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Jours tranquilles à Paris
21 septembre 2020

En Biélorussie, la révolution au pied des tours

Par Thomas d'Istria, Minsk, correspondance - Le Monde

Les protestations contre Loukachenko s’organisent aussi à l’échelle des quartiers. Moins spectaculaires que les grandes manifestations, elles remodèlent la société dans son ensemble.

Noués sur les fils électriques, les grillages, les agrès pour enfants, les rubans rouge et blanc saturent l’espace. Il y a ceux, courts, qui ont été arrachés ou coupés la nuit précédente par la police ; ceux, longs et oscillant dans le vent, renoués depuis par des mains opiniâtres. En cette fin d’après-midi de septembre, la musique, les voix et les rires résonnent dans un horizon de béton, cerné par les hautes tours de la banlieue nord de Minsk. Tandis que les enfants s’agitent dans l’aire de jeux, les adultes discutent et se partagent gâteaux et boissons sur une table de bois décorée, elle aussi, de blanc et de rouge, les couleurs de l’ancien drapeau de la Biélorussie devenues celles du soulèvement.

Un couple montre à ses amis la photo de son petit garçon. Rien que de très banal, si ce n’est que l’enfant pose fièrement au milieu d’une manifestation contre Alexandre Loukachenko. Un inconnu s’approche, à la recherche de « cours de danse blues ». Des cours de danse improvisés ont bien été organisés, quelques jours plus tôt, mais de blues, personne n’a entendu parler…

C’est une autre face de la révolte engagée par le peuple biélorusse contre son inamovible président qui se joue ici, au pied des tours. Moins spectaculaire que les manifestations massives du dimanche, moins dramatique que les scènes de violence devenues quotidiennes, mais plus profonde, qui non seulement remet en cause la gouvernance du pays mais remodèle la société dans son ensemble.

C’est probablement ici, dans cet ensemble d’immeubles modernes du nord de la capitale qu’est née cette révolution des quartiers, souterraine et endurante. Le « square du changement », à quelques kilomètres du palais présidentiel, a été l’un des premiers à se réveiller, durant le mois d’août. Peu à peu, il a été imité par des dizaines d’autres à l’allure semblable (des centaines, à en croire l’application qui cartographie la contestation), dans la capitale et ailleurs.

« Sentiment de fierté »

Tous les soirs, les réseaux sociaux (à l’image de la chaîne Telegram « Nexta », deux millions d’abonnés) se remplissent de ces images de réunions, de danses, de chœurs ou de concerts improvisés, témoignages fiers et incrédules à la fois de cette lame de fond urbaine qui transforme les terre-pleins anonymes en autant de centres de fête et de contestation. Pour les enfants, la révolution prend des airs de carnaval.

Le « square du changement », le long de la rue Orchaskaïa, n’aurait pas gagné sa renommée ni son surnom sans l’audace de deux DJ de Minsk, Kirill Galanov et Vladislav Sokolovsky. Durant la campagne électorale, le 6 août, alors que les deux hommes se produisent dans un concert pro-régime, une foule de soutien à l’opposante Svetlana Tsikhanovskaïa s’invite à la manifestation après que le meeting de leur candidate a été annulé par les autorités. Les deux musiciens en profitent pour passer Peremen (« Changements »), une chanson mythique du rocker russe Viktor Tsoi, devenue un hymne protestataire dans l’espace post-soviétique. Acclamés par une partie de la foule, les deux DJ sont arrêtés. Ils passeront dix jours en prison et perdront leur emploi.

Trois jours après le scrutin présidentiel du 9 août, suivi de premières manifestations, un résident du quartier qui préfère ne pas donner son nom – « Appelle moi Ivan ! » – décide avec trois amis de rendre hommage au geste des deux DJ en déposant un collage à leur effigie à quelques pas du lieu du concert. « On y est allés de nuit, mais les flics sont arrivés au moment où on allait poser le collage », explique le scénographe de 28 ans, assis devant un chocolat dans un café voisin du square. Les quatre compagnons se replient sur leur quartier et posent la fresque sur un bloc de béton qui permet d’accéder aux souterrains de l’espace résidentiel, au milieu du square.

Les voisins et les amis prendront le relais. Des drapeaux aux couleurs révolutionnaires apparaissent aux balcons des immeubles et des affiches dans les ascenseurs. Un tchat sur l’application de messagerie Telegram est créé, les résidents commencent à sortir pour boire le thé ensemble, des dizaines puis des centaines de personnes, parfois jusqu’à minuit. Parallèlement commence un jeu du chat et de la souris avec la police, qui revient chaque nuit arracher la fresque, recollée le lendemain. Certains jours, des dizaines d’habitants tentent de faire barrage avec leur corps, entraînant parfois des arrestations. Des policiers resteront même trois jours d’affilée en faction devant le bloc de béton.

Le lieu lui-même s’enrichit. Un panneau apposé sur la place rappelle qu’en plus des interdictions de boire et de jurer, le quartier est interdit aux OMON, les forces spéciales de la police, haïes pour leur usage de la violence.

Au-delà du folklore révolutionnaire, les habitants du quartier disent aussi découvrir une nouvelle manière d’envisager la société. « C’est devenu à la mode d’être biélorusse, s’amuse Irina, une femme de 32 ans qui habite avec son compagnon, Alexandre, 36 ans, dans un immeuble du square. On ressent un sentiment de fierté pour la première fois. » Le couple habite le quartier depuis trois ans et jusque-là, explique Alexandre, « le square n’accueillait que les mères et les enfants ». Les deux ont appris à connaître leurs voisins.

« Ils étaient là, à la porte d’à côté »

« Un soir, j’étais seule chez moi, déprimée après toutes les violences que j’avais vues, raconte une régisseuse de spectacle. Et soudain, vers 10 heures du soir, toutes les fenêtres des appartements se sont ouvertes et les gens ont commencé à hurler “Vive la Biélorussie !” et à allumer les flashes de leurs téléphones. Je croyais qu’il fallait partir pour trouver des gens qui pensent comme moi, mais en fait ils étaient là depuis toujours, dans mon quartier, à la porte d’à côté. »

Ce 16 septembre au soir, l’arrivée d’une quinzaine de motards vient rompre la routine festive. « Ils viennent pour soutenir Stepan », explique Ivan. L’arrestation de cet habitant du quartier, le 15 septembre, a marqué le voisinage. Alors que les autres interpellés sont en général rapidement relâchés, il est toujours en détention et risque une condamnation pénale. L’homme est aussi un motard…

« Il est devenu évident que le square est surveillé », pense Ivan. Difficile d’avoir une estimation du nombre de partisans d’Alexandre Loukachenko dans le quartier, plutôt fréquenté par la classe moyenne, mais l’utilisation des réseaux sociaux par les contestataires et leur organisation sur des chaînes Telegram les expose. L’application qui recense les mobilisations, mise en place par des programmeurs de Minsk, est une mine d’informations pour les protestataires comme pour la police.

Pour autant, les habitants continuent de sortir. « On a une peur permanente, qui est là depuis longtemps, reconnaît Irina, mais ce n’est pas le type de peur qui t’enferme chez toi. Si on reste à la maison, ça signifie que l’on a perdu. » La jeune femme n’hésite pas à faire référence aux actes de bravoure des partisans de Minsk lors de l’occupation allemande, de 1941 à 1944. Ce sentiment de ne plus pouvoir reculer est largement partagé. « Nous sommes allés trop loin, confirme Alexandre, le compagnon d’Irina, et dans tous les cas, Loukachenko ne nous le pardonnera pas. »

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