Par Éric Béziat, Philippe Jacqué - Le Monde
L’arrestation du créateur de l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi plonge le groupe dans une zone de turbulences.
Ce n’est rien de moins qu’un « tremblement de terre », pour nombre d’observateurs et d’acteurs de l’industrie automobile. Carlos Ghosn, PDG de Renault et président non exécutif de Nissan et Mitsubishi, a été arrêté, lundi 19 novembre, par la justice japonaise en raison de soupçons de malversations. Le parquet de Tokyo a confirmé mardi qu’il a été placé en garde à vue pour des soupçons de dissimulation de revenus. Nissan a annoncé la tenue d’un conseil d’administration dès jeudi pour démettre M. Ghosn de ses fonctions. Dans la foulée, Mitsubishi Motors a fait état d’une décision similaire, sans préciser de date pour la tenue du conseil.
Passage en revue des principales interrogations que soulèvent l’arrestation et l’éviction du tout-puissant patron.
L’alliance Renault-Nissan-Mitsubishi peut-elle résister au départ de son fondateur ?
C’est la grande inconnue de l’éviction de Carlos Ghosn, véritable clé de voûte de cette alliance industrielle atypique puisque l’homme est encore président non exécutif de Nissan et de Mitsubishi, PDG du groupe Renault et président de Renault-Nissan BV, la coentreprise de droit néerlandais en charge notamment des achats communs. L’actuel directeur général de Nissan, Hiroto Saikawa, a annoncé qu’il proposerait jeudi au conseil d’administration du constructeur japonais la mise à l’écart de son président. Mitsubishi a également annoncé lundi vouloir démettre M. Ghosn de la présidence du conseil d’administration.
En France, c’est la sidération qui prédomine tant chez les administrateurs que chez les syndicats et les personnels. Le syndicat CFE-CGC du groupe Renault s’est ainsi dit « inquiet » pour l’avenir du constructeur automobile après l’arrestation au Japon de son patron. La CFE-CGC « demande officiellement que toutes les mesures soient prises au sein du groupe pour préserver les intérêts du groupe Renault et de l’alliance », a ainsi déclaré Bruno Azière, délégué de ce syndicat de l’encadrement.
Mariette Rih, déléguée syndicale centrale de FO au sein du groupe au losange, parle d’un « traumatisme » pour l’entreprise et souhaite que tout soit mis en œuvre pour minimiser l’impact sur Renault et sur les projets communs issus de l’alliance industrielle entre Français et Japonais. Pour ne parler que de la France, la Nissan Micra est depuis 2016 fabriquée à l’usine Renault de Flins (Yvelines) et des projets de production de véhicules utilitaires sur les sites Renault de Sandouville (Seine-Maritime) et Maubeuge (Nord) ont été lancés il y a quelques jours. « C’est un modèle de développement industriel que nous ne souhaitons pas voir menacé », conclut Mme Rih.
Selon Hiroto Saikawa, il n’y a pas de risque. « L’alliance entre les trois entités ne sera pas affectée par cet événement », a-t-il promis dans sa conférence de presse au siège du groupe à Yokohama, en banlieue de Tokyo, même si l’impact sur Renault sera, lui, « significatif ». Un bon connaisseur du groupe pense, lui :
« Ni Renault, ni Nissan, ni Mitsubishi n’ont intérêt à interrompre cette alliance. Il y a beaucoup trop à perdre. En revanche, il peut y avoir la tentation d’un rééquilibrage au profit de Nissan et au détriment de Renault. »
Alors que Renault détient 43 % de Nissan, ce dernier ne détient que 15 %, sans droit de vote, du français. Un vrai traumatisme pour le constructeur japonais, qui est pourtant plus puissant. En 2017, son chiffre d’affaires était de 92 milliards d’euros, près de 33 milliards d’euros de plus que Renault...
L’an dernier, les trois constructeurs ont dégagé 5,7 milliards d’euros d’économies liées aux synergies industrielles, une somme assez importante pour réduire de manière très importante leurs coûts et rester compétitifs. D’ici 2022, M. Ghosn avait fixé un objectif de 10 milliards d’euros de synergies, en particulier grâce aux effets concrets de l’intégration de Mitsubishi. Ensemble, les trois constructeurs revendiquent le rang de premier constructeur mondial, avec 10,6 millions de véhicules vendus l’an dernier, juste devant le groupe Volkswagen.
Qui est Hiroto Saikawa, le nouvel homme fort du constructeur nippon qui cherche à pousser Carlos Ghosn hors du groupe ?
Il n’y est pas allé de main morte. Hiroto Saikawa, 65 ans, directeur général de Nissan depuis le 1er avril 2017, a décidé de pousser Carlos Ghosn, président non exécutif du constructeur, dehors… M. Saikawa a eu des mots très durs contre l’ex-PDG :
« C’est un problème que tant d’autorité ait été accordée à une seule personne (…) Je dois dire que c’est un côté obscur de l’ère Ghosn. »
Des malversations financières expliquent ce renvoi prévu jeudi 22 novembre, lors d’un conseil d’administration du constructeur nippon. « Si les faits sont avérés, cette mise à l’écart est logique, mais le coup paraît trop bien monté, relève un observateur. Vu le déroulement des faits, la direction Nissan semblait bien au courant et disposait d’un communiqué déjà prêt. »
Chez Nissan depuis 1977, Hiroto Saikawa a monté tous les échelons de la société jusqu’à prendre la succession de Carlos Ghosn, son mentor, au poste exécutif du groupe japonais. Après son coup de force, M. Saikawa a justifié cette mise à l’écart. « Le long règne de Carlos Ghosn a affecté les activités de Nissan », a-t-il ainsi déclaré. Après dix-neuf ans d’un pouvoir sans partage, Hiroto Saikawa a tué le père.
Est-ce l’heure de Thierry Bolloré pour succéder à Carlos Ghosn à la direction de Renault ?
C’est peut-être enfin son moment. Thierry Bolloré, promu en février 2018 directeur général adjoint, peut être rapidement promu au poste de directeur général de plein exercice en lieu et place de Carlos Ghosn. Pour le moment, ce dernier, reconduit PDG de Renault depuis 2006, a refusé ce titre à tous ses DG adjoints, de Patrick Pélata à Carlos Tavares. « Pour l’instant, il n’a aucun intérêt à s’agiter. Il attend tout simplement son heure. Aujourd’hui, il tient tous les leviers de l’entreprise », pense un ancien de la maison.
Cet ancien de Michelin, comme Carlos Ghosn, connaît le groupe comme sa poche. Recruté en 2012 pour s’occuper des approvisionnements, il est rapidement devenu directeur délégué à la compétitivité, poste qu’il a conservé jusqu’en début d’année avant sa promotion. Les mésaventures japonaises de son patron lui ouvrent de nouvelles perspectives. En revanche, pas sûr qu’il puisse revendiquer le poste de PDG, l’Etat, qui détient 15 % de Renault, étant désormais un adepte d’une gouvernance dissociée président et directeur général.
Que peut faire l’Etat actionnaire ?
Au sommet de la République française, c’est le branle-bas de combat. Le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, a affirmé aussitôt la nouvelle apprise alors qu’il était à Bruxelles, que « la première préoccupation » de la France après l’arrestation de Carlos Ghosn à Tokyo était « la stabilité » de Renault et « la consolidation de l’alliance » entre le constructeur automobile français Renault et son partenaire Nissan.
M. Le Maire a déjà pris contact avec Luc Chatel, président de la filière automobile française, ainsi qu’avec Philippe Lagayette, administrateur référent de Renault. Le conseil d’administration s’est fendu d’un court communiqué indiquant que « dans l’attente d’informations précises émanant de Carlos Ghosn (…) les administrateurs consultés expriment leur attachement à la défense de l’intérêt du groupe Renault dans l’Alliance. » Le conseil d’administration est censé se réunir « au plus vite », conclut le communiqué.
A Bercy, on se dit abasourdi par un coup que « personne n’avait vu venir, conséquence d’une dénonciation interne ». Bruno Le Maire rencontrera mardi les principaux administrateurs de Renault avec Martin Vial, membre du conseil de Renault, qui préside l’Agence des participations de l’Etat. Vendredi, M. Vial a rappelé devant la presse la volonté des pouvoirs publics de renforcer l’intégration de Renault et Nissan tout en préservant l’ancrage français de l’ex-régie – ce qui inclut le siège et les centres de R&D – dans l’Hexagone.