Coronavirus : en Europe, les applis de traçage divisent les Etats et ne convainquent pas les habitants
Par Martin Untersinger pour Le Monde
Si la plupart des pays ont opté pour une technologie Bluetooth, le clivage concernant le choix de l’architecture globale – centralisée ou pas – fait craindre une incompatibilité entre les différentes applications.
Utiliser une application mobile pour enrayer un virus : l’idée n’existait pas il y a quelques mois à peine mais elle a fait, à la faveur de la pandémie de Covid-19, le tour de l’Europe. Aujourd’hui, rares sont les pays du continent qui n’ont pas étudié la possibilité de lancer une application de « suivi de contact » capable d’alerter les personnes côtoyées par les malades, en soutien aux équipes sanitaires censées casser les chaînes de contamination.
Une poignée de pays sont allés vite. C’est le cas de l’Autriche. Dès le 25 mars, la Corona-app développée par Croix-Rouge locale a permis d’enregistrer les contacts rapprochés par Bluetooth et de prévenir les utilisateurs en cas de dépistage positif de l’un d’eux. En Islande, Rakning C-19 enregistre régulièrement les déplacements des utilisateurs grâce au GPS. Si l’un d’entre eux est testé positif, il peut choisir de partager ses données avec les autorités sanitaires de l’île.
Les Norvégiens peuvent eux télécharger l’application Smittestopp. Sur la base du volontariat, elle utilise le GPS pour suivre les déplacements des utilisateurs et le Bluetooth afin d’identifier les personnes côtoyées de près. Si l’une d’elles est testée positive au Covid-19, l’utilisateur reçoit un SMS. Pour le moment, cette fonction n’est testée dans trois communes, avant un élargissement prévu à tout le pays.
La République tchèque a, elle, lancé début avril un vaste programme de pistage. Outre une application de traçage des contacts par le Bluetooth, eRouska, les autorités en ont lancé une autre, qui permet la géolocalisation via le populaire service local de cartographie Mapy.cz. Celle-ci permet d’établir des zones à risque de contamination mais aussi aux épidémiologistes d’aider les malades, via leurs historiques bancaire et téléphonique, à se remémorer avec qui ils ont pu être en contact.
Un modèle européen a émergé
Dans les quelques applications lancées et celles encore en développement, et à de rares exceptions, un modèle européen a émergé : celui d’une application n’utilisant pas de géolocalisation, mais les ondes radio Bluetooth pour détecter les téléphones se trouvant à proximité. Ce dispositif a le mérite d’être moins intrusif et donc compatible avec l’exigeant droit européen des données personnelles. Toutes les applications actuellement envisagées, testées ou déployées en Europe sont, de surcroît et à ce stade, d’usage facultatif. Rares sont cependant les pays où l’éventualité d’un suivi de la population – fût-il « anonyme » et respectueux du droit – n’a pas fait tiquer les défenseurs des libertés publiques.
Certains pays ont tout simplement écarté l’hypothèse, au moins pour le moment. En Belgique, le débat a déjà été vif pour mettre en place le cadre légal au suivi de contact « manuel ». L’idée d’une application sur smartphone, présumée complémentaire, n’a pas été retenue à ce stade. La Suède, qui a refusé le confinement obligatoire, n’est pas davantage favorable à une application. En plus des questions liées à la légalité et au respect de la vie privée, Anders Tegnell, l’épidémiologiste en chef, estime que le traçage demande trop de ressources et exige une politique de dépistage massif, que la Suède n’a pas mise en place. Aux Pays-Bas, une certaine confusion règne après une première sélection, très contestée, de certains systèmes. L’autorité de contrôle a émis des réserves, le Parlement s’inquiète et des ingénieurs estiment qu’un système performant et non intrusif ne sera pas effectif avant des mois.
En Autriche, depuis qu’un usage obligatoire a été écarté, les débats se sont apaisés, d’autant que l’application a été reconnue plutôt respectueuse des données personnelles par les organisations non gouvernementales spécialistes de la question. En République tchèque, malgré un niveau d’accès aux données extrêmement intrusif, le paysage politique local soutient le projet.
Discussions agitées
Ailleurs en Europe, les discussions ont été parfois agitées. Des dizaines de chercheurs européens, spécialistes de sécurité informatique ou de cryptographie, ont mis en garde, par le biais de plusieurs pétitions, contre les dangers de ce type d’application. En Norvège, des journalistes de la chaîne de télévision NRK ont ainsi montré qu’il était facile de détourner les SMS envoyés par l’application pour tromper les utilisateurs. Par ailleurs, des doutes continuent de peser sur la protection des données personnelles, rassemblées sur un même serveur, en Irlande.
Le gouvernement suisse, lui, aurait aimé déployer son application, fondée sur le Bluetooth, sans texte légal spécifique. Sous la pression du Conseil des Etats puis du Conseil national, il a fini par obtempérer. Le préposé fédéral à la protection des données et à la transparence, Adrian Lobsiger, a assuré qu’il examinerait cette application de près. En Italie aussi, les débats liés aux données personnelles, les réticences d’élus de tous bords mais aussi les difficultés techniques et logistiques, ont décalé le lancement de l’application, qui pourrait finalement avoir lieu à la fin du mois de mai.
L’application britannique, basée sur le Bluetooth et testée depuis peu sur l’île de Wight, au sud du pays, suscite aussi quelques inquiétudes. Harriet Harman, qui préside le comité parlementaire des droits humains, a considéré que « les ministres n’ont pas donné suffisamment de garanties de respect des données privées ». Le ministre de la santé Matt Hancock n’en a pas moins déclaré, le 12 mai, que les tests étaient concluants et que l’application serait disponible dans les prochains jours pour le pays entier.
Clivage autant technique que politique
Au-delà des débats sur le principe même de ces applications et des conditions de leur déploiement, un sujet de discorde a agité les pays européens sur le fonctionnement technique sous-jacent de ces applications, le long d’un clivage autant technique que politique.
Il y a ceux, d’un côté, qui privilégient une solution dite « centralisée ». C’est le cas de la France, du Royaume-Uni, et, initialement, de l’Allemagne et de l’Italie. Ce type d’application fait remonter les identifiants de toutes les personnes approchées par un malade dans un serveur central. Chaque application vérifie ensuite si son identifiant figure dans cette base. Ses adversaires craignent un Etat trop curieux quand ses soutiens affirment au contraire que cela permet de mieux protéger la vie privée. Car dans l’autre modèle, dit « décentralisé », ce sont les identifiants pseudonymes de toutes les personnes malades qui sont distribuées à chacun des téléphones participant au dispositif. Ces derniers vérifient s’ils ont détecté, par le passé, cet identifiant à proximité. Une méthode qui fait courir, affirment ses opposants, un danger immédiat d’identification des malades.
Le débat est technique, mais soulève des questions politiques liées au rapport à l’Etat. Et en Allemagne, le débat a été si électrique que le gouvernement a décidé de basculer vers un modèle « décentralisé ». S’agissant du calendrier, il refuse pour l’instant de se prononcer sur une date, mais, selon les spécialistes, la nouvelle application ne pourra pas voir le jour avant la mi-juin. D’autres pays ont fait le même choix que l’Allemagne, notamment la Suisse puis l’Italie. La Pologne pourrait leur emboîter le pas, tandis que l’Espagne hésite. Et en plus de la version « centralisée » développée depuis des semaines, le gouvernement britannique a reconnu travailler en parallèle sur une autre version, décentralisée. Le Parlement européen s’est lui aussi prononcé en faveur de ce type d’architecture, tout comme Margrethe Vestager, la vice-présidente de la Commission européenne.
Si une majorité de pays européens s’orientent vers le modèle décentralisé, cela doit beaucoup à Apple et Google. Les deux entreprises, qui se partagent le marché des téléphones portables et de leurs systèmes d’exploitation, ont annoncé mi-avril travailler à un dispositif de suivi de contact à l’intérieur même de leurs téléphones, que pourront utiliser les autorités sanitaires. Cela permettrait de lever les restrictions mises de longue date par ces fabricants autour du Bluetooth, prisé des pirates et gourmand en énergie. Les deux géants des technologies ont cependant fait le choix d’adopter un fonctionnement « décentralisé » : les pays adeptes de la solution dite « centralisée », dont la France, doivent donc choisir entre persister, au risque de développer une application dont le fonctionnement sera bridé, ou bien revenir sur leurs choix sanitaires.
Le sujet est d’autant plus central que ces deux modèles ne peuvent pas communiquer entre eux. Les frontaliers de pays n’ayant pas fait le même choix ne pourraient ainsi pas être avertis des contacts établis de l’autre côté de la frontière. Dès la mi-avril, l’Union européenne rappelait aux Etats-membres « la nécessité de l’interopérabilité », fonction de l’efficacité de ces outils. Jeudi 13 mai, la Commission européenne l’a encore martelé : « Les citoyens européens doivent pouvoir être alertés d’une possible infection d’une façon sécurisée et protégée, où qu’ils se trouvent dans l’Union européenne (UE), et quelle que soit l’application qu’ils utilisent », a réclamé l’exécutif européen.
Un autre défi sera l’adoption de ces applications. L’Islande mène le train, avec un téléchargement par environ des 40 % des Islandais. La propagation du Covid-19 y a été stoppée, mais il est difficile d’isoler le rôle joué par l’application. Sur l’île de Wight, une proportion semblable a installé l’application.
Ailleurs, en revanche, les chiffres sont moins reluisants : en un mois et demi, à peine 560 000 Autrichiens, sur une population de 8,8 millions, ont téléchargé la Corona-App, que plusieurs acteurs de terrain considèrent inutile. Malgré les appels du gouvernement tchèque à télécharger ses applications, à peine plus d’un million ont activé la fonction coronavirus de Mapy.cz et 200 000 ont téléchargé eRouska, sur une population de 10,5 millions d’habitants. En Norvège, seuls 17 % de la population alimentent l’application. « Nous avons besoin de plus d’utilisateurs », a plaidé, le 7 mai, l’Institut national de santé publique.