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Jours tranquilles à Paris
21 octobre 2018

« A force de voir des catastrophes, l’esprit s’habitue »

Par Nicolas Santolaria

Fascination pour l’apocalypse, barrières psychologiques… Le chercheur Per Espen Stoknes analyse les ressorts mentaux qui empêchent de lutter contre le réchauffement climatique.

Per Espen Stoknes est psychiatre-clinicien, membre du Parti vert norvégien et auteur de l’ouvrage What We Think About When We Try Not To Think About Global Warming (Chelsea Green Publishing, 2015, non traduit). Il a étudié les phénomènes qui nous empêchent de passer de la prise de conscience à l’action collective sur les questions environnementales.

Pour vous, le principal problème dans la lutte contre le réchauffement climatique est un problème psychologique. Comment en êtes-vous arrivé à cette conclusion ?

La plupart des scientifiques qui communiquent sur le climat pensent qu’il suffit de transmettre des connaissances à un public ignorant, pour changer son état d’esprit et faire évoluer les comportements. Cette ­approche ne produit ni compréhension ni engagement. Ça ne marche pas.

Si peu de gens soutiennent les projets de taxation du CO2, c’est parce qu’ils ne considèrent pas le changement climatique comme une menace personnelle. Globalement, depuis les années 1990, les préoccupations liées au réchauffement ont baissé dans la plupart des pays européens. L’immigration, le crime, l’emploi, la santé, l’éducation ­passent avant.

Ce paradoxe psychologique pourrait être résumé ainsi : plus les preuves scientifiques du dérèglement s’accumulent, moins les gens semblent préoccupés par les questions climatiques.

Pourquoi ?

Il existe cinq barrières mentales qui nous empêchent de voir la réalité en face. Tout d’abord ce que j’appelle la « distance », qui nous fait envisager le réchauffement comme quelque chose de lointain, concernant avant tout les ours polaires. Vient ensuite le « catastrophisme » : la façon anxiogène dont le problème est présenté conduit notre cerveau à éviter totalement le sujet. Le troisième point, c’est la « dissonance cognitive ». Quand on sait que l’utilisation d’énergie fossile contribue au réchauffement, alors le fait de conduire, de manger du steak, de prendre l’avion crée en nous un malaise intérieur, que l’on tente de dissiper en se disant que notre voisin a une voiture plus polluante que la nôtre.

Vient ensuite le « déni » : on fait comme si on ne savait pas, alors qu’on sait. Enfin, les mesures de lutte contre le réchauffement entrent parfois en conflit avec notre « identité ». La nécessité d’une régulation étatique peut, par ­exemple, venir heurter mes convictions conservatrices et anti-interventionnistes, qui prennent alors le pas sur la réalité.

Dans une Ted Conference que vous avez faite à New York en 2016, vous parlez de « collapse porn ». Sommes-nous excités par l’idée de l’effondrement ?

Une étude de l’Oxford Institute of Journalism a montré que plus de 80 % des articles ou des informations sur le changement climatique adoptent l’angle de la catastrophe.

Le collapse porn, c’est cette fascination de l’apocalypse qui s’exerce au travers des vidéos, des films, des médias. Tout cela repose sur une imagerie standardisée, avec des colonnes de fumées noires, des rues remplies de voitures, et de la banquise qui fond.

C’est vrai que, lorsqu’on parle de ­réchauffement, on nous montre toujours le même ours famélique dérivant sur un morceau de glace microscopique…

Oui, exactement. D’une certaine manière, nous nous délectons de la ruine de la société et de la destruction de tout ce que nous aimons.

Cette imagerie catastrophiste aboutirait à ce que vous appelez la « fatigue de l’apocalypse ». C’est quoi ?

A force de voir des catastrophes, notre esprit s’habitue, la peur et la ­culpabilité diminuent, et à la fin vous ne prêtez même plus attention lorsqu’on vous parle de la fin du monde. Vous entrez alors dans une ­logique d’évitement.

L’autre effet collatéral est que vous vous mettez à projeter des stéréotypes sur ceux qui sonnent l’alarme, à les considérer comme des marchands de malheur, des hystériques.

Que penser des collapsologistes, qui, eux, pour le coup, se préparent très activement à l’effondrement de la civilisation ?

Je pense que ce sont des fondamentalistes. Je ne dirais pas qu’ils ont tort, mais que leur esprit est possédé par une seule histoire, laquelle ­devient l’unique vérité.

En réalité, on ne sait pas du tout comment cela va finir. Il faut envisager des scénarios positifs pour le futur, c’est le meilleur antidote à cette obsession du collapsus.

Ce récit apocalyptique est-il totalement néfaste ?

Comme image, comme émotion, comme histoire, l’apocalypse crée en nous l’opportunité d’une réorientation existentielle et questionne en profondeur notre culture.

Peut-être que certains de nos modes de vie et de nos façons de penser doivent prendre fin, mourir, pour que d’autres puissent voir le jour.

Comment encourager ce changement ?

Actuellement, nous sommes pris dans un « piège de gouvernementalité ». Les politiques savent très bien qu’il faut taxer les émissions de CO2 pour enrayer le réchauffement, mais ne le font pas, car ils craignent de ne pas être réélus ; et le public se dit : si le problème climatique était vraiment important, les responsables politiques feraient ­certainement quelque chose.

Il faut partir de la base, utiliser les ­réseaux sociaux pour diffuser des normes sociales positives, exercer une influence douce, une forme de « nudging » climatique.

Si des ­personnes que j’admire changent leur attitude, prennent les transports en commun, mangent végétarien, investissent dans les panneaux solaires, alors cela deviendra une nouvelle manière d’être. ­Lorsque les comportements auront changé, les dirigeants suivront.

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