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Jours tranquilles à Paris
25 août 2018

Fantasmes sadomasochistes et théorie des cordes : qui rêve de cuir ?

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Par Maïa Mazaurette - Le Monde

Les désirs de bondage et de soumission, très largement répandus, montrent que nous n’en avons pas terminé avec une culture érotique obsédée par les enjeux de pouvoir, estime la chroniqueuse de « La Matinale », Maïa Mazaurette.

Vous pensiez ne plus jamais entendre parler de Cinquante nuances de Grey ? Bien tenté, camarades, bien tenté. Cependant, outre que la trilogie a désormais dépassé le milliard de dollars de recettes au cinéma et les 125 millions d’exemplaires vendus sur papier, nous restons imbibés de culture BDSM (bondage, domination, discipline, sado-masochisme). L’érotisation du pouvoir ne relève plus de la bizarrerie mais de la norme écrasante : selon une nouvelle et très solide étude américaine, à peine 4 % des femmes et 7 % des hommes rapportent n’avoir jamais eu ce genre de fantasmes. Un raz-de-marée qui questionne les récentes avancées politiques !

Selon cette même étude, parue le mois dernier sous forme de livre (Tell Me What You Want, par le docteur Justin Lehmiller, aux éditions Da Capo Lifelong), la catégorie BDSM se taille – avec les fantasmes orgiaques – la part du lion de nos envies secrètes. Au point que plus d’un quart des personnes interrogées mentionnent la domination comme fantasme principal.

Et ça n’est pas une spécificité américaine ! Ce score particulièrement élevé corrobore des statistiques canadiennes, où 65 % des femmes et 54 % des hommes aimeraient être dominés, la moitié seraient partants pour sortir les menottes, tandis qu’environ un tiers expérimenterait volontiers avec la douleur (Université de Montréal, 2014). En France, un tiers des femmes aimeraient être dominées pendant l’amour, un quart fantasment à l’inverse sur le rôle de dominante – mais attention à l’effet générationnel, car chez les moins de 25 ans, les chiffres sont respectivement de 70 % et 56 % (Ipsos, 2014). Presque une jeune femme sur deux apprécie les jeux de bondage !

Des pratiques et des intentions diverses

Que nous démontre ce spectaculaire succès ? Eh bien, que nous n’en avons pas terminé avec une culture érotique obsédée par les enjeux de pouvoir. Sauf à nous cloîtrer loin de tout musée, toute littérature, toute mythologie ou toute religion, il paraît impossible d’éviter cette influence. Mais si nous avons effectivement hérité de cet imaginaire, nous sommes encore capables de décider qu’en faire – sans angélisme ni abandon de notre esprit critique. Et manifestement, nous prenons le parti d’assumer ! Nous maintenons des rapports hiérarchiques érotisés, notamment entre hommes et femmes, sous des formes multiples : la galanterie, la préférence affichée pour les alpha-mâles, la célébration des zones grises comme seuls espaces de réelle jouissance (il faut le dire vraiment vite)...

Sommes-nous fous, pervers, au moins irresponsables ? En fait, vraiment pas : les personnes qui pratiquent le BDSM sont plus extraverties, moins névrosées, plus ouvertes aux expériences nouvelles, plus conscientes, plus épanouies intimement que les autres (Journal of Sex Medicine, août 2013). Ces désirs ne sont d’ailleurs aujourd’hui plus considérés, médicalement, comme des pathologies.

Et si certains adeptes trouvent leur satisfaction dans l’abandon d’une partie de leur contrôle, quitte à se transformer en véritables jouets sexuels, d’autres apprécieront l’aspect élitiste ou folklorique de ces fantasmes. Pour d’autres encore, le monde du BDSM permet l’expression d’un amour sans faille et d’une confiance totale – l’imaginaire fleur bleue s’accorde sans peine aux petits hématomes laissés par les envolées lyriques des amants.

Cependant, de quoi parle-t-on exactement ? Le pack BDSM recouvre des pratiques et des intentions diverses, auxquelles un acronyme ne rend pas justice. En l’occurrence, c’est le bondage qui est plébiscité (il est mentionné par les trois quarts des personnes interrogées). Sa facilité de mise en œuvre favorise cette pole position : peu ou pas de connaissances requises, pas de matériel spécifique indispensable (deux cravates et un cerveau feront l’affaire). Les adeptes de discipline sont moins nombreux (un peu plus de la moitié des sondés).

Ensuite viennent les désirs de soumission et de domination qui, contrairement à ce qu’on pourrait présumer, ne nécessitent pas de choisir son camp : ils sont assez largement appréciés... et par les mêmes personnes, qui peuvent s’imaginer dans les deux rôles. Cela dit, la soumission est un peu plus fréquente, sans doute parce qu’il paraît humain, lors de ses loisirs, de vouloir se débarrasser de ses responsabilités (pour l’effet inverse, choisissez la bureaucratie). Même fluidité dans le sado-masochisme, partagé (avec une prévalence légèrement supérieure pour le masochisme) par les mêmes « fantasmeurs ». Quant à la relation à la douleur, elle reste sous contrôle : l’immense majorité des personnes concernées précisent qu’elles rêvent de morsures gentilles ou de coups de fouet portés sans agressivité et sans laisser de marques.

Une épineuse tension entre désirs privés et publics

Venons-en maintenant aux sujets qui fâchent : quels liens ces désirs BDSM entretiennent-ils avec la réalité des dominations subies ? Un historique de problèmes sexuels, de manque de confiance en soi, et/ou de victimisation, constituent en effet de légers facteurs favorables. Mais comme le note le docteur Lehmiller, « il ne s’agit pas de personnes désireuses de revivre des traumatismes passés, au contraire, il paraît bien plus probable qu’on ait affaire à un mécanisme servant à (...) temporairement alléger l’anxiété entraînée par les abus passés. »

Pas question donc de tirer des conclusions expéditives ! La sexualité forcée constitue d’ailleurs un fantasme fréquent pour une population dépassant largement le nombre des victimes de viols : les deux tiers des femmes, et plus de la moitié des hommes, mentionnent ce désir. Lequel, évidemment, n’est attirant que comme construction imaginaire (simple rappel à l’attention des 21 % de Français qui estiment que les femmes aiment être forcées, et aux 19 % qui pensent qu’elles disent non quand elles pensent oui, enquête Ipsos / Mémoire Traumatique de décembre 2015).

Nous aboutissons donc à une épineuse tension entre désirs privés et publics, volontiers utilisée comme argument réactionnaire : peut-on se considérer comme un citoyen responsable après quatre heures de visionnages pornographiques sado-masochistes ? Comment lutter contre le harcèlement dans l’espace collectif, contre le viol conjugal, pour l’émancipation féminine, tout en demandant au cher et tendre de nous attacher au radiateur ? Peut-on échapper aux clichés millénaires ? A l’Histoire ?

Seulement, le pessimisme n’est pas toujours bon conseiller. Car s’il paraît inimaginable d’incorporer à son imaginaire une domination concrète et quotidienne, le fait de pouvoir jouer, ensemble, dans la concertation, sans violence, au maître et à l’esclave... démontre paradoxalement que la menace a reculé. Sans aller jusqu’à affirmer que le BDSM est un luxe de couples égalitaires (cette égalité-là reste piégeuse), voyons le verre de rosé à moitié plein : la propagation des cordes et du fouet pourrait bien révéler une réelle horizontalisation des pouvoirs.

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