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Jours tranquilles à Paris
16 décembre 2018

Récit « Gilets jaunes » : à Paris, un « acte V » pluvieux et démobilisé

jdd

Ci-dessus la une du JDD d'aujourd'hui

Par Pierre Bouvier, Aline Leclerc, Simon Auffret, Yann Bouchez, Romain Geoffroy, Annick Cojean - Le Monde

Moins de 3 000 personnes se sont réunies à Paris, contre 8 000 membres des forces de l’ordre. Les protestataires mettent en cause « le chantage à la peur ».

Paris cafard, Paris bourdon ou Paris blues… La nuit, ce samedi 15 décembre, est tombée sur la ville, avec une pluie glacée et des lumières baveuses. Et une tristesse glauque a flotté dans les rues, les cafés, les trottoirs ; des abords des Champs-Elysées aux arcades de la rue de Rivoli, des marches de l’Opéra à l’esplanade de la gare Saint-Lazare. Personne n’était heureux. Tout semblait moche et gris.

La plupart, bien sûr, se sentaient soulagés à l’idée que Paris ait échappé aux casseurs, mais tous avaient le goût amer d’un sentiment de gâchis. Les « gilets jaunes », trempés, gelés, désenchantés, qui repartaient le pas lourd et le dos voûté, vers les gares. Les commerçants aussi qui, pour certains, avaient levé et baissé leur rideau de fer plusieurs fois dans la journée, en fonction de la tournure des événements, et avaient tremblé jusqu’au soir, conscients d’un chiffre d’affaires en berne.

Enfin les badauds et les touristes qui, pour beaucoup, avaient dû se passer du métro pour aller faire leurs courses de Noël dans les grands magasins restés ouverts – une cinquantaine de stations ayant été fermées dès le matin – et n’avaient pu se départir d’une certaine angoisse en entendant les sirènes de police retentir dans la ville.

Drôle de journée, annoncée comme l’acte V de la révolte des « gilets jaunes », mais qui sonnait à son terme comme une sorte de tocsin. « Provisoire bien sûr ! », clamaient plusieurs « gilets jaunes », incapables d’imaginer que leur soulèvement s’éteigne ainsi, par l’usure, la fatigue, et faute de combattants. Le ministère en a dénombré moins de 3 000 à Paris, 66 000 dans toute la France, en net recul par rapport aux précédents week-ends (126 000 le 8 décembre).

« On devrait bloquer Rungis plusieurs jours et affamer Paris »

« Que dire ?, soufflait tristement Dimitri, ingénieur, 27 ans, croisé sous une pluie battante vers 19 heures, près de la place des Pyramides. D’abord, c’était très difficile de parvenir sur les Champs-Elysées, vu les filtrages des policiers. Et puis nous avons tous été soumis aux pressions de nos proches : “N’y va pas ! C’est dangereux ! Ça va encore castagner !” Mais enfin ! On a des convictions ou on n’en a pas ! Vous croyez qu’on aurait eu une révolution, en 1789, si les manifestants étaient morts de trouille à la première charge de la garde royale ? »

Bon, il admettait que sa comparaison était un peu outrancière. Le « roi » – Macron – avait répondu à ses sujets, et même fait quelques pas vers eux, « se mettant d’ailleurs en difficulté par rapport à l’Europe ». Et il avouait aussi que l’essoufflement du mouvement révélait ses limites : absence de priorités, manque d’organisation, nullité d’expression, défaut d’imagination : « Plutôt que de se résoudre à la violence, on devrait bloquer Rungis plusieurs jours et affamer Paris. Ce serait pacifique, populaire et autrement efficace ! Réfléchissons à d’autres moyens d’action, bon sang ! »

Avenue de l’Opéra, une cycliste en gilet jaune, le casque dégoulinant, complétait à sa façon : « Un idéal ! Voilà ce qu’il manque à ce mouvement ! Parce que, franchement, vouloir faire une révolution sur un accroissement de la consommation, ça atteint vite ses limites ! »

Mais la plupart des gilets jaunes étaient loin de la moindre remise en cause. Et le matin, désolés de ne se compter qu’en quelques centaines sur les Champs-Elysées, ils accusaient « le chantage à la peur » fait par le gouvernement de même que les fouilles et interpellations préventives, pourtant bien moindres que le week-end précédent (168). Le parquet de Paris a comptabilisé de son côté un total de 114 gardes à vue pour la journée, précisant que 47 d’entre elles étaient toujours en cours dans la soirée.

« On veut faire davantage participer le peuple ! »

Charles, 31 ans, blessé lors d’une récente manifestation en Seine-Maritime, était excédé par les barrages policiers en amont de Paris : « On a été arrêtés au péage sur l’A13. Ils ont fouillé la voiture et confisqué nos masques et lunettes contre les lacrymos. Nous avons pu repartir, mais d’autres camarades qui avaient plus d’équipements ont été interpellés. »

Deux jeunes hommes venus de Lisieux (Calvados) témoignaient également d’une fouille de leur véhicule, jusque sous le capot, à leur arrivée à Paris. D’autres encore évoquaient vérifications et arrestations gare de Lyon ou Saint-Lazare. « Comment expliquer qu’on pratique des arrestations préventives de “gilets jaunes” et pas de fichés S », pestait un cariste du Val-d’Oise de 37 ans, allusion à Cherif Chekatt, l’auteur de l’attentat de Strasbourg.

Les rangs se sont peu à peu étoffés au cours de la matinée, mais les manifestants, parqués sur les Champs par des forces de l’ordre en rangs serrés et bloquant les extrémités de l’avenue par des camionnettes et des véhicules blindés, paraissaient noyés et désemparés. Ils montaient, descendaient, se heurtaient aux policiers, les haranguaient, les provoquaient, déclenchant quelques ripostes de gaz lacrymogène.

Le mur formé par des CRS et des gendarmes mobiles en surnombre (8 000 à Paris, 69 000 sur toute la France) était infranchissable. Contrairement aux précédentes manifestations, aucun slogan ne semblait s’imposer. Sauf peut-être la demande d’un référendum d’initiative citoyenne dont les initiales – RIC – figuraient sur de nombreux drapeaux, posters et gilets.

« Certains disent que notre mouvement remet en cause la démocratie, disait un plombier venu de Lille. C’est tout le contraire ! On veut faire davantage participer le peuple ! Et se mêler de ce qui nous regarde ! » La démission de Macron ? « Voyons, personne n’y croit ! On a crié ça pour se faire entendre, mais c’est crétin. Il est élu, et on n’a personne à mettre à sa place. J’ai voté Poutou [NPA] au premier tour parce que je le trouvais touchant, mais qui l’imagine sérieusement au pouvoir ? »

« Les fins de mois seront toujours difficiles »

Sur un trottoir jouxtant la place de l’Etoile, Bernadette et David, venus de Saint-Christophe-des-Bois (Ille-et-Vilaine) pour le quatrième week-end consécutif, fulminaient : « On aurait bien pu bloquer la boulangerie de notre village, mais elle a fermé… Comme tout le reste ! » Alors ils n’avaient plus le choix : « Puisque Macron se fout de la province, il fallait venir à Paris. Ici, il est obligé de nous voir. »

Et ce n’étaient pas les multiples exhortations à un retour au calme après l’attentat de Strasbourg qui auraient pu les stopper : « Pourquoi devrait-on arrêter de manifester ? Les taxes ne font pas de trêves, si ? » C’est bien ce qu’a pensé Thomas, un électricien de 32 ans, qui préférait jusqu’ici bloquer le péage autoroutier de Saint-Arnoult (Yvelines) mais qui a décidé que cette fois, c’est à Paris qu’il fallait crier que les récentes annonces du président ne changeraient rien. Pour lui qui gagne un peu plus du smic, « les fins de mois seront toujours difficiles ». Et il ne voit pas davantage comment il pourra alimenter le livret A ouvert à la naissance de son fils, il y a un an et demi, en prévision de ses études puisque son salaire de 1 650 euros ne lui laisse aucune marge de manœuvre et qu’il calcule tout « au centime près ».

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La police montée, place de l’Opéra, à Paris, le 15 décembre

Place de l’Opéra, le malaise était le même. Parqués sur l’esplanade, quelques dizaines de manifestants ne pouvaient guère évoluer, ni même rejoindre leurs camarades sur les Champs-Elysées, toutes les issues étant bloquées par des CRS et une brigade équestre impressionnante. Il y eut des cris, des piétinements, quelques harangues, des Marseillaise.

Un hommage commun aux victimes de l’attentat de Strasbourg et aux sept morts depuis le début du mouvement interviendra un peu plus tard, des « gilets jaunes » arborant une rose blanche à la main. Une femme, la soixantaine, a brandi un carton sur lequel était écrit : « Qui c’est qui casse la France depuis 40 ans ? » Elle offrait la réponse : « La caste corrompue qui nous dirige. » A l’aide d’un sifflet, elle encourageait la foule à tenir bon « jusqu’en août » s’il le fallait. Quelques applaudissements cachaient mal le scepticisme. La dispersion des manifestants se fera par petits groupes que les policiers exfiltreront à condition qu’ils retirent leurs gilets jaunes, provoquant des cris d’indignation.

Une poignée d’interpellations, puis plus rien

De nombreuses unités mobiles, très réactives, intervenaient au moindre risque de rassemblement de gilets jaunes non encadrés, prouvant que la police avait mûrement pensé son dispositif et misait sur le « préventif ».

Des petits groupes pacifiques apparaissaient néanmoins ici ou là, comme sur l’avenue du Président-Wilson, pour un sit-in improvisé, où l’on échangeait cigarettes et expériences et où l’on a vu un homme tendre un bouquet de fleurs jaunes à destination des CRS. Non, cramponnés à leurs boucliers, ils ne l’ont pas accepté. Au Forum des Halles, certains ont cru à une apparition de casseurs. Mais là encore, une unité de policiers mobiles a dégagé l’endroit. De même qu’à République, où une centaine de « gilets jaunes » se frayaient un chemin entre les voitures, hésitant sur la direction à suivre, avant d’être contenus par des CRS.

Le milieu d’après-midi a semblé plus incertain. La nuit allait tomber, c’était l’heure de tous les dangers. Les manifestants ne se comptaient plus qu’en centaines et la police avait hâte de sonner l’heure de la dispersion. L’atmosphère s’est alors tendue, quelques grilles entourant les arbres ont été démontées, quelques pavés excavés. Des lacrymos et des canons à eau sont entrés dans la danse.

On a vu quelques échauffourées, une poignée d’interpellations et puis plus rien. Les lumières rouges des guirlandes de Noël ont soudain embrasé les Champs-Elysées. Deux à trois cents personnes ont été évacuées dans le calme. Les camions de police ont libéré l’avenue ruisselante. A quelques jours de Noël, Paris, même bluesy, avait l’impérieux devoir de reprendre le cours de sa vie. De jouer son rôle de ville lumière. Et de faire comme si…

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