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Jours tranquilles à Paris
7 octobre 2018

Exposition : Joan Miro, le rêve au bout du pinceau

miro66

Par Emmanuelle Lequeux - Le Monde

Le Grand Palais, à Paris, présente, jusqu’au 4 février, 150 œuvres – des toiles, des dessins, des sculptures et des céramiques – de l’artiste catalan.

De son propre aveu, il ne rêvait jamais. « Je dors comme une taupe », s’amusait-il dans son joli français de catalan. Voilà pour les nuits de Joan Miro (1893-1983). Quant à ses jours, c’était une tout autre ­affaire. Il avait apprivoisé le songe pour en faire son compagnon indocile.

La rétrospective qui vient d’ouvrir au Grand Palais, à Paris, le rappelle merveilleusement. Sept décennies de création, un mouvement perpétuel, vers toujours plus de liberté. Certes, l’accrochage ne dévoile pas de grandes avancées théoriques sur son œuvre, et le propos n’avait rien de risqué : « Nous voulions réunir les 150 chefs-d’œuvre de Miro », résume Jérôme Neutres, directeur de la stratégie de la RMN-Grand Palais. Encore fallait-il y parvenir.

Pas vraiment surprenant que l’on doive cette prouesse à Jean-Louis Prat, ancien directeur de la Fondation Maeght et grand ami de l’artiste. Venues du monde entier, parfois cachées dans des ­collections privées, nombre de ces peintures appartiennent ­désormais à l’inconscient collectif. Certaines, au contraire, sortent bien plus rarement de leur cachette, à l’instar de ce Nocturne de 1938, somptueux microcosme où cohabitent, funambules, les créatures de son cœur, étoile, lune, oiseau.

« Détaillisme »

« Je sais que je suis des chemins extrêmement dangereux et je vous avoue que parfois, je suis pris d’une panique propre au voyageur qui se retrouve sur des chemins inexplorés », confiait Miro à un ami, en 1923. Plutôt que la panique, c’est l’enchantement qui l’emporte dans ce voyage truffé de péripéties formelles. Même les tout débuts ne sont pas si sages. Datées de 1916, les premières toiles du Barcelonais mêlent ardemment les fulgurances des couleurs fauves et la rigueur analytique du cubisme.

Changement soudain, alors que la première guerre mondiale s’achève en Europe : la terre rude et ocre de Montroig, en Tarragone, où il passe tous ses étés, lui inspire des compositions à nulles autres pareilles. Fermes, champs, potagers, bétail, le moindre pistil est dépeint dans ces singulières enluminures. « Au moment de travailler à un paysage, je commence par l’aimer, de cet amour qui est le fils de la lente compréhension », expliquait-il.

JOAN MIRO : « LE FAUVISME, LE CUBISME NE M’AVAIENT APPORTÉ QUE DES DISCIPLINES FORMELLES, SÉVÈRES. IL Y AVAIT EN MOI UNE RÉVOLTE SILENCIEUSE »

Le chantournement des feuilles d’olivier, la silhouette gracile des pousses, la rectitude des labours, la ligne serpentine d’une sente… Tout est rendu avec la plus grande méticulosité, et le « détaillisme » est poussé à son paroxysme dans La Ferme (1921), acquis après moult péripéties par Ernest Hemingway.

Pourtant, de réalisme, aucun. Ce paysage qu’il connaît par cœur lui a appris à le dépasser. « Il me faut un point de départ, ne serait-ce qu’un grain de poussière ou un éclat de lumière, racontait ce fils d’orfèvre. Cette forme me procure une série de choses, une chose faisant naître une autre chose. Ainsi un bout de fil peut-il me déclencher un monde. » C’est à la douce naissance de ce cosmos que l’on assiste, de salle en salle.

Très vite, Miro rejoint la joyeuse troupe de l’avant-garde parisienne, comme l’avait fait son concitoyen Picasso, vingt ans auparavant. Installé au 45, rue Blomet, dans le 15e arrondissement, il se lie d’amitié avec Eluard, Breton, Aragon, Tzara, Leiris, Jacob et Desnos. Ce sont eux qui lui ouvrent définitivement la porte des songes. Car rêver, cela s’apprend, et il eut en la matière de fabuleux maîtres : « Le surréalisme m’a ouvert un univers qui justifie et qui apaise mon tourment. Le fauvisme, le cubisme ne m’avaient apporté que des disciplines formelles, sévères. Il y avait en moi une révolte silencieuse. »

« Encres de cygnes »

Son vocabulaire est alors en place, qu’il contorsionnera en tous sens jusqu’à ses derniers instants, en 1983. Les ocres de ses terres d’enfance se battent ­contre les bleus des ciels d’Espagne. Les chiens ont des silhouettes de palette de peintre désorganisé, les spirales suscitent, de quelques pointillés, un big bang.

Plus que la peinture, qu’il cherche selon ses mots à « détruire », la poésie l’accapare. C’est la ­ période des peintures-poèmes, ces « encres de cygnes » que célèbre l’ami Raymond Queneau. Des toiles-étincelles. Ceci est la couleur de mes rêves ? Une tache de pigment bleu sur un océan de blanc suffit à faire décoller l’imaginaire. Main à la poursuite d’un oiseau, et la courbe de ces doigts file jusqu’à un infini d’azur.

Toutes les œuvres majeures de cette époque idéale sont ici rassemblées, notamment deux des Intérieurs hollandais : explosives digressions autour de scènes de genre du Siècle d’or, qui deviennent chez Miro un somptueux carnaval de formes. Cette face de lune rouge sang, cette grenouille qui s’effile en patchwork, cette chauve-souris baudruche, cette fureur jazzy, l’œil pourrait passer des heures à les explorer.

QUAND TOUTE L’EUROPE S’EMBRASE, À L’ÉTÉ 1939, MIRO SE RÉFUGIE EN NORMANDIE

Mais bientôt, le ciel s’assombrit sur l’Europe, et avec lui la palette du peintre. Les monstres remplacent les créatures graciles, le pastel grince, on entend des aboiements plutôt que des chants d’oiseaux. Quand éclate la guerre d’Espagne, en 1936, Miro se lance dans une série de vingt-sept peintures sur masonite brune, « un exorcisme violent, instinctif ». Bitume, goudron, poudre de gravier, les formes éclatent, s’enragent. « Aidez l’Espagne ! » Seul le timbre qu’il réalise à la ­demande du critique d’art ­Christian Zervos, afin de collecter des fonds pour les Répu­blicains en lutte contre Franco, tente un « haut les cœurs », poing levé gargantuesque de paysan catalan en révolte, jaune et rouge du drapeau national.

Quand toute l’Europe s’embrase, à l’été 1939, Miro se réfugie en Normandie. De ce douloureux exil naît sa série la plus ­stupéfiante, la plus aérienne : Constellations, une vingtaine de gouaches sur papier. Etoiles et becs de perroquet, plumes et ­pupilles, globules et chevelures, les idéogrammes flottent sur fond de ciel d’orage. C’est la calligraphie d’un ailleurs quand il ­devient impossible d’échapper à la tragédie du monde. « L’art peut mourir, ce qui compte, c’est qu’il ait répandu des germes sur la terre », clamait-il alors.

Le ravissement des trois « Bleu »

Le dernier tiers du parcours est peut-être moins fort, Miro revisitant ses motifs chéris dans des formats plus libres, mais moins tendus, dans des céramiques « en terre de grand feu » quasi ­archaïques, et des créatures de bronze peint. Une salle suffit ­cependant à replonger dans le ­ravissement. Bleu I, II et III : trois somptueux monochromes, traversés d’une mélopée de trous noirs, de quelques fulgurances sang et soulignés ici par la silhouette de bronze noire d’un Oiseau lunaire prêt à l’envol.

Bien qu’appartenant toutes trois au Musée national d’art ­moderne, ces toiles immenses ne sont pas si souvent présentées ensemble au centre Pompidou. Ici, ce n’est plus un triptyque, c’est une chapelle.

« Dépouillement ­absolu », « l’aboutissement de tout ce que j’avais essayé de faire », se félicite l’artiste après dix longs mois passés, en 1961, à achever ce chef-d’œuvre dans l’atelier que lui a construit sur mesure Josep Lluis Sert à Palma de Majorque, où il ­finira sa vie.

Les trois Bleu, ce sont les enfants aériens des expériences les plus radicales de la rue Blomet, mais aussi de sa fascination pour les maîtres de l’abstraction américaine, à commencer par Mark Rothko et ses nébuleuses, qu’il découvrit à New York dix ans auparavant. « Faille du ciel effervescent », ces mots du poète ­Jacques Dupin semblent être dédiés à cette épiphanie. Ils ont été publiés dans le recueil L’Embrasure, que Miro enlumina à la gouache. Et qui finit ainsi : « Ta comptabilité stellaire atteint l’obscénité. »

Rétrospective Joan Miro, aux galeries nationales du Grand Palais, 3, avenue du Général-Eisenhower, Paris 8e. Tél. : 01-44-13-17-17. Les jeudis, dimanches et lundis de 10 heures à 20 heures, les mercredis, vendredis et samedis de 10 heures à 22 heures. De 12 € à 16 €. Jusqu’au 4 février. Catalogue, éditions RMN-Grand Palais, 304 p., 300 illustrations, 45 €.

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