Par Anne-Françoise Hivert, Malmö (Suède), correspondante régionale, Blaise Gauquelin, Vienne, correspondant, Marie Charrel
Au sein des pays européens, les disparités entre les régions se creusent, alimentant les angoisses face à la disparition des emplois et la peur du déclassement
On raconte qu’au XIVe siècle, les habitants de Patalenitsa, au centre-ouest de la Bulgarie, enterrèrent leur église sous une colline afin de la protéger de l’envahisseur ottoman. Au fil des ans, ils oublièrent sa présence… Jusqu’à ce qu’un paysan la redécouvre par hasard, au XIXe siècle.
Aujourd’hui, la bâtisse médiévale, l’une des mieux conservée du pays, attire les touristes en été. Mais cela ne suffit pas à faire vivre le village. Près du café où quelques anciens discutent, une masure abandonnée est envahie par les ronces. Plus loin, le toit d’une autre s’est effondré. En face, une bâtisse délabrée n’a plus de fenêtre. Partout, des maisons abandonnées offrent leur triste façade à la rue. « Les jeunes partent à la ville ou à l’étranger, là où sont les emplois, et laissent leurs logements derrière », déplore Kalinka Stoyanova, une habitante. Depuis dix ans, la population de Patalenitsa a fondu de 1 600 à 1 000 âmes.
La Bulgarie est le pays le plus pauvre de l’Union européenne (UE). Selon les Nations unies, c’est aussi celui se dépeuplant le plus rapidement au monde, sous l’effet conjugué de l’émigration et de la faible natalité. Le pays compte aujourd’hui 7 millions d’habitants, soit 2 millions de moins qu’en 1989. « Ces départs aggravent encore le fossé entre les campagnes et les grandes villes, comme Varna et Sofia, qui continuent de croître et concentrent les emplois », s’inquiète Ruslan Stefanov, du Centre pour l’étude de la démocratie, à Sofia.
Si l’exemple bulgare est le plus extrême, pas un pays membre ou presque – le Luxembourg et les Pays-Bas sont moins concernés – n’échappe au phénomène. « Pendant soixante ans, l’UE a été une formidable machine à convergence, mais les divisions régionales au sein des pays se sont creusées », détaille la Banque mondiale, dans son dernier rapport sur l’Europe.
« Gilets jaunes » et divisions françaises
La richesse moyenne des Etats les plus pauvres rattrape peu à peu celle des plus riches, et c’est un succès pour l’UE. Mais localement, les disparités n’ont pas disparu. Et bien souvent, elles s’accroissent. En France, la crise des « gilets jaunes », parfois présentée trop schématiquement comme l’affrontement entre villes et périphéries, a mis cette problématique sous le feu des projecteurs.
Nombre d’indicateurs économiques d’emplois, de revenus ou de développement permettent de mesurer ces contrastes régionaux. Les plus éclairants sont peut-être ceux publiés fin février par Eurostat, détaillant le produit intérieur brut (PIB) par habitant. En 2017, celui de l’Italie équivalait à 96 % de celui de la moyenne européenne. Mais le niveau montait à 128 % dans la riche Lombardie, au nord, deux fois plus qu’en Calabre ou dans les Pouilles, au sud. En France, les écarts vont de 177 % en Île-de-France à 75 % en Picardie et 34 % à Mayotte. En Allemagne, ils vont de 202 % à Hambourg à 83 % en Mecklembourg-Poméranie-Occidentale.
Le fossé est plus impressionnant encore à l’est. La capitale slovaque Bratislava est ainsi l’une des quatre régions européennes ayant enregistré la plus forte croissance entre 2007 et 2016. Son PIB par habitant équivaut, aujourd’hui, à 179 % de la moyenne européenne, soit plus que celui de sa proche voisine, Vienne (151 %). Mais près de la frontière ukrainienne, où le niveau tombe à 54 %, certains villages offrent encore le visage de la misère.
Le sujet a d’ailleurs occupé les débats de l’élection présidentielle, dont le second tour s’est tenu le 30 mars. « Le boom du secteur automobile continue d’être concentré principalement dans les régions occidentales », regrette Ján Remeta, responsable des questions économiques pour les sociaux-libéraux du Progresivne Slovensko (PS). La candidate de son parti, la militante anticorruption Zuzana Caputova, a été élue avec 58 % des voix.
« Pour autant, il serait caricatural de résumer la problématique à une opposition binaire entre ville et campagne », prévient Eric Charmes, sociologue et urbaniste à l’Ecole nationale des travaux publics de l’Etat, auteur de La Revanche des villages (Ed. du Seuil, 112 pages, 11,80 euros). Les dynamiques à l’œuvre sont plus complexes. Notamment en France, où le fossé est plutôt entre les territoires éloignés de tout, et les zones concentrant les activités – y compris certaines communes périurbaines.
La Banque mondiale, elle, identifie deux types de régions particulièrement à la traîne. Les premières sont celles à très bas revenus à l’Est, notamment en Bulgarie, Roumanie, Hongrie et Pologne. Les secondes sont celles où la croissance est quasi nulle. La plupart sont situées en Italie, Grèce, Espagne et Portugal : entre 2005 et 2015, le PIB par habitant y a stagné, alors qu’il a progressé de 2,1 % par an en moyenne dans l’UE.
« Ces régions sont pénalisées par leur faible potentiel économique », explique la Banque mondiale. Elles affichent des institutions publiques de moindre qualité, une forte dépendance à l’agriculture, plus de travailleurs peu qualifiés et, bien souvent, un vieillissement démographique prononcé. Exemple : le sud de l’Italie, moins développé que le nord industriel, est miné par le travail au noir, et certaines villes souffrent d’une infiltration mafieuse freinant le développement économique. Ce qui encourage un peu plus encore les jeunes à faire leurs valises.
« L’INSTAURATION DU MARCHÉ COMMUN A ÉGALEMENT ENCOURAGÉ LA CONCENTRATION DES ACTIVITÉS DANS LES GRANDES AGGLOMÉRATIONS ET SUR LA DORSALE EUROPÉENNE »
En Italie comme ailleurs, les divisions régionales sont souvent l’héritage de l’histoire et de l’exode rural. Mais pas seulement. Elles sont aussi le fruit des politiques nationales d’aménagement du territoire et de compétitivité, plus ou moins efficaces selon les Etats. Dans certains, comme en Allemagne, elles ont contribué au maintien d’un tissu de PME industriel décentralisé.
« En permettant les économies d’échelle et supprimant les barrières commerciales, l’instauration du marché commun a également encouragé la concentration des activités dans les grandes agglomérations et sur la dorsale européenne, courant de la mer du Nord à la plaine du Pô », ajoute Laurent Chalard, docteur en géographie à Paris-IV-Sorbonne. Une tendance renforcée encore par l’introduction de l’euro.
S’ajoutent à cela les mutations structurelles de l’économie et de l’emploi. Ainsi, le développement des services favorise les créations de postes très qualifiés dans les grandes villes, en particulier les capitales. Ces prochaines années, 14 % des emplois pourraient être automatisés, au risque de creuser un peu plus encore les écarts entre régions, souligne l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) dans un récent rapport.
Celles affichant une population active moins éduquée sont particulièrement exposées : en Slovaquie occidentale, la proportion des emplois menacés frôle les 40 %, contre 4 % seulement autour d’Oslo, la capitale norvégienne. En France, les régions les plus susceptibles d’être affectées par la robotisation (dans l’ancienne nomenclature) sont la Champagne-Ardenne (18,5 %) et la Basse-Normandie (18,4 %).
Des administrations délocalisées
Si ces disparités sont en partie atténuées par les transferts sociaux, elles alimentent le sentiment de déclassement des Européens vivant dans les zones concernées.
« Ces frustrations favorisent le vote pour les mouvements nationalistes et populistes, commente Dominik Owczarek, de l’Institut des affaires publiques, à Varsovie. En Pologne, les soutiens aux conservateurs eurosceptiques de Droit et justice (PiS) sont plus forts dans les communes les moins favorisées. »
Pour inverser la tendance, certains Etats ont choisi de prendre le problème à bras-le-corps. Comme le Danemark où, là aussi, les disparités n’ont cessé de se creuser ces dernières décennies. En octobre 2015, à l’initiative des libéraux et des populistes du Parti du peuple danois (DF), 44 administrations ont été délocalisées entièrement ou en partie. D’autres mesures ont suivi début 2018. L’administration fiscale a été divisée en plusieurs unités, réparties sur tout le territoire. Les effectifs des garnisons, en province, ont été renforcés.
Résultat : depuis 2015, 4 800 postes de fonctionnaires d’Etat basés à Copenhague ont été transférés dans les régions danoises. Et ce n’est qu’un début, puisque 7 900 emplois, au total, sont concernés. 20 % des employés ont déménagé ou font l’aller-retour chaque semaine. Les autres ont démissionné. Leurs remplaçants ont été recrutés sur place.
Au départ, le coût du déménagement avait été estimé à 400 millions de couronnes (50 millions d’euros). Depuis, le budget a été largement dépassé. Mais cela n’a pas empêché les sociaux-démocrates, cette fois, de faire campagne pour la décentralisation d’un millier d’emplois supplémentaires, avant les législatives qui se tiendront d’ici à juin.
En France, le gouvernement d’Edouard Philippe travaille sur une piste similaire depuis l’été dernier. La réflexion est encore en cours, mais une dizaine de services de l’Etat, au moins, devraient être transférés d’ici deux ans vers les zones rurales.