THE SUNDAY TIMES (LONDRES)
Passer sous une échelle porterait malheur, croiser un chat noir ou, comme en Grande-Bretagne, une pie serait de mauvais augure. Les superstitions sont irrationnelles, mais ne sont-elles pas aussi une façon d’introduire de l’ordre dans un monde imprévisible, se demande Stig Abell, auteur des billets philosophiques du Sunday Times.
Un homme dans la fleur de l’âge court comme un dératé dans un parc, le visage de plus en plus rouge, fouillant les buissons du regard. Subitement, il s’immobilise, fait un petit bond léger et repart en courant vers ses pénates. Votre héros (moi, donc) a aperçu une deuxième pie et, ce faisant, il a conjuré le mauvais sort : il peut reprendre le cours de sa vie. C’est qu’en Grande-Bretagne la vue d’une pie, une seule, est un mauvais présage.
Je l’avoue, je suis un chouïa superstitieux. Et c’est étrange, car s’il est une chose que je chéris, c’est bien la raison, cette volonté d’appréhender le monde tel qu’il se présente. Les Romains faisaient la distinction entre religio, la foi raisonnable, et superstitio, la “peur excessive des dieux”, selon Cicéron. Quant à moi, je rejette les deux : je ne crois pas à l’intervention du Tout-Puissant et je suis profondément convaincu que la présence de deux oiseaux n’a aucune conséquence sur mon existence.
Pourtant, c’est volontairement que j’ai couru jusqu’à temps que je voie une deuxième pie. C’est, je crois, mon besoin d’ordre qui s’exprimait. La superstition n’est pas sans lien avec mon intranquillité psychologique, version allégée des troubles obsessionnels compulsifs chez moi. Plus jeune, je ne pouvais pas me coucher sans avoir appuyé sur l’interrupteur de la lampe un certain nombre de fois. Mon quotidien est jalonné de routines destinées à me rassurer, et j’imagine qu’il est naturel (aussi ridicule que ça puisse sembler) de chercher, dans l’environnement naturel, quelque chose qui ressemble à ces routines.
Oiseau de malheur
Comme l’illustre le folklore autour de la pie, nous appartenons à une espèce superstitieuse. Autrefois, l’Église voyait en elle un oiseau de malheur au motif qu’avec son plumage, pas totalement noir, elle n’avait pas pris le grand deuil de la crucifixion du Christ. Selon une autre légende, le corvidé aurait refusé d’entrer dans l’Arche de Noé, préférant rester dehors à jacasser maladivement. Et on peut lire qu’en France on pensait que les bonnes sœurs dépravées se réincarnaient en pie.
Religion et superstition se superposent souvent. Passer sous une échelle porte malheur dans deux traditions distinctes : pour les Égyptiens, le triangle étant une forme sacrée, il est sacrilège de traverser celui que dessine l’échelle posée contre un mur ; pour les chrétiens, c’est en raison de l’échelle qui servit à descendre Jésus de la croix. Sans parler du risque d’être assommé par un objet lourd qui tomberait de là-haut.
Tout cela ne fournit pas d’arguments très solides pour justifier mon propre comportement, je m’en rends compte. La superstition, disait Aldous Huxley, est “le prix que l’homme doit payer pour être intelligent mais pas encore tout à fait assez”. La superstition est un rappel à notre incertitude : ne pouvant maîtriser notre existence, nous devons faire nos offrandes au “dieu des lacunes” [celui qui explique ce à quoi la science ne répond pas], autrement dit à toutes ces forces sur lesquelles nous n’avons pas de prise directe.
La peur des mauvais présages
J’ai une tendresse particulièrement pour les superstitions dans le sport. Avant un match, le tennisman Goran Ivanisevic répétait exactement tous les gestes qu’il avait accomplis avant sa dernière rencontre victorieuse : porter les mêmes vêtements, manger la même chose, parler aux mêmes personnes. Le joueur de base-ball Kevin Rhomberg, lui, refusait de tourner à droite sur un terrain et veillait à toucher à son tour quiconque était entré en contact avec lui.
Nous avons tous un “biais d’attribution négative” : quand des événements négatifs surviennent, nous tendons à surestimer le rôle des facteurs externes. D’où notre peur des mauvais présages, d’où mon soulagement quand apparaît la deuxième pie. C’est absurde, mais peut-être cela fait-il partie de l’absurdité fondamentale de l’existence.
Stig Abell