Par Gilles Paris, Washington, correspondant
La nature de l’opération dans laquelle est mort le chef de l’organisation Etat islamique, menée en coopération sur le terrain avec les Kurdes, souligne les risques du retrait des forces spéciales américaines du nord de la Syrie.
Dans un geste presque enfantin, Donald Trump n’avait pu se contenir. « Quelque chose d’énorme vient tout juste de se produire ! », avait-il écrit sur son compte Twitter, samedi 26 octobre au soir.
Aussitôt, son service de presse avait promis « une importante annonce » pour le lendemain matin 9 heures à la Maison Blanche, tandis que l’identité de la personne tuée lors d’un raid américain en Syrie et suspectée d’être Abou Bakr Al-Baghdadi, chef et fondateur de l’organisation Etat islamique (EI), était en cours de confirmation par le Pentagone.
« Il est mort comme un chien, il est mort comme un lâche », a assuré dimanche Donald Trump, qui a suivi l’opération en direct par le biais de caméras embarquées par des forces spéciales. Le président des Etats-Unis a raconté dans le détail les derniers instants du chef djihadiste, décrivant un Baghdadi retranché dans un tunnel sans issues avec trois de ses enfants pris en otages, tués dans la détonation de la ceinture explosive qu’il portait.
Des chiens et un robot
« Il pleurait, pleurnichait, il n’est pas mort en héros », a poursuivi le président, qui avait auparavant rappelé longuement les horreurs et le niveau de violence inouï pratiqués par la nébuleuse terroriste. Des chiens et un robot, a-t-il précisé, ont été utilisés dans cette dernière phase. L’explosion a provoqué un effondrement partiel du tunnel selon lui.
DONALD TRUMP : « ON NE VA PAS LÀ EN FRAPPANT LA PORTE, “TOC TOC TOC, PUIS-JE ENTRER ?” »
Le président des Etats-Unis a indiqué s’être rendu dans la « Situation Room » de la Maison Blanche à 17 heures, samedi, pour assister à l’intégralité de l’opération, qu’il s’est fait un plaisir manifeste de narrer. Donald Trump a ainsi raconté le plastiquage de l’entrée du complexe où Abou Bakr Al-Baghdadi s’était réfugié – « parce qu’on ne va pas là en frappant à la porte, “toc toc toc, puis-je entrer ?” » Le président a remercié la Russie, l’Irak, la Syrie, la Turquie et ses alliés kurdes pour l’aide fournie, les deux premiers pour avoir permis sans encombres l’acheminement des forces spéciales américaines par les airs.
Cette annonce est une excellente nouvelle pour le président des Etats-Unis, en peine de succès en dehors des frontières américaines et fragilisé par une mise en accusation par la Chambre des représentants. Donald Trump est en effet accusé d’avoir usé de son pouvoir, en gelant une aide américaine à l’Ukraine, pour obtenir de Kiev des enquêtes visant ses adversaires politiques.
La mort d’Abou Bakr Al-Baghdadi lui permet, espère-t-il, de conforter sa stature présidentielle en obtenant un résultat similaire à l’élimination du fondateur d’Al-Qaida, Oussama Ben Laden, sous le mandat de Barack Obama, en 2011, même si Abou Bakr Al-Baghadadi n’a jamais représenté pour l’opinion américaine l’équivalent du responsable des attentats du 11-Septembre. En répondant aux questions, dimanche, Donald Trump a pourtant tenté de relativiser l’importance du premier en assurant que « personne n’avait entendu parler de lui » avant ces attentats. Il a ravivé une vieille controverse en assurant qu’il avait plaidé avant tout le monde pour son élimination.
Point final
Donald Trump peut désormais assurer que le résultat du raid de samedi met un point final à la destruction de l’EI engagée par son prédécesseur, Barack Obama, à partir d’août 2014 mais dont il revendique l’exclusive paternité.
Après les chutes successives des symboles du califat proclamé par Abou Bakr Al-Baghdadi que furent les villes irakienne et syrienne de Mossoul et de Rakka, cette destruction s’est achevée territorialement en avril avec la prise de son dernier réduit, la localité de Baghouz, près de la frontière avec l’Irak.
L’argument d’une mission désormais accomplie a été avancé avant même la mort du fondateur du califat pour justifier, le 7 octobre, le retrait des forces spéciales américaines qui avaient été déployées pour encadrer les alliés kurdes, en première ligne dans le combat contre l’EI. Donald Trump n’a pas été avare en rodomontades, assurant ainsi le 16 octobre : « J’ai capturé l’EI. [L’ancien secrétaire à la défense James] Mattis a dit que cela prendrait deux ans. Je les ai capturés en un mois. »
La nature de l’opération américaine pourrait cependant souligner les risques de ce retrait, notamment l’importance de la coopération sur le terrain avec des éléments kurdes. Donald Trump a d’ailleurs semblé faire partiellement machine arrière en décidant de maintenir des forces américaines pour tenir les puits de pétrole présents dans le nord-est de la Syrie. Il a justifié cette décision en expliquant qu’il souhaitait priver l’EI de moyens financiers.
Prudence
Un rapport de l’inspecteur général du Pentagone sur la lutte contre l’EI a en effet souligné, en août, que, selon lui, l’organisation « se ressaisit » en Syrie, en dépit des communiqués de victoire du président. « Malgré la perte de son » califat territorial « l’EI en Irak et en Syrie a renforcé ses capacités d’insurrection en Irak et a repris des forces en Syrie », a-t-il averti.
Le rapport notait, deux mois avant le retrait d’octobre, que la diminution déjà engagée du nombre de forces spéciales avait eu un impact en rendant plus difficile la tâche de conseiller les alliés locaux sur le terrain et en privant les Etats-Unis de la possibilité de surveiller des zones considérées comme de potentielles sources de recrutement permettant au groupe de reconstituer ses effectifs.
Un précédent incite également à la prudence. Les premiers succès de l’EI, à la fin 2013, avaient été traités par le mépris par l’administration de Barack Obama. Dans une formule malheureuse qui n’avait cessé par la suite de le poursuivre, le président démocrate avait qualifié le nouveau groupe d’« équipe B » par rapport à Al-Qaida au détour d’un portrait publié par le New Yorker paru en février. Quatre mois plus tard, les miliciens d’Abou Bakr Al-Baghdadi prenaient Mossoul et menaçaient brièvement les abords de Bagdad, permettant à leur chef de proclamer le califat.
La photo du locataire de la Maison-Blanche qui regarde l’opération conduite en Syrie par les forces spéciales américaines a été publiée sur Twitter. C’est lors de cette mission que le chef de Daech, Abou Bakr al-Baghdadi, s’est tué, comme l’a annoncé Donald Trump plus tôt dans la journée.
Le directeur des réseaux sociaux de la Maison-Blanche, Dan Scavino, a diffusé sur Twitter le cliché de Donald Trump qui surveille l’opération américaine dans le gouvernorat d’Idlib, en Syrie, au cours de laquelle Abou Bakr al-Baghdadi a été éliminé.
La photo a été prise dans la «situation room».
Sont également présents le vice-Président Mike Pence, le conseiller à la sécurité nationale Robert O'Brien, le secrétaire à la Défense Mark Esper, le général Mark Milley, chef d'état-major des armées, et le général de brigade Marcus Evans, directeur adjoint aux opérations spéciales et à l'antiterrorisme.
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Mort de Baghdadi : l’EI a toujours su par le passé survivre à la disparition de ses dirigeants
Par Allan Kaval
Après la mort du « calife » autoproclamé samedi, le groupe djihadiste va devoir trouver une personnalité susceptible de maintenir sa cohésion sans sombrer dans des luttes de succession.
Le soulagement, mais nul triomphalisme en Syrie et en Irak, où la mort du chef de l’organisation Etat islamique (EI) a été accueillie avec prudence alors que les cellules clandestines du groupe djihadiste sont toujours actives et que le chaos provoqué par le retrait des forces américaines du nord-est syrien et par l’offensive militaire turque fait craindre une remontée en puissance de l’EI.
Si la mort de son chef laisse une organisation qui n’est plus que l’ombre de ce qu’elle a été les années précédentes, l’EI n’a jamais disparu depuis la perte de son territoire. Le groupe a toujours su par le passé anticiper et survivre à la disparition de ses dirigeants en attendant des jours meilleurs. Depuis le Jordanien Abou Moussab Al-Zarkaoui, tué en 2006, à Abou Omar Al-Baghdadi, mort en 2010, puis Abou Bakr Al-Baghdadi, tué samedi.
La veille de la mort du « calife » autoproclamé, un responsable des forces antiterroristes kurdes de Syrie affirmait que quel que soit l’état de décrépitude des capacités opérationnelles de l’EI, l’intervention turque en Syrie représentait pour les djihadistes une opportunité majeure.
« Nous contrôlions les anciennes régions de Daesh [acronyme arabe de l’EI] avec l’appui de la coalition. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus chaotique avec les affrontements au nord, l’arrivée des forces du régime, notre attention qui est détournée de la lutte contre les terroristes… Ils peuvent se réorganiser et c’est une mauvaise nouvelle pour Paris, Londres, Berlin, pour le monde entier. On nous a mis dans la position de devoir combattre sur deux fronts à la fois. »
Luttes de succession
D’après un autre responsable sécuritaire rencontré quelques jours après le début de l’intervention turque, des premiers mouvements de regroupements de cellules dormantes de l’EI avaient déjà été enregistrés dans des régions périphériques afin de mener des attentats et des attaques ciblées contre les Forces démocratiques syriennes (FDS), l’alliance à dominante kurde qui contrôle de larges parts du nord-est syrien.
Côté irakien, c’est la déstabilisation de l’est de la Syrie avec, à la clé, l’ouverture du gigantesque camp de réfugiés et de détenus d’Al-Hol, où sont gardés des milliers de prisonniers et de membres de familles de l’EI, ainsi que des mouvements de populations marquées par un degré important d’affiliation à l’EI qui font craindre le pire.
« La question n’est pas de savoir si un nouveau conflit contre Daesh va éclater mais quand… », prévenait à la mi-octobre le général peshmerga kurde irakien connu sous le nom de guerre de Cheikh Ali et chargé de la frontière du Kurdistan autonome avec la Syrie : « Nous avons commencé à nous coordonner avec le gouvernement central qui a déployé de son côté des forces armées afin de bloquer la frontière. Ils sont très inquiets car ils savent qu’ils n’ont aucun moyen d’exercer un contrôle total au milieu du désert et que Daesh a toujours des partisans dans l’ouest de l’Irak. »
Reste pour le groupe djihadiste à trouver une personnalité susceptible de maintenir sa cohésion et de fédérer les différentes filiales nées de l’expansion de l’EI ces dernières années sans sombrer dans des luttes de succession. Il est d’ailleurs probable qu’Abou Bakr Al-Baghdadi a désigné un successeur depuis un certain temps.
Outre la région irako-syrienne qui l’a vu naître, l’organisation reste active au Yémen, aux Philippines, en Asie, et surtout en Afrique, où de la Somalie au Nigéria, l’EI continue d’étendre ses ramifications.