Jean Luc Moulène - "Les filles d'Amsterdam" au Palais de Tokyo
Le site de JeanLuc Moulène.
Outre la photographie du nu, « qui naît très probablement avec la photographie elle-même», comme le suppose Sylvie Aubenas, «il a existé très tôt, parallèlement, souterrainement, des images d’une pornographie sans ambages»: c’est à cette photographie illicite et lucrative, pionnière de l’industrie pornographique, que s’intéresse Jean-Luc Moulène. Celui-ci a notamment en tête les singuliers clichés de sexes féminins d’Auguste Belloc, vues stéréoscopiques les plus emblématiques du genre. Les pratiques inaugurales d’Alphonse Bertillon et d’Auguste Belloc, l’une quant à l’identité, l’autre quant à l’économie du sexe, marquent donc deux moments décisifs de l’histoire de la photographie mais aussi de la société. Ostensiblement, chez Bertillon comme chez Belloc, tête et sexe sont très volontairement disjoints, exilés l’un de l’autre. C’est fort de ce constat que Moulène produit Les Filles d’Amsterdam. L’artiste, partant de ces deux archétypes, veut expérimenter leur juxtaposition, de manière à réunir ce qui a été historiquement désolidarisé, à savoir tête et sexe. Avant la prise de vue, Moulène a montré aux prostituées des reproductions de Bertillon et de Belloc, leur expliquant sa volonté de rassembler nu pornographique et portrait en un seul corps. Ce qui déstabilise au premier coup d’œil réside en particulier dans la collision implicite des deux postulats photographiques, la façon dont ils cohabitent dans l’image en se disposant l’un sous l’autre, suivant un alignement vertical; passant à la fois par l’organe sexuel presque cliniquement exposé, et par le regard direct voire insistant de la prostituée, l’injonction se fait double. Tiraillé entre deux feux, appelé alternativement par le sexe ou la tête, le regard du spectateur devient schizophrénique. Le corps, par le caractère compact de sa posture, par cette façon de se plier et de s’écarter en même temps, se met à vibrer autour de ses deux points de focalisation, dessinant par sa silhouette aux genoux fléchis une forme quasi animale.
Source : Nathalie Delbard, Jean-Luc Moulène, Paris, éditions Petra, 2009, p. 53.