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Jours tranquilles à Paris
21 septembre 2020

Entretien - Ivan Jablonka et Jean-Xavier de Lestrade : « L’idée était de montrer Laëtitia vivante »

Par Thomas Sotinel, Lorraine de Foucher - Le Monde

L’historien Ivan Jablonka, qui avait consacré un livre à Laëtitia Perrais, assassinée en 2011, et le cinéaste Jean-Xavier de Lestrade reviennent sur la genèse de la série adaptée de cette enquête et diffusée sur France 2, les 21 et 28 septembre.

A partir de Laëtitia ou la Fin des hommes (Seuil), l’ouvrage que l’historien et sociologue Ivan Jablonka a consacré à Laëtitia Perrais, assassinée à 18 ans par Tony Meilhon en 2011, le cinéaste Jean-Xavier de Lestrade, documentariste et auteur de fictions, a construit une série diffusée sur France 2. Tous deux évoquent la nécessité et la difficulté du passage de l’enquête à la fiction, sur un sujet dont l’urgence ne se dément pas.

Jean-Xavier de Lestrade, comment avez-vous rencontré cette histoire ?

Jean-Xavier de Lestrade. A la sortie du livre. Mon premier réflexe a été de me dire que cet ouvrage était tellement fort et à la bonne distance qu’il ne fallait surtout pas s’autoriser à en faire une adaptation. Aller voir une chaîne de télévision avec cette proposition, forcément on va nous pousser à aller sur un terrain spectaculaire, émotionnel, qui n’était justement pas celui que défendait le livre. J’avais très peur de l’effet que ça pourrait produire, aujourd’hui, sur les gens qui restent de cette histoire, sa sœur jumelle Jessica, la famille, tous les amis qui ont connu Laëtitia. Il y a une chose qu’on ne veut surtout pas faire, c’est ajouter de la douleur, une épreuve supplémentaire.

Des images ont commencé à surgir, je me disais, bien sûr, il ne faut pas le faire, mais si on tournait cette scène, on pourrait faire comme ça pour éviter de… Au bout de quelques semaines, je me suis dit qu’il fallait absolument y aller, parce que l’histoire raconte tellement de nous, de notre temps.

Aujourd’hui, je suis convaincu que cette série, qui n’est pas un divertissement, peut apporter une prise de conscience aux gens qui connaissent d’autres Laëtitia.

Quelles règles vous êtes-vous fixées entre le risque du spectaculaire et l’autocensure ?

J.-X. L. L’une des intentions était de prendre soin de ceux qui ont vécu cette tragédie. On leur doit la vérité. La seule chose qui était interdite, c’était de filmer la mort de Laëtitia. On laisse le spectateur faire son travail, on ne va pas lui imposer des images qui ne servent pas le propos. Surtout – et ça rejoint le travail d’Ivan – on a trop vu à quel point Laëtitia a été réduite à la manière dont elle a été assassinée. Sa vie, c’était sa mort. L’objectif était de la montrer vivante et de la restituer dans sa vie.

Pour un projet de France Télévisions, à une heure de grande écoute, on ne s’est pas interdit beaucoup de choses. C’est très difficile : le propos est de montrer une certaine violence, qu’elle ne soit pas gratuite, elle doit avoir un sens.

Vous parleriez d’une gestion de l’effroi ? Il en faut assez pour qu’il y ait un électrochoc, une prise de conscience, mais pas trop ?

J.-X. L. Il faut que ça dure un tout petit peu. Si je prends la séquence de Franck (le père de Laëtitia) qui viole sa femme, la scène dure. J’insistais beaucoup pour que l’on répète le moment où la comédienne qui incarne le personnage de Sylvie dise non. Cette histoire de consentement est centrale dans l’œuvre, dans la série.

Il fallait qu’il y ait trois refus, pour que le spectateur comprenne que ce n’est pas parce qu’ils sont mariés que ça va de soi. Il fallait qu’à chaque fois que les gens sont dans un état d’infériorité, on les voie se défendre. Même Laëtitia. A la séquence de son viol, on devait sentir qu’elle avait dit non. Pour Tony Meilhon, il l’a faite boire, il lui a filé un peu de coke, elle monte dans sa voiture, accepte d’aller chez lui, c’est un accord tacite pour des relations sexuelles. Eh bien non. Ce mécanisme qui montre comment deux êtres se retrouvent, comment la femme signifie son refus, comment on la force, on en fait un objet, montrer ça à un public de France Télévisions, ce n’est pas évident.

Ivan Jablonka, comment avez-vous vécu le casting en tant qu’écrivain, la transposition d’une existence réelle sur un autre plan ?

Ivan Jablonka. Le plus important pour moi, c’était le choix de la comédienne qui incarnerait Laëtitia. C’est le rôle-titre, mais c’est aussi important parce que Laëtitia, c’est la seule que je n’ai pas rencontrée, et pour cause. En ce sens, la fiction permettait une incarnation. Dans un documentaire, il n’y aurait pas eu de Laëtitia. En quelque sorte, c’était la première fois que j’allais rencontrer Laëtitia, même si tout ça est très illusoire.

Il y avait bien sûr d’autres rôles fondamentaux : les adultes qui entourent les jumelles, l’enquêteur, le juge d’instruction, l’assistante sociale, ces différents regards portés sur les jumelles, sur leurs vies, sur la mort de Laëtitia, sur les violences qu’elles ont subies, c’était aussi pour moi très important, ça montre indirectement le regard qui a été le mien, puisque j’ai été l’adulte dans un monde d’enfants.

Et il y a un dernier type de casting que j’attendais avec une forme d’appréhension : les hommes qui incarnent une masculinité pathologique dans cette histoire. Dans mon livre, ils sont de quatre types : le père biologique, le père d’accueil, le meurtrier et Nicolas Sarkozy. Ces quatre types de masculinité ont chacun contribué à fragiliser puis à détruire Laëtitia. Dans ce sens, mon livre est autant un livre sur un féminicide qu’un livre sur les masculinités dévoyées et pathologiques. C’était important de voir qui oserait les incarner.

Les féminicides, y compris celui de Laëtitia, sont des faits politiques…

I. J. Pour expliquer un meurtre aussi violent, un féminicide, il faut l’histoire longue. C’est pour ça que le terme de « fait divers » est complètement déplacé, presque obscène. Ce meurtre, c’est un fait d’histoire, un fait social total.

Il y a des gestes de Tony Meilhon sur Laëtitia, ou sur ce qui va devenir le corps de la victime, qui renvoient à des faits sociaux. C’est l’objet de mon livre que de déplier les replis historiques et sociologiques qui finissent par expliquer comment en moins de vingt ans, dans une société riche, démocratique et en temps de paix, une jeune femme a été ainsi détruite.

J’ai été aussi frappé de voir comment le malheur, c’est-à-dire la violence subie par les femmes, se répercute de génération en génération, de famille en famille, sans que rien d’autre ne vienne l’interrompre que la mort de la victime.

Il y a aussi une dimension tragique du féminicide dans sa dimension criminologique, et ça, je ne l’ai compris que quand j’ai rencontré le médecin légiste qui a autopsié Laëtitia. Il m’a dit, ce que je n’avais pas vraiment perçu, que Laëtitia avait été tuée de plusieurs manières. Ça fait partie du féminicide, cet acharnement sur le corps, parce qu’il ne s’agit pas de tuer mais aussi de détruire la femme qu’il y avait dans cet individu. Cette dimension pénible, parce que personne n’a envie de voir ces faits-là, révèle la dimension politique du féminicide.

Vous attendez-vous à ce que vos travaux fassent bouger les lignes ?

I. J. Quand on regarde les différents faisceaux qui ont détruit Laëtitia, il y a d’un côté le pouvoir, de l’autre la violence, tout ça dans une atmosphère de négligence généralisée.

La violence nue, sexuelle et physique, c’est celle de Tony Meilhon. Et pour moi, la pathologie masculine de Gilles Patron, le père d’accueil, c’est plutôt le pouvoir. C’est différent et pourtant, ça se termine aussi en violence sexuelle. J’aurais pu développer davantage dans mon livre l’attitude du conseil général en 2010. Les jumelles et leurs amies signalent des faits de violence sexuelle de la part du père d’accueil. Il y a cette scène terrible : l’assistante sociale reçoit les jumelles, elle leur demande explicitement si elles ont subi des attouchements ou des violences, et les sœurs qui ne sont pas ensemble au même moment répondent un petit « non ». En fait, c’est un grand « oui » sous un petit « non ».

En 2018, la famille s’était opposée à la mise en chantier de la série, qu’en est-il aujourd’hui ?

J.-X. L. Avec la famille, les relations ont démarré sur un énorme malentendu. Alors que je ne savais même pas s’il fallait faire cette série, on a envoyé quelqu’un pour faire des repérages à Nantes. C’est arrivé jusqu’à Jessica, qui appelé sa tante Delphine. Elles se sont dit que ce n’était pas possible de revivre la dépossession qu’elles avaient vécue pendant toute l’affaire. Il y a eu une pétition à l’initiative de la tante de Jessica et Laëtitia, et avec raison, je comprends leur émotion.

On a fait le travail qu’on devait faire, un peu tard, malheureusement. On a d’abord rencontré Jessica, c’était la chose essentielle. Je l’avais toujours dit à Ivan : je ne me lancerais pas dans cette entreprise sans son accord. Ce n’était pas l’enthousiasme, il ne peut pas y en avoir, mais il devait y avoir une compréhension de ce que nous voulions faire.

Rien ne m’insupporte plus qu’on assimile Laëtitia et Jessica à des victimes. Evidemment, elles ont été victimes, mais ce sont surtout des jeunes femmes qui ont montré un courage exceptionnel. Au final, si Laëtitia est tuée par Tony Meilhon, c’est parce que, quand il la raccompagne à son scooter à l’hôtel de Nantes, au lieu de filer en courbant le dos, elle lui dit : « Tu n’as pas le droit de faire ce que tu as fait ». Si la mort de Laëtitia a un sens, c’est dans le souvenir de cet acte de résistance et d’héroïsme.

I. J. C’est parce qu’elle se libère qu’elle va être mise à mort. Parce qu’elle est dans une démarche de libération, de disposer de son corps, de porter plainte, elle est martyrisée. C’est pour ça que les féminicides sont éminemment politiques, ils visent à punir une prise de liberté. Les premiers crimes sexuels, Jack l’Eventreur, ceux qu’on appelle aujourd’hui les « serial killers », ça commence au moment où les femmes entament leur longue marche vers l’autonomie et la liberté, précisément à la fin du XIXe siècle.

On dit souvent que les hommes ne peuvent pas être féministes, mais des alliés du féminisme. Quel est votre positionnement en tant qu’hommes par rapport à une histoire de femmes profondément atteintes par la domination masculine ?

J.-X. L. C’est forcément le type de question qui déboule ; je la comprends. Il y a trois jours, j’étais à une réunion avec Netflix pour lequel je produis une série documentaire qui traite de l’histoire d’un jeune Noir arrêté dans les années 1990 pour avoir tué un flic blanc à Boston. On m’a posé la même question : vous n’êtes pas Noir, est-ce que vous vous sentez légitime pour parler de ce sujet-là ? Aux Etats-Unis, ça se pose de manière encore plus violente qu’ici.

En tant que créateur ou artiste, c’est une question qui me semble tellement absurde. D’ailleurs, je m’aperçois que j’écris plus facilement des rôles féminins que masculins. Après, comment on se positionne en tant qu’homme ? Sur le plateau, pendant le tournage, on était dans une sorte de parité. Pour un sujet comme ça, c’est hyperimportant d’avoir suffisamment de femmes autour du combo.

I. J. Je considère que mon livre et la série de Jean-Xavier de Lestrade sont des réflexions non pas sur les hommes mais sur le masculin. Le dire, c’est tout simplement rappeler la différence entre le sexe et le genre, un principe de base en sciences sociales depuis au moins cinquante ans. Ce n’est pas un procès à faire contre les hommes, c’est une réflexion sur les hommes dans la société, les hommes dans la cité, vis-à-vis de leurs propres masculinités.

Comme le dit la sociologue Raewyn Connell depuis maintenant vingt ans, c’est précisément parce qu’il y a des masculinités au pluriel qu’on peut réfléchir sur les rôles qui nous sont donnés et qu’on peut aussi récuser quand on est né avec un pénis.

Pour ce qui est des procès en appropriation culturelle, qui font des ravages aux Etats-Unis et qui arrivent en France, je pense que ce sont des machines de guerre contre la création libre mais aussi contre les sciences sociales.

La création, c’est évident : c’est précisément essayer d’être un autre, comme l’a dit très bien Jean-Xavier, dans ses identités, dans sa sexualité, dans son travail.

Quant aux sciences sociales, par nature, elles pensent l’autre. J’ai travaillé sur les femmes qui abandonnent, je ne suis pas une femme et je n’ai pas abandonné mon enfant. L’ensemble des sciences sociales, ça consiste à faire l’expérience de l’altérité et, possiblement, d’embrasser des causes qui ne sont pas les nôtres. En tant que juif, j’aimerais bien qu’il y ait davantage de goys qui se soucient de l’antisémitisme. Quant aux historiens, ça fait bien longtemps que des non-juifs travaillent sur la Shoah ou l’antisémitisme, et tant mieux.

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