait être celui de tout objet connecté : « Soyez là où tout le monde va seul ». Même si l’entreprise jure ses grands dieux ne pas installer de caméra de surveillance dans ses écrans, le dispositif fait froid dans le dos : « Grâce à un capteur thermique, nous savons combien de temps la personne est restée, explique le fondateur, Efraim Clam, au magazine Capital. On ne facture l’annonceur que si le spot a été vu jusqu’au bout. »

Après tout, pourquoi gaspiller du « temps de cerveau disponible » à fixer des graffitis obscènes quand on peut rêver à une vie meilleure en regardant des publicités gratuites ? Et puis, si ça vous dérange, vous pouvez toujours fermer les yeux – ou rester chez vous. Pourvu que vous ayez échappé au compteur Linky.

Mythe de la liberté du consommateur

Dans un monde où ce ne sont pas les hommes, mais les objets, qui sont connectés, déconnexion rime souvent avec exclusion. Parce que la technologie n’est pas neutre, elle structure un quotidien auquel il devient de plus en plus difficile d’échapper. Trouver un travail, voir ses amis ou connaître les horaires de la SNCF devient vite impossible sans smartphone. Comment peut-on encore prétendre que nous sommes libres d’utiliser les outils mis au point par la Silicon Valley ? Comment peut-on encore affirmer que la technique accroît nos possibilités sans diminuer notre autonomie ?

DANS UN MONDE OÙ CE NE SONT PAS LES HOMMES, MAIS LES OBJETS, QUI SONT CONNECTÉS, DÉCONNEXION RIME SOUVENT AVEC EXCLUSION

En réalité, nous ne vivons pas dans un monde avec des écrans, avec des téléphones portables, avec des compteurs connectés – nous vivons dans le monde des écrans, des téléphones portables, des compteurs connectés. Ce ne sont pas des gadgets auxquels nous pouvons aisément renoncer. Le mythe de la liberté du consommateur – individu rationnel et autonome derrière son caddie – n’est qu’un argument publicitaire, de même que la loi de l’offre et de la demande. Ce n’est pas parce que les enfants réclament des jouets connectés que l’entreprise américaine Genesis Toys a investi dans le secteur. C’est parce que la publicité impose ses produits dans l’espace public que les parents sont pris en otage. C’est l’offre qui crée la demande et s’aliène un public captif : allez offrir des cubes en bois à votre fils, après lui avoir présenté le robot i-Que, capable de répondre à toutes ses questions en se connectant au smartphone de papa !

Les enfants sont les premières victimes de cette nouvelle forme d’exclusion high-tech, non seulement parce qu’ils sont plus influençables, mais surtout parce qu’ils sont la cible privilégiée d’un marché en pleine explosion. Tablettes pour bébé, doudous interactifs, mobiles équipés d’une caméra de surveillance, smart-couches dotées de capteurs et de QR code qui changent de couleur quand bébé urine, biberon intelligent qui émet une alarme lorsqu’il est trop incliné : les perspectives sont infinies. On ne prépare jamais trop tôt le futur consommateur. Les entrepreneurs jouent sur la corde sensible : qui ne souhaite pas le meilleur pour sa progéniture ? Qui peut tolérer que son enfant soit banni des cours de récré parce qu’il n’a pas le dernier gadget connecté à la mode ?

Tablettes pédagogiques

Comment alors imaginer une déconnexion qui ne soit ni un isolement ni une simple pause cosmétique ? Je me souviens d’un épisode des « Maternelles » – une émission destinée aux jeunes parents diffusée sur France 5 – consacrée à la question. La mère censée représenter le camp techno-critique confessait ses difficultés à maintenir son bébé de 6 mois le dos tourné à l’écran lorsqu’ils regardaient la télévision. Devant l’admiration des autres invités, elle hochait la tête, pleine de gravité : « C’est vrai que je fais un peu figure d’illuminée face à mon entourage. »

Le discours moralisant qui accompagne la vente de tablettes pédagogiques permet aux parents et aux annonceurs de se donner bonne conscience, et masque l’aliénation que subissent les plus jeunes. Si la déconnexion se réduit à mettre son téléphone sur silencieux pendant les repas de famille ou à attendre ses 18 mois avant d’offrir sa première tablette à bébé, on perçoit ce qu’elle a d’illusoire et de superficiel.

C’est la promenade des prisonniers, la séance de massage offerte au cadre surmené : une récréation pour mieux nous faire oublier notre dépendance quotidienne. Le « droit à la déconnexion » le week-end implique le devoir d’être connecté toute la semaine, matin, midi et soir. Comme l’écrit le penseur décroissant Bernard Charbonneau dans son article « Le sentiment de la nature, force révolutionnaire » : « Ce n’est pas d’un dimanche à la campagne que nous avons besoin, mais d’une vie moins artificielle. » Payer à ses enfants une semaine de déconnexion par an, pour oublier qu’on ne les voit pas le reste de l’année, c’est rendre supportable ce qui ne devrait pas l’être, c’est étouffer toute révolte et toute critique radicale.

Un déracinement réel

Car la connexion, c’est avant tout un lien. Nexus, en latin, est le participe de necto, qui signifie aussi bien « unir », « enlacer », qu’« enchaîner » ou « emprisonner ». Ce qui nous relie nous entrave, et la déliaison peut être une libération comme un délaissement. Alors, être déconnecté, est-ce être seul ? Comme souvent en philosophie, l’impasse naît d’une question mal posée. Le problème n’est pas « jusqu’où être connecté ? », mais bien plutôt « à qui, à quoi, être connecté ? ».

Nous voulons créer du lien, mais pas avec Mark Zuckerberg et ses amis transhumanistes. C’est un comble que l’écran – c’est-à-dire, étymologiquement, l’obstacle – soit devenu la principale médiation entre les êtres humains et l’accès privilégié à notre environnement. Au contraire, c’est parce que les individus sont isolés, séparés les uns des autres – par l’hypermobilité géographique, par leur rythme de vie – qu’ils ont besoin d’être virtuellement reliés par des gadgets électroniques. C’est le téléphone qui rend la distance tolérable, et la distance qui rend le téléphone nécessaire. Ce sont les réseaux dits « sociaux » qui rendent la solitude vivable, et la solitude qui rend ces réseaux si vivants. La connexion virtuelle est un déracinement réel.

Nous ne souhaitons pas la déconnexion. Au contraire, nous désirons plus de connexion : une connexion sans intermédiaire technologique, un lien immédiat avec ce – et ceux – qui nous entoure(nt).

Cette connexion authentique, ce lien humain avec les autres et la nature, a été théorisée par le penseur techno-critique Ivan Illich, dans un ouvrage intitulé La Convivialité. Une relation conviviale est un « rapport autonome et créateur, entre les personnes d’une part, entre les personnes et leur environnement d’autre part ». Autonome, car ne dépendant d’aucun outil – les amateurs de Tinder se reconnaîtront – et créateur, car respectant le caractère unique de chaque relation – à l’opposé d’une société industrielle qui uniformise les comportements. En clair, plutôt que de jouer tout seul avec un robot programmé en Chine dans une chambre encombrée de jouets manufacturés, votre enfant joue sans rien entouré des siens et développe la puissance créatrice de son imaginaire. Si, si, c’est possible.

Prendre le temps de vivre

Contre un système technicien qui ne cesse de créer de nouveaux besoins, nous défendons la sobriété heureuse et les low-tech. Comme Illich l’a montré, c’est l’outil, en effet, qui doit être convivial, et non l’homme qui le manie, parce que l’outil n’est pas neutre, mais façonne celui qui le manipule : « L’outil est convivial dans la mesure où chacun peut l’utiliser, sans difficulté, aussi souvent ou aussi rarement qu’il le désire, à des fins qu’il détermine lui-même. L’usage que chacun en fait n’empiète pas sur la liberté d’autrui d’en faire autant. Personne n’a besoin d’un diplôme pour s’en servir ; on peut le prendre ou non. » Bref, l’exact opposé d’un objet connecté.

SE DÉCONNECTER, CE N’EST PAS VIVRE EN DEHORS DU TEMPS : C’EST AU CONTRAIRE PRENDRE LE TEMPS DE VIVRE

Le fossé entre la déconnexion proposée par les magazines de life-style et la convivialité d’Illich peut être comparé à l’abîme séparant une loupe de naturaliste d’une paire de Google Glass (lunettes connectées). Se déconnecter, ce n’est pas être technophobe : c’est au contraire promouvoir des outils à la mesure et au service de l’humain. Se déconnecter, ce n’est pas s’isoler : c’est au contraire tisser une toile qui ne soit pas virtuelle, un réseau vraiment social. Se déconnecter, ce n’est pas vivre en dehors du temps : c’est au contraire prendre le temps de vivre.

Marianne Durano est agrégée de philosophie, professeure en lycée à Dreux. Elle est membre fondatrice de la revue d’écologie intégrale « Limite » et auteure de « Mon corps ne vous appartient pas » (Albin Michel, 304 pages). Elle a pris part au mouvement de La Manif pour tous et elle est également l’une des instigatrices du mouvement des Veilleurs.

Monde Festival : Les technologies doivent-elles faire le bien ? « Le Monde » organise dans le cadre du Monde Festival une rencontre avec Carlo d’Asaro Biondio de Google Partnerships, l’ancienne ministre de l’économie numérique Fleur Pellerin, Gérard Escher, de l’école polytechnique de Lausanne et le frère dominicain Eric Salobir. L’événement se tiendra samedi 6 octobre 2018 de 14 heures à 15 h 30 à l’Opéra Bastille (Amphithéâtre). Réservez vos places en ligne sur le site

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