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Jours tranquilles à Paris
17 août 2018

Les guerres de Don McCullin, maître de la photographie britannique

Par Michel Guerrin, Alain Frachon, Batcombe, Somerset (Angleterre), envoyés spéciaux - Le Monde

Don McCullin, photographe. De son enfance pauvre à ses paysages en passant par le Vietnam, pour le photographe anglais tout est conflit. « Le Monde » revient sur cet itinéraire qui l’a conduit des gangs londoniens à la célébrité.

Le photographe a refermé la porte de la chambre noire – la chambre de ses « fantômes », dit-il. C’est là qu’ils ont émergé, les « fantômes », dans ce cabanon en préfabriqué, derrière la maison. Ils sont sortis de ces quatre bacs d’une immaculée blancheur – révélateur, bain d’arrêt, fixateur et lavage. A côté, les machines d’agrandissement, et, sur des étagères, des rames de papier, l’ensemble flottant dans une méchante odeur d’iodure de potassium. « Vous savez, presque tout se passe ici, dans la chambre noire », dit Donald McCullin : soixante ans de photographie, dont dix-huit consacrés à la guerre.

« D’ici peu, je bazarde tout ça. J’arrive au bout du voyage. » On peine à y croire. Cet homme-là a risqué mille morts à la guerre. En 2016 encore, il crapahutait en Irak. Il a été blessé au Cambodge, tabassé dans les prisons d’Idi Amin Dada. Sa tête a été mise à prix au Liban. A Palmyre, en Syrie, il y a deux ans encore, il a un poumon transpercé en faisant une chute. « J’ai payé un bon prix », dit-il, mais, en un demi-siècle de reportages dans la catégorie « journalisme de l’extrême », McCullin n’a jamais été compté K.-O. Les deux autres grands noms qui ont exercé avec lui, le Français Gilles Caron et le Britannique Larry Burrows, ont été tués en Indochine.

« Goya des guerres modernes »

Il y a un phénomène McCullin. Sa renommée dépasse le monde de la photographie. Juste ou injuste, il incarne son métier, il est partout sollicité. On vient l’empoisonner jusque dans sa retraite du Somerset – pour des questions jugées déplacées, il a flanqué Jean-Luc Godard à la porte. Quand un hélicoptère survole la maison, il pense à la guerre du Vietnam. Hollywood préparerait un « biopic » à partir de son autobiographie – Risques et périls (Delpire, 2007). Un seul nom est cité pour le rôle : l’excellent Tom Hardy, qui est venu, ici, en pèlerinage.

McCullin a 82 ans – pleine forme, grand, droit comme un soldat, torse puissant, rasé de près, pommettes hautes, œil gris-bleu délavé. Sa carte d’identité tient en quelques mots. Le Britannique est l’un des plus grands photographes de son époque. Henri Cartier-Bresson l’a baptisé : « Vous êtes le Goya des guerres modernes. » Artiste, journaliste, reporter de guerre, artisan de l’image ? « Dites juste photographe, ça me suffit, je n’aime pas qu’on réduise mon œuvre à la guerre. »

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Don McCullin au Vietnam, en 1968. | NICK WHEELER

Photographe, il l’est du début à la fin de l’exercice, comme ça ne se fait plus. Maniaquement, il contrôle son artisanat, de bout en bout, du terrain à l’avion qui le ramène à Londres, puis de la chambre noire à la publication. Il a toujours défendu, bec et ongles, le privilège de développer et tirer lui-même ses photos. Pas d’assistant. « Voilà des dizaines d’années que, cinq heures par jour, j’assure tout seul mes tirages. Debout, dans le noir, les mains dans le produit chimique, même en écoutant Wagner, ça épuise. » McCullin explique qu’il prenait trop de risques sur les champs de bataille pour donner ses pellicules à quiconque, quand la règle, dans le photojournalisme de l’époque, était de les confier à une compagnie aérienne pour que journaux et agences les réceptionnent à l’arrivée.

Risque de la ringardise

Cette manière de travailler à la main et à la maison ne le rend pas seulement unique chez les photographes d’aujourd’hui. A l’heure du numérique, d’Instagram, bref de la fluidité d’images qu’Internet véhicule à la vitesse grand V, McCullin court le risque de la ringardise. Pour les grands noms de la photographie contemporaine, qui méprisent le noir et blanc et le labeur en laboratoire, le tirage dramatisé et pictural aussi, McCullin serait dépassé. Il sait qu’on le dit « démodé » et que son style de photo « va disparaître ». Il peste, en retour, contre cette société de l’image banalisée où « n’importe quel imbécile prend des photos ».

S’IL FUIT LES MAILS ET LE TÉLÉPHONE, TOUT COMME LES MONDANITÉS, L’ÉVOLUTION DE LA TECHNOLOGIE NE L’A PAS DÉCLASSÉ – AU CONTRAIRE

Démodé, McCullin ? Ses images sont plus sollicitées que jamais. Sa force est de n’avoir pas changé. Sa spécificité tient à son conservatisme. S’il fuit les mails et le téléphone, tout comme les mondanités, l’évolution de la technologie ne l’a pas déclassé – au contraire.

Pantalon de grosse toile beige, chemise blanche sans col, McCullin va vers le jardin. En fait de jardin, et pour être tranquille, il a acheté toute la vallée qui descend en douceur face à sa maison, une grosse ferme du début du XIXe siècle, un solide bloc de pierres du pays. Le hameau s’appelle Batcombe Hill, perché sur une colline du Somerset, entre l’élégante bourgade de Bruton et la petite ville de Shepton Mallet. De Londres, il faut au moins deux trains et un taxi pour se retrouver au milieu d’un paysage de gravure anglaise : haies sauvages, clôtures blanches, bouquets d’arbres et poneys au lointain.

Il vit depuis plus de trente ans à Batcombe, dans cet écrin de nature paisible qui est l’exact inverse de ce à quoi il a consacré sa vie : tenir la chronique visuelle de la tourmente du temps. De la fin des années 1950 à aujourd’hui, il a été de tous les conflits, traîné dans les émeutes urbaines et parcouru des guerres civiles. Il a saisi un peu des swinging sixties londoniennes, beaucoup des fractures de classe de son pays et des paysages dévastés de la désindustrialisation.

L’un des préfaciers des quelque trente recueils de photos qu’il a publiés observe : « De 1960 à la fin du siècle, des photos de Don McCullin jalonnent la plupart des grands événements. Elles sont autant d’images symbole, iconiques, de l’époque. C’est un cas presque unique dans l’histoire de la photographie. » Ses photos sont des repères, des références, des marqueurs. Elles appartiennent au grand récit sur l’Histoire. Elles expriment toute la puissance de l’image fixe, en noir et blanc, prise avec application, face à la cacophonie de l’univers médiatique mondialisé-numérisé. Comme la littérature, elles relèvent de ce miracle d’une subjectivité prenant valeur de témoignage universel.

La photographie, sa « drogue »

Quand nous l’avons rencontré trois jours durant, fin mai, à Batcombe, il revenait du Moyen-Orient et partait pour Los Angeles, où l’une des plus importantes galeries d’art contemporain du monde, Hauser and Wirth, lui consacre une exposition. Une rétrospective est en préparation à Londres, pour février 2019, à la Tate Britain, qui offre, pour la première fois, ses murs à un reporter de son vivant. Parmi les 260 photos retenues, toutes soigneusement choisies par lui, figurent celles auxquelles il tient « plus que tout » : son travail de paysagiste, ces « natures » anglaises tourmentées, fixées au petit matin, l’hiver, quand les champs sont inondés, gelés ou enneigés.

McCullin a appris à vivre avec sa célébrité. Il n’est pas faussement modeste – d’autres se sont chargés de lui tirer le portrait. Il sait l’ampleur de son œuvre. Le succès a été immédiat. Il en parle très bien. Il est le meilleur conteur de sa propre aventure – dans la presse, à la radio, à la télévision et même dans un élégant court-métrage publicitaire réalisé pour la firme de luxe Dunhill.

Ce n’était pas, croit-il, « une vocation » mais, dès qu’il a commencé à s’imposer dans la presse illustrée, la photographie est devenue « une passion ». McCullin lui rend hommage : « Je ne l’ai pas découverte, la photographie, elle m’a découvert ou, plutôt, elle m’a permis de me découvrir. » Elle est « ma drogue, et c’est une drogue puissante qui finit par vous posséder corps et âme, elle peut détruire votre famille » mais, « bon Dieu !, elle m’a sauvé ».

Dyslexique, nul en classe

John le Carré rencontre McCullin à la fin des années 1970. Le grand romancier préface l’un des plus beaux recueils du déjà grand photographe, intitulé Images des ténèbres (Robert Laffont, 1981). « Ce qui me semble chez un artiste l’évidence même – mais qui ne l’était pas du tout pour lui –, c’est que son œuvre est une extériorisation de son identité fracturée », écrit le Carré.

En l’espèce, l’histoire commence dans la misère d’un quartier prolo du nord de Londres, Finsbury Park. Les parents McCullin – de très lointaine origine irlandaise – et leurs trois enfants vivent dans un appartement de deux pièces en sous-sol. C’est un logement public pour indigents : souffrant de terribles crises d’asthme, le père travaille de temps à autre dans une poissonnerie. Don McCullin a 5 ans quand le Blitz vient ajouter la peur des alertes et le fracas des bombes à la pauvreté. Il est dyslexique, nul en classe, mais dessine bien et peint sur les murs.

« C’ÉTAIT PIRE QUE DES BAGARRES, ON ATTAQUAIT [LES AUTRES BANDES] AU CUTTER. CERTAINS DE MES COPAINS PORTAIENT DES CICATRICES LE LONG DE LA GORGE. J’AI VU UN GARS LE NEZ TRANCHÉ »

A 14 ans, il décroche une bourse pour un collège d’arts pratiques. Episode dickensien : la mort de son père, à 40 ans à peine, oblige Don à abandonner ses études pour travailler. Petits boulots, puis retour le soir à Finsbury Park, où il fréquente une des bandes les plus violentes du quartier. Les « Guvnors » – c’est le nom du gang – appartiennent à la tribu urbaine des Teddy Boys. « C’était pire que des bagarres, on attaquait [les autres bandes] au cutter. Certains de mes copains portaient des cicatrices le long de la gorge. J’ai vu un gars le nez tranché. » Mais, attention, on fait tout ça puis, le samedi soir, on danse le fox-trot et les premiers rocks sur Bill Haley, « sapé » en Teddy Boy – veste à col de velours noir ou redingote, fine cravate et chaussures à semelles compensées.

Les « Guvnors » auraient pu mener McCullin en prison, ils vont être la chance de sa vie. McCullin travaille dans un studio de dessins animés, où il développe des films. Il a accompli son service militaire au département photographique de la Royal Air Force. L’armée l’a jugé inapte à être photographe militaire et l’emploie au tirage de clichés aériens. Sur une base, il achète d’occasion un Rolleicord qu’on plaque sur le ventre pour faire le point avant de prendre une photo.

« C’est vous qui avez pris ça, vraiment ? »

Les premières pièces du puzzle s’emboîtent. McCullin appartient à ces photographes qui, sans diplômes ni culture, se font un nom en se colletant à la vie. Fin 1958, un des « Guvnors » est impliqué dans une bagarre qui finit par la mort d’un policier. Ce fait divers passionne la presse. Dans son studio de dessins animés, McCullin a raconté qu’il avait déjà pris beaucoup de photos de sa bande. On lui conseille d’aller les montrer aux journaux. The Observer, hebdomadaire dominical, l’un des plus vieux titres de Fleet Street, pauvre, de gauche, sérieux, indépendant, « intello », demande au jeune homme : « C’est vous qui avez pris ça, vraiment ? »

Le 15 février 1959, The Observer publie un des clichés des « Guvnors » qui va devenir culte, emblématique du travail de McCullin. Elle montre la bande endimanchée qui pose aux différents étages d’un immeuble en ruines de Finsbury Park. Il a 23 ans : « Cette photo va changer ma vie. » Reconnaissant, mais réaliste, il ajoute : « Vous pouvez dire que ma vie dans la photographie a commencé dans la violence, avec cette image, liée à la mort d’un policier, et puis, après, ça a été comme ça pendant près de soixante ans. » Mais « c’était la meilleure chose qui m’arrivait » : McCullin échappe à son destin de petite frappe de quartier.

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Le gang des « Guvnors » photographié par Don McCullin, à Finsbury Park, à Londres, en 1958. Son premier cliché publié dans « The Observer » le 15 février 1959. | DON MCCULLIN / CONTACT PRESS IMAGES

Il est vite embauché par The Observer. Il est vite remarqué par tous les journaux. Il est vite primé : meilleure photo de presse de l’année pour ses images de Berlin au moment des premières journées de l’édification du Mur ; nouveau prix pour sa couverture de la guerre civile à Chypre en 1964 ; premier d’une série de dix-huit voyages dans le Vietnam en guerre la même année ; 70 000 visiteurs en 1980 pour sa première exposition, dans le très chic Victoria and Albert Museum de Londres ; plusieurs fois élu photographe de l’année. McCullin a été anobli par la reine, fait chevalier en 2017, et rigole quand il reçoit du courrier adressé à Sir Donald… Rien de tout cela ne vient orner les murs de la maison de Batcombe, sinon, peut-être, les toilettes du rez-de-chaussée.

Désir de revanche sociale

Cet enfant de la guerre a bâti sa légende dans la guerre. Il a changé de milieu social, il parcourt le monde entier. Pas si simple. Quitte-t-on jamais tout à fait Finsbury Park ? La marque de la violence, celle de la pauvreté aussi, les épreuves de l’enfance lui collent à la peau. Elles signent une grande partie de son travail. Elles donnent à ses photos cette façon brutale et composée de vous mettre sous le nez ce qui fait mal : la première ligne sur un front de guerre, l’envers des beaux quartiers en ville. McCullin est le photographe des marges. « Les oubliés, les laissés-pour-compte, les humiliés, dit-il, je les photographie bien, parce que je les connais, pas comme des étrangers, j’ai été à leur place. »

« LES OUBLIÉS, LES LAISSÉS-POUR-COMPTE, LES HUMILIÉS, JE LES PHOTOGRAPHIE BIEN, PARCE QUE JE LES CONNAIS, PAS COMME DES ÉTRANGERS, J’AI ÉTÉ À LEUR PLACE »

Il aime rire, blaguer, il est de fort bonne compagnie, il ne manque pas d’humour mais il avoue aussi : « Je suis un homme sombre. » Un puissant désir de revanche sociale – contre la misère, contre l’injustice de la mort du père, contre son milieu d’origine, contre la bêtise des petits chefs – a nourri la rage de travail du McCullin des années 1960 et 1970. Le photographe a la fragilité de ceux qui ne trichent pas. Il est trop intelligent pour ne pas souffrir de ce qu’il appelle son « manque d’éducation » : « A The Observer, je travaillais avec des super-diplômés, des écrivains parmi les plus réputés de l’époque. Ils m’ont sorti de mon bourbier d’ignorance. » Le dur de dur ne s’est jamais blindé : pas de trace de cynisme chez le reporter, qui avoue avoir pleuré. Enfin, le Britannique qui vit aujourd’hui dans la gentry éprouvera toujours le sentiment d’avoir « trahi » Finsbury Park, même s’il s’en félicite.

Dressant le portrait de McCullin en 2005, l’écrivaine britannique Aida Edemariam parlait d’une vie de « dislocations » : une carrière faite de va-et-vient entre les petites brutes racistes de Finsbury Park et les collègues cultivés des journaux, « entre les zones de guerre et les cocktails radical-chics de Londres, entre les sans-logis de banlieue et la vie privée qu’il s’est construite » (The Guardian du 5 août 2005). « Culpabilité, insécurité, indignation », écrit Le Carré, rassemblant les éléments de cette « identité fracturée ».

Les Beatles, Francis Bacon, Antonioni

The Observer a été le premier journal à faire confiance à ce jeune homme taillé en athlète, timide, aussi mal à l’aise avec lui-même qu’avec le monde. Mais McCullin ne serait pas devenu ce qu’il est sans The Sunday Times. Cet autre hebdomadaire dominical est un journal de rêve dirigé à l’époque par un rédacteur en chef de légende. Venu d’un milieu ouvrier, lui aussi, du nord de l’Angleterre, du Yorkshire, Harold Evans est l’homme de presse le plus inventif de sa génération. A ses côtés siège Michael Rand, un directeur artistique très sensible à la photo. Le tandem bouleverse les maquettes : le journal et son supplément couleur publient des images pleine page, des portfolios de dix, douze, quinze photos. Le Sunday Times accueille les longs papiers d’écrivains, d’enquêteurs sans peur, des reporters les plus talentueux du moment.

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Le peintre Francis Bacon dans son studio à Londre, en 1982. | DON MCCULLIN / CONTACT PRESS IMAGES

Ce gros kilo de papier hebdomadaire, « c’était la Rolls-Royce du journalisme », se souvient McCullin. Il travaille avec les vedettes de ce genre si bien renouvelé par les Anglo-Saxons qu’est le récit de voyage, les Bruce Chatwin, Eric Newby, Norman Lewis. Il sillonne le monde avec eux et certains deviennent des amis. Evans protège son équipe. On prend six semaines pour faire un sujet. McCullin est le photographe star du Sunday Times. Il se risque, une fois, à la photo de mode – on ne l’y reprendra pas. Il fait le portrait du grand V.S. Naipaul et celui du peintre Francis Bacon, il photographie les Beatles. Pour Michelangelo Antonioni, « toujours de mauvaise humeur », il prend toutes les photos qui, sur fond musical des Yardbirds (avec Eric Clapton), apparaissent dans le film Blow up (1966).

Ce sont de brèves incursions dans les virevoltantes années 1960 londoniennes. Son champ profond est ailleurs. Il sillonne le Vietnam, le Biafra, les guerres libanaises et, de retour à la maison, il s’attache à ceux qui rament, qui perdent pied, la tribu des mendiants, des dérangés, des couchent-dehors et des picolent-trop, bref les recalés du modèle qui peuplent son bouleversant livre Homecoming (1979). Puis, comme une manière de décompression et pour chasser ses cauchemars, ses « fantômes » de guerre, viennent les paysages, « ses » paysages : un tour de Méditerranée en quête des ruines de l’Empire romain et, plus encore, les charmes des collines du Somerset. Cette vie de chasseur d’images tient en 9 000 tirages, photos souvent gravées dans nos mémoires parce que frappées d’un sceau inimitable : le style McCullin.

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