LE PORTRAIT - Jacques Rocher, arbre généalogique
Par Gilles Renault - Libération
Fils du défunt magnat de la cosmétique, l’industriel milite pour la nature, à travers un festival photo qui entend exister cet été 2020.
La liaison tout juste établie, c’est le chant des oiseaux qui tient lieu de générique, telle une profession de foi. Extérieur jour. En arrière-plan, la pierre granitique, en partie gagnée par la végétation, du manoir du XVe siècle, depuis lequel le maître de céans donne audience sans apprêt. Assis devant une table en bois avec, posé dessus, un carnet sur lequel il prendra quelques notes, Jacques Rocher consent à se raconter, non sans avoir préalablement hésité. Une occurrence pas si fréquente, alors que ce ne sont pourtant pas les prétextes qui manquent : fils de (Yves Rocher, apôtre et tycoon de la cosmétique végétale), industriel vertueux (oxymore ?) féru d’environnement, maire réélu mi-mars, sans opposant («à vaincre sans peine…», dit-il en souriant lucidement) de La Gacilly, bourg du Morbihan à la rugosité coquette et berceau d’une saga patriarcale scellée par un chiffre d’affaires annuel supérieur à 2 milliards d’euros et une présence dans environ 115 pays, et père du festival photo précisément né au même endroit, à l’orée du XXIe siècle.
Mais le clan s’en est toujours tenu à une forme de réserve naturelle (une consœur parlera de «goût de la discrétion» hérité d’une «éducation catholique mâtinée de jansénisme») peu compatible avec les épanchements. Sauf à saisir le bon motif. Comme la perspective que ledit festival puisse exister cet été, devenant de la sorte une oasis dans l’océan d’annulations qui s’apprêtent à transformer la saison, d’ordinaire florissante, en reg culturel.
«La photographie a indéniablement un rôle à jouer dans un monde qui a aussi besoin de poésie», pose Jacques Rocher, regard azuréen derrière de fines lunettes, encore ému par le souvenir adolescent de virées matutinales pour contempler la saison des amours batraciennes dans les marais alentour. «Car les artistes restent des éclaireurs, capables de montrer la beauté comme la dureté», enchérit celui qui ne se revendique pas photographe lui-même mais apprécie Cartier-Bresson et l’école humaniste française. En 2004, il a lancé ce rendez-vous excentré, à la fois gratuit et ambitieux, localisé en plein air, dans l’espace public. De sorte que, chaque année, entre venelles, sentes, jardins et boqueteaux, afflue une cohorte d’amateurs plus ou moins éclairés, sensibles à une thématique qui, rétive à la mièvrerie possiblement contemplative, a su acquérir un crédit fondé.
Adoncques, voici que, focalisée sur l’Amérique latine, la 17e édition claironne vaille que vaille son intention de ressortir les cimaises. Avec juste un peu moins d’expositions («17 ou 18, au lieu des 25 prévues»), un démarrage différé de quelques semaines (prévue début juin, l’ouverture devrait se faire courant juillet) et, fatalement, une atmosphère différente de la flânerie bucolique qui d’ordinaire prévaut. «Nous sommes en train de plancher sur un circuit adapté aux directives, précise l’organisateur, en repensant le cheminement, l’espacement entre les accrochages, avec aussi une signalétique affinée et, bien sûr, l’accent mis sur la prévention, à défaut de placer un gendarme derrière chaque visiteur.»
Jusqu’à présent, La Gacilly a réussi à passer entre les gouttes de la pandémie planétaire. Aucune victime à déplorer, pas même parmi les quelque 156 pensionnaires du Laurier vert, la maison de retraite locale. Pour autant, l’élu reste sur le qui-vive, d’autant plus conscient de la sourde menace qu’il a lui même connu l’embuscade : «De retour d’un déplacement à New York, en février, j’ai été malade comme un chien et j’en suis sorti tout cabossé, sans être testé pour autant. En revanche, âgé de 3 mois, le plus jeune de mes deux petits-enfants, lui, a officiellement contracté le virus et il a dû rester une semaine en observation au CHU de Rennes.» Ainsi, Jacques Rocher qualifie-t-il en connaissance de cause l’époque d’«anxiogène, tant sur le plan sanitaire qu’économique». Sans pour autant prononcer une philippique contre un gouvernement auquel il reproche juste du bout des lèvres d’avoir sans doute «manqué de vigilance et d’anticipation», mais même pas d’avoir décidé de maintenir à tout prix le premier tour des municipales, laissant les bonnes volontés se dépatouiller in situ avec «une gestion opérationnelle extrêmement compliquée».
Maire pendant près d’un demi-siècle du village où il bâtit sa légende (dans un grenier), puis son empire (dans les usines qui continuent de faire vivre le territoire), Rocher père portait un brassard «divers droite». Admiratif de ce que le coryphée a «réussi à construire à force d’atypisme tenace», le benjamin de ses trois fils, qui lui a succédé en 2008, préfère pour sa part rouler «sans étiquette», assurant, ès qualités de chef d’entreprise, «ne pas vouloir mélanger les genres». Jusqu’à ne concéder qu’une sympathie de principe aux Verts dont, échaudé par les dissensions intestines qui ont plus d’une fois sabordé le mouvement, il doute de la capacité à surfer durablement sur la vague.
Pourtant, ça n’est pas faute d’avoir l’écologie chevillée au corps. D’une enfance bretonne marquée par «huit ou neuf années» en internat («la séparation n’est jamais un bon souvenir»), le lecteur de Jean Giono, Victor Hugo et Jack London retient, à rebours d’une société bardée d’écrans et péchant désormais par excès de zèle prophylactique, tout ce temps passé à grimper dans les arbres ou, avec ses deux frères, à capturer des vipères pour fabriquer du sérum antivenin.
Le bac en poche, celui qui épousera Gaëlle, avec laquelle il aura trois enfants, aujourd’hui âgés de 37, 35 et 18 ans, intègre comme il se doit le giron familial. Où, en 1991, il impulse la création de la Fondation Yves Rocher, «engagée pour la biodiversité» et reconnue d’utilité publique. «Favoriser toutes les initiatives possibles» pour, en tant qu’entreprise, permettre à dame nature de ne pas dépérir : telle est donc la vocation, au sein du groupe dirigé par son neveu, du «directeur du développement responsable et de l’environnement». Qui, à la croisée du conte et des comptes, signe ses messages «Jacques le planteur d’arbres» et, de fait, revendique à ce jour plus de 90 millions de spécimens disséminés aux quatre coins du monde.
Ceci expliquant cela, hors confinement qui l’a vu préférer la campagne bretonne à son adresse principale à Boulogne-Billancourt, en bordure de Paris, Jacques Rocher ne tient pas en place, un jour en Ethiopie, l’autre au Brésil, au Togo, en Russie ou au Liban. Au nom d’une croisade si probe qu’on n’a pas eu à cœur de le cuisiner sur son bilan carbone.
1957 Naissance à Rennes.
1991 Création de la Fondation Yves-Rocher.
2004 Festival photo La Gacilly.
2008 Elu maire.
Eté 2020 17e édition du fest