Chronique - Les couleurs du sexe : le rose au risque de l’overdose
Par Maïa Mazaurette
Cet été, la chroniqueuse et illustratrice de « La Matinale » Maïa Mazaurette sort son nuancier pour raconter la sexualité et prodiguer ses conseils. Aujourd’hui, le rose, ou plutôt LES roses.
LE SEXE SELON MAïA
Téléphone rose, littérature à l’eau de rose : et si la vraie couleur du sexe oscillait entre celle des cochons, des fuchsias et de la poudre ? L’association chromatique paraît imparable : historiquement, dans une Europe blanche, le rose a longtemps été la couleur de la nudité. Et encore aujourd’hui, la teinte – pétante ou pastel – domine les recherches liées à l’univers de la sexualité : sextoys, sexshops, guides de séduction…
Au premier regard, l’explication est toute trouvée : le rose serait la couleur préférée des femmes, les femmes sont « le sexe », donc le sexe est rose. Pesé, emballé, adjugé. Evidemment, c’est plus compliqué que ça : le rose est une couleur de petites filles. Parfois tout juste venues au monde (le rose bébé). Parfois sexualisées (le rose Barbie).
Ce soupçon d’immaturité devrait disqualifier le rose comme étendard du sexe, et pourtant ! Quand il s’agit de vendre des jouets sexuels, le rose décomplexe (« ce n’est qu’une vaginette, tout ira bien ») – notamment quand on l’associe à la romance (« ceci n’est pas un plug anal, c’est de l’amour »).
A condition bien sûr d’ignorer les signaux contraires, puisque le rose est simultanément considéré comme mièvre, moche, de mauvais goût, associé au papier toilette, aux vieux chewing-gums… n’en jetez plus.
A chaque étape du commerce du sexe
En 2015, l’institut de sondage Yougov révélait ainsi que si le rose est mal aimé, il l’est de manière fortement genrée : 26 % des hommes le placent en queue de classement, contre 12 % des femmes. A l’inverse, 10 % des femmes mettent le rose en tête de leurs préférences (couleur préférée, vous pensiez ?), contre… 0 % des hommes. Pour rappel, les humains préfèrent uniformément le bleu – préférence encore plus marquée chez les mâles.
Revenons donc à nos sextoys. En mai 2018, la journaliste Claire Lampen signait sur le site américain Gizmodo un article consacré à la manière dont les concepteurs de sextoys choisissent leurs couleurs : il apparaît que le rose émerge dans les années 1980, à la fois pour sa proximité avec certaines carnations et pour toucher un public féminin. Mais c’est aussi une question commerciale : « presque uniformément, les porte-parole des marques de sextoys à qui j’ai pu parler ont déclaré que le violet et le rose, et dans une moindre mesure le noir et le bleu, dominent les ventes nord-américaines, alors que le rouge est boudé par le public, sauf quand il tend vers le brun ou le framboise ».
Plus le rose se vend, plus il imbibe la chaîne de production. Et plus on le retrouve à chaque étape du commerce du sexe : le clitoris décrit comme un « bouton de rose », le genre « pink film » au Japon (du porno à petit budget), la Pink TV LGBT en France, la Pink TV pornographique aux Etats-Unis.
Alors, tout est dit ? Pas si vite. Tout d’abord, le rose devient une couleur « de femme » très tardivement : au départ, le rouge et ses déclinaisons appartiennent au monde guerrier des hommes, tandis que les femmes sont associées au bleu de la Vierge Marie (qui porte cette couleur depuis le XIIe siècle).
« Pinkwashing »
Cette symbolique commence à s’inverser à partir du XVIIIe siècle : en 1774, Les Souffrances du Jeune Werther de Goethe popularisent l’habit bleu chez les hommes, tandis que les romantiques font du bleu la couleur de la mélancolie, du rêve… et de l’amour (êtes-vous fleur bleue ?). C’est à cette époque qu’il intègre le club des couleurs les plus populaires. En 1792, le bleu devient la couleur des soldats. Il se faufile alors dans une gamme considérée comme froide : le bleu de travail, le jean, l’uniforme.
Il faut attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour donner des couleurs aux bébés selon leur genre, avec une accélération datant des années 1980. Cette différenciation des jouets et des vêtements n’est pas fondée sur les préférences des enfants mais sur une manœuvre commerciale : au lieu de faire passer les manteaux, vélos ou cartables au sein d’une même fratrie, les parents sont obligés de racheter des objets qu’ils ont déjà.
C’est également ce passage d’une symbolique adulte à une symbolique enfantine qui fait basculer le rouge vers le rose : s’il paraît approprié, jusqu’aux décennies 1960-1980, de « délaver » le duo rouge/bleu pour l’adapter aux plus jeunes, on prête ensuite à ces derniers une préférence pour les couleurs franches. De fait, le rose contemporain se décline aussi bien en fuchsia qu’en layette.
Cependant, on aurait tort de limiter cette conversation aux cours de récré : si le rose incarne le sexuel, c’est aussi pour des raisons politiques. Sous l’Allemagne nazie, les homosexuels étaient identifiés par un triangle rose. C’est cette référence historique qui nous fait aujourd’hui parler de « pinkwashing » quand une marque emploie un vernis LGBT pour toucher cette clientèle (et dans une moindre mesure, quand une marque se met à coller des rubans roses sur tout et n’importe quoi, sous prétexte de lutter contre le cancer du sein).
« Millennial pink »
On parle de « taxe rose » quand un même produit est vendu plus cher quand il est destiné aux femmes, et de « purplewashing » quand le marketing utilise un imaginaire pseudo-féministe pour vendre, mettons, des t-shirts « Girl Power » à 300 euros.
Pourquoi purple (violet) ? Parce que dès le début du XXe siècle, cette couleur devient celle des suffragettes – et qu’elle est encore arborée, aujourd’hui, par les féministes. Plus le rose se rapproche du violet, plus il devient dangereux : couleur de magie et de mystère, de sorcellerie et de vanité, d’ambiguïté et d’extravagance.
Il reste un dernier rose, qu’on aurait tort d’oublier : le « millennial pink » (ainsi qualifié car il recouvre une teinte hyper-photogénique). Rien à voir avec le sexe ? Pas si sûr. Les millennials sont plus féministes et moins attachés à l’hétérosexualité que leurs aînés de la génération X (ne parlons même pas des boomers). Plus on est jeune, plus on aime le rose : sur Instagram comme dans sa vie militante… et comme dans sa vie sexuelle.