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Jours tranquilles à Paris
11 octobre 2018

La destruction, une « passion créatrice » chez Banksy

Par Emmanuelle Jardonnet - Le Monde

Sabotée lors de sa vente chez Sotheby’s, vendredi 5 octobre, une œuvre du street-artiste britannique est aussitôt devenue iconique.

Cela fait une petite quinzaine d’années que Banksy repousse les frontières d’une discipline, le street art, dont il est la figure tutélaire, tout en réussissant à maintenir le mystère sur son identité. Le natif de Bristol (Royaume-Uni) – c’est l’une des seules certitudes sur ses origines – a une fois de plus réussi à prendre tout le monde de court, vendredi 5 octobre, avec une scène surréaliste.

En pleine semaine de Frieze, la foire d’art contemporain londonienne, Sotheby’s Londres organisait dans la soirée une vente, dont l’ultime lot était un Banksy : une version originale de son iconique Girl with Balloon estimée entre 230 000 et 340 000 euros. Elle est venue confirmer la bonne santé de la cote de l’artiste, puisqu’elle s’est envolée, à l’image du ballon rouge en forme de cœur qui s’échappe des mains de la fillette, à plus de 1,04 million de livres (près de 1,2 million d’euros).

Mais, le dernier coup de marteau frappé, l’affaire a pris un tour inattendu : une alarme s’est déclenchée et l’œuvre est sortie de son cadre par le bas à travers une broyeuse à papier, se découpant pour moitié en lamelles.

« Going, Going, Gone »

La stupeur dans la salle a immédiatement été relayée sur les réseaux sociaux, où photos et vidéos sont devenues virales. Quelques heures plus tard, Banksy lui-même revendiquait le sabotage avec un cliché accompagné d’un commentaire ironique : « Going, Going, Gone », l’équivalent anglais d’« adjugé, vendu ».

Mieux, dès le lendemain, l’artiste postait sur son site une petite vidéo d’explication (qui affiche près de 10 millions de vues sur Instagram), où il affirme qu’il y a « quelques années », il a « construit une broyeuse en secret » dans le cadre de cette œuvre, « au cas où elle serait vendue aux enchères ». Le texte se superpose aux images d’un homme insérant l’appareil sur mesure derrière les dorures. Sur son compte Instagram, il cite Picasso au passage, en légende : « La passion de la destruction est en même temps une passion créatrice. » Une formulation qu’il a ironiquement appliquée à la lettre.

Dans la foulée de l’incident, une journaliste de The Art Newspaper a pu recueillir la réaction à chaud d’Alex Branczik, le directeur européen de Sotheby’s pour l’art contemporain, qui a assuré n’avoir pas été averti du canular. « Nous venons de nous faire “bankser” », a-t-il déclaré, ajoutant : « Ce soir, nous avons eu un aperçu du génie de Banksy. » Selon lui, l’œuvre cisaillée pouvait avoir pris « plus de valeur » après cet épisode inédit.

Toujours cité par The Art Newspaper, Sotheby’s a déclaré : « Nous avons parlé à l’acquéreur, qui a été surpris par l’histoire. Nous sommes en discussion pour la suite. » La maison de ventes évoque le changement de statut de l’œuvre, qui n’est plus une peinture, mais la trace d’un sabotage du marché de l’art.

« Positionnement anti-système »

Sur la vidéo diffusée par Banksy, on voit les réactions estomaquées de l’équipe de Sotheby’s comme celles du public. On y aperçoit notamment le commissaire-priseur, Olivier Fau, de Sotheby’s Paris, au téléphone avec l’acquéreur, qui se retourne et sursaute, bouche bée. La maison de ventes a décliné la demande du Monde de revenir avec lui sur l’événement.

Arnaud Oliveux, commissaire-priseur chez Artcurial et spécialiste d’art urbain, est lui aussi régulièrement amené à vendre des œuvres de Banksy – ce sera d’ailleurs le cas lors de la vente d’Artcurial du 24 octobre, avec trois sérigraphies. Il a suivi avec beaucoup d’intérêt la vente comme le happening. « Je venais de poster le résultat de cette vente quand j’ai vu passer les premières vidéos sur les réseaux sociaux », raconte le professionnel, qui estime que « l’information s’est diffusée d’une façon exceptionnellement puissante ».

Malgré toute la théâtralité de la scène, qui semble réglée comme du papier à musique, il considère que ses confrères de Sotheby’s ne devaient effectivement pas être au courant : « S’ils l’étaient, la démarche de l’artiste serait moins forte, et vu son positionnement anti-système, je ne le vois pas entrer dans une collaboration avec une maison de ventes, lui qui a toujours fait des pieds de nez à l’institution en général, et au marché en particulier. Par ailleurs, quand on voit la surprise sur les visages des équipes de Sotheby’s, on n’imagine pas qu’ils puissent faire semblant. »

Il souligne au passage l’une des ambiguïtés de ce « coup d’éclat » : « Banksy critique la spéculation du marché, et en même temps, cette œuvre à moitié détruite devient iconique. Et, même s’il ne touche rien sur cette vente, il participe finalement à la spéculation en gagnant en notoriété. D’ailleurs, l’œuvre n’est pas broyée, elle reste très lisible, elle est simplement transformée en une nouvelle œuvre, presque une sculpture. Mais si le prix s’envole par la suite, il pourra dire : vous voyez, les spéculateurs n’ont pas de limites, ils enchérissent sur une œuvre détruite. Quoi qu’il en soit, cette pièce, qui cumule deux interventions de l’artiste, est entrée dans l’histoire de l’art : tout le monde l’a vue, et on en parlera longtemps. Je suppose qu’elle sera empruntée pour des expositions. »

Le mystère reste entier

Selon le commissaire-priseur, certaines zones d’ombre demeurent sur les conditions de ce coup de maître. Parmi lesquelles la question de la non-détection par la maison de vente du système de broyeuse inséré : « Le cadre fait partie intégrante de l’œuvre de Banksy. Ce sont souvent, comme c’est ici le cas, de gros cadres dorés rococo qui évoquent des tableaux anciens, et jouent sur le décalage avec les pochoirs. Lors du rapport de condition des œuvres, avant une vente, celles-ci sont auscultées. Quand une œuvre est encadrée, il arrive qu’on la décadre. Il faudrait voir le dos du tableau : s’il est scellé, cela expliquerait qu’il n’ait pas été ouvert. » Mais le plus étonnant, selon lui, est la présence de la fente par laquelle le papier est sorti : « Elle aurait pu être repérée. Y avait-il un clapet fermé qui s’est ouvert ? »

On peut également se demander depuis quand le cadre a été piégé. Selon le catalogue, l’œuvre, qui reprend un graffiti peint dans les rues de Londres en 2002, avait été offerte par l’artiste en 2006. « Difficile d’imaginer que ce système artisanal installé dans le cadre ait pu fonctionner et être déclenché à distance douze ans après avoir été installé. Il y a plus de chances que le vendeur anonyme soit dans le coup que Sotheby’s », estime Arnaud Oliveux.

Autre interrogation : comment l’artiste pouvait-il être sûr que l’œuvre serait exposée dans la salle des ventes le jour J ? « C’est vrai qu’il y a absolument tous les atouts pour une visibilité maximale. On aurait voulu le mettre en scène, on n’aurait fait mieux ! », résume le professionnel.

Si on ne sait pas qui a déclenché le mécanisme, Banksy pourrait en tout cas avoir eu plusieurs complices dans la salle, car son petit film est un montage de plusieurs points de vue. Alors que le mystère reste entier, le dispositif inspire déjà de nombreux détournements en ligne : avec des œuvres emblématiques comme le Salvator Mundi ou La Joconde, ou, de façon plus politique, avec notamment Brett Kavanaugh, le juge républicain nommé par le président américain Donald Trump à la Cour suprême des Etats-Unis et accusé de viol.

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