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Jours tranquilles à Paris
31 juillet 2019

Enquête - A Milan, le retour en grâce du Duomo

Par Jérôme Gautheret, Milan, envoyé spécial

Places d’Italie 1/6. Des grandes villes aux plus petites, les places italiennes racontent le pays dans toute sa richesse et toute sa complexité. Aujourd’hui, celle du Duomo, à Milan, capitale économique et fief du ministre italien de l’intérieur, Matteo Salvini.

Il peut faire une chaleur infernale à Milan en été. Une chaleur à raser les murs en quête d’un peu d’ombre, et à fuir comme la peste les espaces ensoleillés. En ces moments-là, on se faufile d’un lieu climatisé à un autre. En évitant le plus pos­sible la traversée de la Piazza del Duomo, qui, aux heures les plus chaudes, peut se transformer en fournaise.

Pourtant, en cet après-midi étouffant de juin, la large esplanade est noire de monde. On croise des groupes scolaires, des cohortes de visiteurs asiatiques, quelques couples d’amoureux en voyage… A vue d’œil, les habitants de la ville sont très minoritaires. On les distingue à leur tenue – veste obligatoire pour les hommes, même par 40 °C, tenue plus légère pour les femmes –, et parce qu’ils n’ont pas un regard pour cette cathédrale qu’ils connaissent par cœur.

Dans n’importe quelle autre ville d’Italie, le phénomène ne mériterait même pas d’être signalé. A Milan, c’est différent. La métropole lombarde se veut le cœur de l’Italie productive, ce pays où l’éthique du travail a ­valeur de principe cardinal ; le contraire de Rome la langoureuse, belle mais invivable, où le temps s’écoule plus doucement et où les problèmes ne sont jamais résolus. Ici, on raconte que les travaux de restauration du théâtre de la Scala, bombardé par les Américains en 1944, avaient commencé avant même la fin de la guerre…

« Destination touristique »

Naguère, les touristes ne mettaient pas les pieds dans cette ville aux charmes secrets, pas assez méditerranéenne, trop éloignée de la carte postale d’Italie. Mais depuis quelque temps, les choses ont changé. « Cela remonte à une dizaine d’années environ, pas plus », confie l’archiprêtre Gianantonio Borgonovo, qui veille sur la cathédrale depuis le siège de l’évêché, situé lui aussi sur la place. « Et depuis l’Exposition universelle de 2015, Milan est vraiment devenue une destination touristique. » Pour l’heure, le phénomène est si neuf que les habitants semblent encore s’en amuser, tout surpris de découvrir leur ville séduisante.

Reste que la place est devenue un « spot » incontournable, et qu’on photographie la cathédrale comme la tour de Pise ou Saint-Marc à Venise. « Comment pourrait-il en être autrement ? Le Duomo, c’est Milan », assure doucement l’archiprêtre.

Il faut dire que les proportions du lieu en imposent : grande de plus d’un hectare et demi, la place est un grand rectangle, dessiné dans les années 1860 pour mettre en valeur cette cathédrale unique en Italie. Face à elle, le Palazzo Carminati, un bâtiment un peu irrégulier, construit au XIXe siècle, longtemps célèbre pour ses immenses enseignes publicitaires lumineuses – les dernières ont été démontées en 1999, à la demande de la mairie. Sur les côtés, les faces nord et sud ont été pensées de façon presque symétrique, avec deux rangées de porches. Le porche nord, situé à gauche lorsqu’on regarde le bâtiment, s’ouvre sur la luxueuse galerie Victor-Emmanuel-II, qui mène à la Scala et à la mairie. Au centre a été posée une statue équestre un peu pompeuse du même Victor-Emmanuel-II, le roi qui fit l’unité italienne.

Mais vu que l’édifice religieux attire tous les regards, attardons-nous un instant sur lui. Gigantesque dans ses proportions (elle est la troisième plus grande au monde, après la basilique Saint-Pierre de Rome et la cathédrale de Séville, en Espagne), la cathédrale de la Nativité-de-la-Sainte-Vierge présente une autre particularité flagrante : celle de ne pas du tout ressembler à un monument religieux italien.

« CONFIER DIRECTEMENT LE DUOMO À L’EGLISE, C’EST L’ASSURANCE QU’IL FERA FAILLITE EN SIX MOIS ! »

GIANANTONIO BORGONOVO, ARCHIPRÊTRE

La remarque fait sourire l’archiprêtre, Gianantonio Borgonovo, mais elle ne le surprend pas du tout. « En 1386, l’archevêque avait décidé de détruire l’ancienne cathédrale pour en construire une nouvelle, commence-t-il, mais le gouverneur – et bientôt duc – de la ville, Gian Galeazzo Visconti, a vite repris le chantier en main, et décidé de construire autre chose qu’une église italienne, une église gothique, du Nord. Il voulait se constituer un royaume en Italie du Nord et c’est aux souverains de France ou d’Angleterre qu’il voulait se comparer. »

Ainsi est né le Duomo, comme un être hybride aux fondations solidement plantées dans le sol lombard, tourné tout entier vers les brumes du nord. Comment mieux résumer, au fond, ce que c’est qu’être milanais ?

Visconti est en proie à une véritable folie des grandeurs, mais ça ne l’empêche pas de prendre des décisions sensées. Parmi elles, celle de créer une structure laïque, la Fabbrica del Duomo, pour recueillir les dons et entreprendre les travaux – jusqu’à 9 000 personnes travailleront sur le chantier. L’institution existe toujours, c’est elle qui possède le bâtiment. Ses bureaux, abritant les richissimes archives de la cathédrale, font face au chevet. « Et c’est beaucoup mieux comme ça, admet l’archiprêtre, avec l’air de plaisanter à moitié. Confier directement le Duomo à l’Eglise, c’est l’assurance qu’il fera faillite en six mois ! »

L’Inter et le Milan AC

Le Duomo appartient donc aux Milanais, pas à l’Eglise. Et la place lui faisant face, dessinée au moment de l’unification du pays, est tout naturellement le lieu des fêtes et des grandes célébrations, que ce soit pour les succès des deux clubs de football de la ville, l’Inter et le Milan AC, ou pour ceux de l’équipe nationale.

C’est là aussi que le ministre de l’intérieur et leader de la Ligue (extrême droite), Matteo Salvini, entré au conseil municipal de Milan en 1993, a organisé deux événements fondateurs de son ascension. Le 24 février 2018, lors d’un meeting monstre devant l’église, à quelques jours des élections législatives qui allaient consacrer la poussée de son parti, il prête serment sur un évangile et un exemplaire de la Constitution.

Plus d’un an après, le 18 mai, alors qu’il est entre-temps devenu le ministre de l’intérieur et l’homme politique le plus populaire du pays, il organise une deuxième manifestation, sur les mêmes lieux, entouré de plusieurs dirigeants d’extrême droite européens, dont Marine Le Pen. Cette fois-ci, il exhibe un rosaire et cite les six « saints patrons » de l’Europe, avant de vouer l’Italie au « cœur immaculé de la Vierge ».

LA TRADITION LOCALE EST AUX ANTIPODES DU CATHOLICISME THÉÂTRAL ET IDENTITAIRE VANTÉ PAR MATTEO SALVINI, L’ENFANT DU PAYS CHEZ LEQUEL PERSONNE N’AVAIT JUSQUE-LÀ REMARQUÉ LA MOINDRE ONCE DE RELIGIOSITÉ

A Milan, ces manifestations passent assez mal. D’ailleurs, si la ­Ligue règne dans les périphéries, elle est peu présente dans le centre (elle a obtenu 26 % des voix aux européennes, contre 35 % au niveau national). C’est que la tradition locale est aux antipodes du catholicisme théâtral et identitaire vanté par Matteo Salvini, l’enfant du pays chez lequel personne n’avait jusque-là remarqué la moindre once de religiosité

L’archidiocèse de Milan (5,2 millions de baptisés) est de très loin le plus important d’Europe. Il a son rite propre, hérité de saint Ambroise, et il a la fierté d’avoir donné au XXe siècle deux papes au Vatican (Pie XI et Paul VI), et d’avoir compté plusieurs évêques marquants, com­me les cardinaux Andrea Ferrari (1894-1921), Alfredo Schuster (1929-1954), et Carlo Maria Martini (1983-2012). Ouvert et accueil­lant, traditionnellement tourné vers l’action sociale, l’archidiocèse est un Etat dans l’Etat, jaloux de son autonomie et à l’impressionnante force de frappe : chaque été, près de 500 000 jeunes de tous les milieux suivent gratui­tement les activités de l’Oratorio. Mais il ne se mêle pas ouvertement de politique. Enfin le moins possible.

Ambiance de dialogue et de modération

Ancien maire de la ville, de 1976 à 1986, et ancien ministre, Carlo Tognoli, 81 ans aujourd’hui, est une figure familière des Milanais. Parler avec lui dans un café du centre, c’est s’exposer à être arrêté toutes les cinq minutes par des habitants qui ont oublié depuis longtemps son implication dans le scandale Tangentopoli (système de financement illicite des partis politiques mis au jour au début des années 1990), dévastateur pour une génération de décideurs italiens. Il a contribué à lancer le mouvement de transformation de cette esplanade encombrée de voitures en grande promenade aérée, main dans la main avec l’archidiocèse. « Vous savez, le centre de Milan est tout petit. Il y a la place du Duomo et, à 100 mètres à peine, les deux autres lieux importants, la mairie et le théâtre de la Scala. Les deux sont reliés par une galerie… c’est assez facile, tout se déroule dans ce périmètre. »

Là se décide le devenir de la ville la plus riche d’Italie, dans une ambiance de dialogue et de modération qui tranche avec les passions politiques à l’œuvre ailleurs dans le pays. « Au fond, conclut Carlo Tognoli, la force de Milan, c’est d’être autonome sans être une capitale. Ainsi, elle n’a ni le poids de l’Etat ni celui du Vatican. »

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