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Jours tranquilles à Paris
21 février 2019

Critique - Don McCullin, 50 ans dans le noir du monde

Par Alain Frachon, Londres, envoyé spécial, Michel Guerrin, Londres, envoyé spécial - Le Monde

A Londres, la Tate Britain consacre une rétrospective au photographe de guerre britannique, obsédé par les tragédies contemporaines.

Au début de l’ample rétrospective que la Tate Britain consacre au photographe britannique Don McCullin, 83 ans, un texte prévient non pas que le parcours contient des images choquantes pour l’œil, mais que toutes les épreuves sont tirées par lui et qu’elles sont en gélatine aux sels d’argent.

Coquetterie ? Non. L’auteur confie au visiteur ce qui lui est crucial. Un : je contrôle toutes les étapes de mon travail et je sculpte la prise de vue en chambre noire. Deux : la photo est un artisanat et je goûte peu la technique numérique qui gomme les contrastes.

Ajoutons que toutes les photos sont en noir et blanc, accrochées sur des murs gris uniformes. Que les cadres de bois noir sont identiques. Que toutes les images sont à peu près de même format, alignées comme dans un défilé militaire. En suivant sobrement la chronologie. Bref, du classique.

Certains diront qu’avec 259 photos au mur, ce qui est énorme, un peu de folie dans l’accrochage n’aurait pas fait de mal. Pas la peine avec McCullin. La folie est concentrée dans les images. Se déploie sur les murs de la Tate Britain un concentré de douleur, de larmes, de sang. Le contraste était violent, le jour de l’ouverture, le 4 février, entre les photos qui hurlent et la foule de spectateurs qui les contemple dans un silence recueilli.

Elevé au rang de lord par le prince Charles

Don McCullin met ses tripes sur les murs de la Tate. Il a été le témoin des grands événements de la deuxième moitié du XXe siècle. Il est le plus important photographe de presse de cette époque, un chroniqueur du temps présent devenu patrimoine vivant, adulé chez lui – il a été élevé au rang de lord par le prince Charles – et à l’étranger.

Il photographie les gangs de Londres à l’aube des années 1960, l’érection du mur de Berlin en 1962, Chypre à feu et à sang en 1964, la guerre du Vienam dix fois, le Cambodge, la famine au Biafra, les guerres de religion en Irlande du Nord ou au Liban… Mais il a aussi saisi comme personne les laissés-pour-compte et les fractures du Royaume-Uni et de la désindustrialisation. C’est bien simple, à la Tate, on ne croise qu’une image montrant les « riches » Anglais – deux couples endimanchés aux courses de chevaux à Ascot, en 2006.

Les guerres lointaines et les misères de la société britannique McCullin les a photographiées à deux ou trois mètres, pas plus. Et l’on se demande comment, à la différence de nombre de ses confrères, il est encore vivant.

Ses images étaient publiées en majesté dans le magazine du Sunday Times, que des millions de Britanniques feuilletaient le week-end au breakfast – le choc avec les œufs brouillés ! Les découvrir au musée, qui plus est dans ce temple de l’art britannique, ne va pas de soi. Pas tant pour une quelconque question morale, du genre « la guerre a-t-elle vraiment sa place au musée » ? Mais parce qu’une photo faite pour le journal, dopée par les titres, textes et légendes, légitimée par le lecteur qui la voit dans le tempo de l’événement, ne « tient » pas forcément sur le mur, bien des années plus tard, quand elle se retrouve isolée, décontextualisée. L’exercice est périlleux : c’est du reste la première fois que la Tate Britain s’offre à un photoreporter vivant.

Un style entre « obscurité et terreur »

Pari réussi. McCullin est bien un des rares photoreporters à maîtriser le passage de la presse au musée. Car l’exercice n’a pour lui rien d’inédit. Dès 1980, à une époque où franchir le pas est inimaginable – pour les photographes comme pour les gens de l’art –, McCullin est exposé au prestigieux Victoria and Albert Museum de Londres, avec en prime la publication du livre Hearts of Darkness (Random House, non traduit), dont l’introduction est signée John le Carré.

McCullin est à son aise à la Tate pour plein de raisons qui sautent aux yeux. D’abord, il sait ce qu’il veut et où il va. Cette exposition, il l’a contrôlée. Il a choisi chaque photo. Nous l’avons rencontré le soir du vernissage. Il a poussé la cohérence jusqu’à s’habiller tout en gris noir, le col boutonné, d’une élégance folle, bien dans le ton de son travail.

McCullin a du style, ses images en ont aussi, qui fait qu’on les distingue de tous les documents impersonnels publiés dans la presse. Un style entre « obscurité et terreur », dit-il. Des photos très noires, tragiques, d’une grande charge graphique, que ce soit au Vietnam ou au Royaume-Uni. Des photos qui sont tour à tour des instantanés mouvementés pris sur le vif et des portraits.

Oui, des portraits. Il a ce talent rare de savoir arrêter l’action, de s’imposer à l’événement et de saisir des visages qui ont du sens – un combattant américain sonné au Vietnam, sa victime au visage ensanglanté, un chômeur dans le nord de l’Angleterre, un couple qui marche dans la rue, un marginal à Londres… « J’ai invité le portrait dans le format de l’information », confie McCullin. Tout est dit. Cette marque vient de loin, puisque sa première photo publiée, alors qu’il a 23 ans, montre un gang de jeunes loubards des rues de Londres, les Guvnors : ses sept modèles posent en tenue du dimanche, au premier étage d’un immeuble en ruines.

« Sas de récupération »

Un style donc, mais aussi un parcours d’une cohérence extrême. Là encore, l’exposition est exemplaire, qui s’étend sur dix grandes salles, chacune consacrée à une période dans l’œuvre de McCullin. Tout est là, condensé. Pas une image importante ne manque. On voit un photographe se transformer, en quête de nouveaux sujets mais sans changer de style.

Les premières salles sont consacrées au reporter. Puis, le visiteur emprunte une sorte de « sas de récupération » : il faut s’asseoir pour découvrir une projection de ses publications dans la presse – couvertures et doubles pages de magazine. C’est la partie à la fois essentielle mais un peu bâclée de l’exposition. Car ces publications sont juste projetées au mur, sans classement apparent, sans explications ni légendes. Dommage.

Ensuite, vous découvrez le deuxième McCullin. Tutoyant les 50 ans, il prend ses distances avec l’actualité chaude, opte pour un appareil plus lourd, un objectif plus précis. Il devient paysagiste. Son paysage, c’est celui qui s’étend devant sa ferme du Sommerset, où il est installé depuis des années. Et puis le paysage plus lointain, celui du mur d’Hadrien, qui marquait la frontière entre Angleterre et Ecosse. Enfin, le paysage des vestiges de l’Empire romain, dans le Bassin méditerranéen – par exemple, ceux de Palmyre, en Syrie, martyrisés par l’organisation Etat islamique. Les images sont vides, mais les ciels noirs, les haies comme des tranchées, les crevasses comme des trous d’obus, les ruines encore debout, certes, mais cassées comme des gueules de combattants ; ce sont, écrit John le Carré, « des images de guerre prises en temps de paix ».

La Tate Britain nous promène dans un parcours exceptionnel de plus d’un demi-siècle, pas à pas, avec un homme, un artiste, qui change sans changer de regard sur le monde, qui ne transige pas avec la violence mais est toujours en empathie avec les perdants de l’histoire. McCullin est un moraliste. Quand nous l’avons croisé à la Tate, il avait l’œil bien vivant, pétillant d’énergie. Il semblait dire : « J’ai fait tout ça, c’est bien, mais je n’en ai pas fini. » Il n’en aura jamais fini.

« Don McCullin », Tate Britain, Millbank, Londres. Tous les jours, de 10 heures à 18 heures. Jusqu’au 6 mai. Catalogue, textes de Simon Baker et Shoair Mavlian, éd. Tate, 240 p., 170 photos, 25 £.

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